Singulière initiative que celle de Gilles Hanus : célébrer, aujourd’hui, le tact. Y a-t-il un motif, une position, un geste plus paradoxaux avec notre époque que ceux-là ?
On devrait répondre oui, mais on se raviserait. Bien sûr, le génie prétendrait à bousculer d’originalité le complexe attelage de chapitres dont Hanus a tissé son tact ; les foudroiements du génie, tant de fois désirés comme à René les orages, moins pour en atteindre les espaces d’une autre vie que pour faire rendre gorge à celle-là dont on subit l’outrance et la plèbe, pourraient nous paraître plus gênants, plus abrasifs pour la tourbe éditoriale, pour la masse grise des écrivains blancs, thuriféraires du culte dit secret (en vérité, follement bavard) du vide et de la nuit, pour les voix faussement douloureuses et exténuées de l’auteur comme du journaliste France Culture, pour la violence sourde et ressentimenteuse des libraires et des opérateurs de la culture, qu’ils soient de gauche, de droite, d’extrême-gauche ou d’extrême-droite, qui ne savent plus en somme que filer leur amour exclusif d’eux-mêmes à l’instar d’exactement chacun d’entre nous : Le génie vous brûlerait tout cela ?
Mais encore ? Qu’en adviendrait-il, sinon le soulagement que son absence pourrait susciter tout autant, puisque si la foudre ne brûle pas ce qui là fermente, la fermentation même y pourvoira ?
En fait, le génie, Hanus le montre, s’absente ; se rend étranger, se sait, se reconnaît, se proclame tel. Il est, par exemple, hors temps.
Son tact en main, Hanus s’essaye à un autre art ; un art funambulesque. Celui, ni d’habiter grassement le temps des foules et des conformismes, ni de s’en aller là-bas, là-bas, aux merveilleux nuages ; ni de parler la langue des systèmes ou des anti-systèmes (nous ne parlons pas politique, entendons-nous ; nous parlons de ce qui parle encore, malgré tout : Hegel, Spinoza, Nietzsche) ; ni d’habiter le social ni de l’habiter pas ; ni d’écouter transpirer la musique, sans pour autant n’exiger que silence. Celui d’habiter le Jetzzeit, c’est-à-dire ni l’instant d’éternité, ni la durée, mais une bande, un îlet, une parenthèse du temps ; d’abonder à la profondeur du plan dont parle le peintre Bonnefoi, pour n’être ni dans la trame, ni dans la chaîne, ni devant, ni derrière, mais exactement au point de passage ; de savoir, d’ailleurs, saisir dans le point de passage, comme celui d’une main tendue, là, dans un bus pour une charmante et pataude description sartrienne d’un miracle intersubjectif, là pour celle de Virgile à l’entrée de l’Enfer, sans laquelle même un génie comme Dante n’eût pas pénétré ; de saisir l’infime possibilité d’une parole juste quand toutes les infatuations, là du vulgaire, ici du philosophe – on ne parle même plus du poète, absentécomme on disait jadis suicidé – bruissent de leur discordance obscène et dénudée par l’usure des histoires ; bref, de n’appartenir pas au monde sans lui désappartenir. Je vais vous dire : cela est impossible. Cela n’existe pas. À un pareil moment où tous cèdent à la panique qui, d’une façon ou d’une autre, aboutit immanquablement à la vocifération de sa propre posture, une pareille ascèse, parfaitement médiane, parfaitement calme, qui se donne encore le luxe de se frayer une voie entre pareils massifs de périls, n’aurait presque aucun sens.
Sauf à l’écouter en son début en sa fin, ce livre ; et de partir de ces deux extrémités pour comprendre ce qu’Hanus cherche à faire vivre, ici, et qui, je le dis, n’a pour le moment aucun droit de cité.
Dirais-je, pour parler du début du livre, autobiographie intellectuelle ? Ce serait, singulièrement, manquer de tact. Non, plutôt, discrète présence d’un auteur à une scène dont il vient s’absenter, pour déployer une thématique qu’on aurait tort de juger curieuse, ou expansive. Nulle déclinaison du tact, mais mise à l’épreuve de la scène première, qui est seulement celle d’une présentation. Présentation d’une personne. Ni assomption, ni visitation, ni proclamation, ni triomphe. Présentation, dis-je.
Fin du livre : la voix de Dieu, au Sinaï, ou devant le prophète Elie. Voix de Dieu expérimentée du dehors du camp d’Israël – mais voix de Dieu en tant qu’elle est adressée, de façon proprement inassimilable, intransposable, au camp d’Israël.
Qu’est-ce qu’il vient faire, Gilles Hanus, dans cette galère ?
Il vient faire exister un homme. Un homme qui n’a pas encore droit de cité. Mais un homme qui, s’il n’avait pas un jour droit de cité, serait peut-être bien le dernier homme, plus sûrement, le premier, mais, parce que cet homme a du tact, un homme, seulement un homme. Et si fin, si plein de tact qu’il ne se réclame même pas de sa propre exception.
Sans doute faudrait-il que toutes les baudruches, si exigeantes, si exclusives, si narcissiques du présent se dégonflent pour qu’on remarque ce passage de l’homme du tact. Mais après tout, il n’y a qu’elles qui ne croient qu’à ce qu’elles remarquent. Quelques autres savent que ce qu’on ne remarque pas, un autre œil le voit. Un œil que rien, ni la solitude ni la foule, ni le bruit ni le silence, ni le fil ni la trame, ni le temps ni l’espace, n’effraient.