Ayant commencé, avec Patrick Mimouni, à publier une lettre plutôt que l’exercice d’un article, j’embraye mon propre pas, sans prétendre à une démarche, concernant le livre de Gilles Hanus qui paraît chez Liber.

Mon cher Gilles, 

J’ai lu ton livre sur la mémoire ; je l’ai lu d’une traite, puis je l’ai relu plus analytiquement, en cherchant à situer la progression, l’ambition, la construction du livre – et bizarrement, je suis arrivé deux fois au même sentiment, quoique ce soit par des chimies toutes différentes qu’il se fût concrété. 

Tant de livres portent la marque de leur auteur pour le rôle qui est le sien sur la scène intellectuelle, si bien qu’ils le rejouent comme son habitude, comme un pianiste joue son répertoire, ou comme une partition joue ses pianistes. De sorte que le livre ne signale rien d’autre, en somme, que la présence d’un auteur, accompagné ou non de sa capeline, de son bredouillement ou de son excitation, voire, quand l’auteur est très grand ou très inquiétant (promeneur de l’enfer, berger de l’être) de son mystère ; si bien que les livres consistent à actionner les éléments du décor, sur la scène, auquel cas le livre déclenche des polémiques intellectuelles, ou bien hors d’elle, auquel cas le livre joue le rôle d’un truchement entre l’auteur et sa dernière parution, offrant de son propre sentiment de vivre à ceux qui n’en ont pas, pour reprendre les derniers mots de Stromae. 

Faut-il encore, pour que cette mécanique des fluides opère et se distribue, qu’avant même l’irrigation d’aval où les plants humains sont rangés en gentilles et sages lignes comme dans des rizières, l’eau parte de la première bouche, d’où toute la concaténation s’apprêtait ; or, chose mystérieuse, sur la scène intellectuelle, la première bouche n’est pas celle de l’auteur, la première voix, celle du livre, le premier événement, celui de son écriture. Au contraire, le livre y vient toujours à contretemps ; on y parlera de ce qu’il ne dit pas, on y décèlera ce qu’il taisait pour mieux le dire et le crier, on  y rira de ses moues et non de ses traits, de ses à-côtés et non de ses centres. Tout cela, un auteur au moins, sinon y complaire, doit le tolérer. La plupart du temps, c’est avec soulagement qu’ils acceptent – désormais, parlons des auteurs car ils sont en nombre, même lorsqu’ils sont des princes et des rois – ; ils laissent rouler le livre au-devant d’eux comme une écharpe dont on se pare, et guettent les nourritures votives au creux des yeux, plissés par l’admiration, l’envie ou la haine de leurs semblables, lesquels, de leur entre-dévoration, animent les étages de la scène intellectuelle, en haut les romanciers symptomatiques ou névralgiques, tout en bas les philosophes, et sur la bouche d’égout d’anciennes traces et crasses qui suggèrent aux archéologues l’antique passage des poètes. 

Tel est, cher Gilles, le monde des livres, si bien représenté par son homonyme qui le découpe en petits crachotis synthétiques. 

Précisément, mon sentiment en deux temps et une formule s’exprime ainsi : ton livre n’appartient pas à la scène intellectuelle. Parce que ce qu’il vise n’appartient pas à ses objets usuels ou même rares, parce que son enjeu lui est inconnu, et parce que sa façon de parler à un lecteur fait oblation de toute figure d’auteur, afin que deux seuls personnages, la mémoire et la terre, accomplissent ensemble une œuvre qui te surprit, un geste qui t’étonna au point de te ravir à la logique de tes titres, et de te présenter à la fin de ce travail au plus grand étranger possible à la scène intellectuelle. 

La mémoire et la terre, d’abord. Tu opères, ici, par passages successifs, d’oubli et de mémoire, d’anamnèse et d’amnésie, de remémoration et de dispersion, de trouage et de filage et de trouage encore ; et de ces alternances qu’une répétition change à chaque fois, tu fais un voyage, une promenade géologique dans une première, unique et fondatrice métaphore, celle du sol des pensées. Géographie mentale, donc, où tu reprends calmement la leçon de tes maîtres, Sartre, Platon, Lévinas, Husserl ou Benjamin, pour les exposer d’abord à une seule énigme initiale, que tu ne prononces pas violemment, avec cette véhémence qu’on voit aux ambitieux de la scène intellectuelle, mais qui hante décidément chaque ligne, et donc chaque interrogation dont tu les traverses : « Pourquoi sais-je, presque de toute éternité, que de mémoire, il y a plus dans un trou de mémoire que dans toute commémoration, tout devoir de mémoire, toute récitation vertigineuse, tout motus cogitationis, tout vers doré gravé dans le Trocadéro ou même sur la tombe où et ego in Arcadia – et in Arcadia ego ne rappellent, jusque dans leurs permutations, qu’un mystérieux oubli – et non la merveille d’un trou ? »

Deux seuls modes, dans ton livre, pour ton seul objet, la mémoire : mode d’oubli, mode de réminiscence. Mais à ces deux modes, le concours de la promenade, qui vite devient l’essentiel. Je dirais presque, te rendant ici à l’art du haïku, que l’essentiel, du moins les premiers, réside dans tes titres : plaine circulaire, adret et ubac, feuilletage et foliation, rifts et fractures, quelques sommets, ergs et trapps, fleuves, archipels et hauts plateaux

Non que ces titres disent, à chaque fois, exactement le concept que tu produis de tel geste de mémoire, de tel abandon dans l’oubli. Pas même son décor ; plutôt, ton cheminement avec ton travail, ton cheminement avec ton livre. C’est, en fait, ton livre qui se promène sur la géologie terrestre, dont il partage la nature matérielle, l’apparence d’inertie et la promesse d’une vie mystérieuse, comme celle qu’on devine aux pages qu’on tourne ou aux couches que la terre remue. Ton livre erre sur la terre, à la recherche de la mémoire, et toi, tu lui auras en somme indiqué des lieux. Dans le fond, ici tu es le berger d’un seul livre, le tien, auquel tu accordes un destin plus intime encore, plus discret encore, plus intérieur encore que le tien. 

Car à ton livre, tