Parmi les philosophes, nulle gloire n’est orchestrée plus bruyamment que celle de Spinoza. Et parmi les noms de gloire de Spinoza, nul n’est plus retentissant que celui du persécuté, de la victime du herem, de l’excommunication prononcée contre lui par les rabbins d’Amsterdam. Égrené rituellement par les radios et les apôtres, ce morceau de texte, à la fois familier et exotique (avec sa teinte détaillée, si idiosyncrasique), semble conférer à celui qui le récite un brevet d’intelligence, car à son tour il prend part à la lutte éternelle de l’esprit éclairé contre les imbéciles, les dogmatiques et, pour les subsumer tous sous leur concept infamant, les religieux.

J’évoque ici, non l’importance de Spinoza dans l’histoire de la philosophie, non la place qu’il y occupe, entre Descartes et Hegel, c’est-à-dire sa part dans ce qui s’est élaboré comme une discipline, une langue particulière et une série d’évènements dans la pensée – ce que les vieux lions de retour appellent les procédures de vérité.

J’évoque sa figure, ou plutôt son mythe, dans les cercles plus relâchés de la culture. Là, une légende opère, au sens médiéval du terme, à savoir un récit édifiant qu’on est requis de faire, en général pour accompagner un repas. Que l’auteur de l’Ethique, appliqué à son édifice grandiose more geometrico, se soit interrompu dans sa rédaction pour régler son compte, dans le Traité  théologico-politique, à la prétention et à l’impudence des rabbins en général, et des deux Moïse en particulier (le biblique, et le second, Maïmonide), la légende n’a qu’une chose à en dire et en répéter : il n’est pas d’autre héroïsme que cette rébellion, il n’est d’autre tâche, avec toute révélation que de la contester, il n’est pas d’autre étude biblique que la critique biblique, il n’est pas d’autre intelligence que la sienne.

En général, l’exercice de Spinoza est reconnu comme celui d’une lucidité enfin à l’oeuvre, qui rompt avec les illusions consolantes, et fait pour la première fois le vrai état des lieux des capacités humaines ; qu’objectivement, il ait été plus aisé de s’en prendre aux docteurs juifs qu’à des théologiens chrétiens, que «l’esprit du Christ» ait été singulièrement épargné par l’insurrection irréligieuse du penseur sera diversement apprécié, mais ne contribuera nullement à salir la légende.

Or, les orchestrateurs et compositeurs de cette vaste symphonie spinoziste ont en commun une surdité tout aussi radicale à l’égard de l’étude juive. Je veux dire qu’ils tiennent pour évidente la supériorité de la pensée de Spinoza sur ce corpus, parce qu’elle procède d’un affranchissement à son égard. Or, tout affranchissement est un progrès. Donc Spinoza est supérieur à ce dont il s’est affranchi.

Le mérite remarquable du petit livre de Gilles Hanus, Sans images ni paroles, est son indifférence parfaite à la légende. Il s’agit de pratiquer, avec une honnêteté et une douceur très frappantes, un état des lieux ; pour ce faire, une seule question compte, par-delà les tics et mantras d’une «pensée de la lettre» : étant entendu que l’étude juive consiste à produire de l’intelligence à partir d’une parole déjà donnée, et y voit même la plus haute intelligence possible, où se tient exactement Spinoza vis-à-vis de cette postulation ?

Que fait-il de l’intelligence talmudique ? Que fait-il de la prophétie ? Que fait-il, autrement dit, d’une pensée qui affirme tout devoir à sa sortie de soi ?

La réponse est le livre de Gilles Hanus. Lisez-le – il ne m’appartient pas de le résumer.

Je peux seulement indiquer, parce qu’il faut s’y préparer, que la question de la relation de la pensée et de la parole, de même que celle du rapport d’une pensée à un texte, y sont centrales. Et qu’au détour de cette question, la postulation spinozienne d’une indépendance de la pensée à l’égard de la parole, ou de la vérité comme index sui, dont Hanus montre qu’il ne faut pas la traduire signe de soi, car précisément elle n’est pas signe, mais adhésion à elle-même, se trouve singulièrement décrochée de la modernité, quand on voudrait tant que rien qui est moderne ne lui soit étranger.

Comme on verra que, si rapide à décrocher le texte biblique de sa gangue glosatrice, Spinoza ne peut guère éviter, malgré qu’il en ait, de payer son tribut à Rachi, comme à l’idée de texte, comme à sept lois pour drainer l’humanité, écho si étrange aux noachiques qui apparaissent sous sa plume comme un étrange retour du refoulé. Mais toutes ces remarques sont mesquines, auprès de la seule qui compte, et que Gilles Hanus ne s’autorise jamais, parce que le tact et le respect guident sa lecture, mais qui hante ce petit texte comme un fantôme.

Cette vérité comme index sui, tellement plus intéressante que les considérations scolaires sur le monisme de Spinoza, qui hellénise en somme si platement son problème juif, c’est, par-delà la bêtise crasse (dans son livre sur Paul) des anathèmes de Badiou contre la lettre dont il ignore tout simplement le contenu (pour la bonne raison que toute la saine pensée des maîtres juifs, talmudistes et kabbalistes, est au plus loin de la lettre comme fétiche que seul ledit vieux lion peut envisager, et qu’elle n’ouvre sur rien d’autre, la lettre juive, qu’une vertigineuse combinatoire du renouvellement), c’est justement cette question-ci : est-ce que Spinoza s’est trouvé plus heureux à penser avec lui-même, au lieu de penser avec un verset, avec un énoncé talmudique dont, toujours, le défi qu’ils lancent à tous ceux qu’ils concernent est : devine ou tu n’es pas, ou tu te dévoreras. Oui, c’est un sphinx d’une autre envergure que celui d’Oedipe. Car il dit à l’être pensant, ou parlant, peu importe, ceci : il n’est jamais bon de rester avec soi-même. Il n’est d’intelligence que neuve, et que sortant d’elle-même. Qu’on songe au fameux conatus, à «persévérer dans son être» (qu’Hanus a la finesse de ne pas évoquer)… En philosophie, cela commence avec Spinoza et ça se termine avec Comte-Sponville ; en littérature, cela commence avec Flaubert et ça finit avec Houellebecq. Dans tous les cas, à s’être voulu premier et dernier à la fois, à s’être voulu «esprit du Christ», c’est-à-dire «Spiritu Christi, hoc est, Dei idea», «l’esprit du Christ, c’est-à-dire, l’idée adéquate de Dieu», à avoir voulu penser sans images ni paroles, on s’est retrouvé singulièrement à l’étroit, comme, il faut bien le dire, nous autres contemporains, tous plus ou moins caressés par des Vulgates spinoziennes, nous nous trouvons singulièrement à l’étroit avec nous-mêmes.

La grâce de ce petit livre, c’est que Spinoza y est montré sans image pieuse ni caricature, exactement où il est devant ce qu’on appelle «la révélation» ; et c’est à nous, ses libres lecteurs, qu’il laisse d’être des éléphants dans un magasin de porcelaine.

Quelle joie, je dois dire, que de remuer les présentoirs, où le moi sous toutes ses formes achève de s’empoussiérer !

Car même le sage, le philosophe, lui plus que tout autre, qu’il ait entendu ou non l’autre sphinx le mettre au défi, aura subi les passages inlassables d’un mauvais génie non moins rusé et trompeur que puissant, d’autant plus puissant qu’il n’aura pour ancre ultime que lui-même, index sui : lui-même, justement.

Si bien que dans tout sage, trompeur ou non, il y a un sage trompé.


Gilles Hanus, Sans images ni paroles, Spinoza face à la révélation, 128 p., 14 €, octobre 2018, éditions Verdier.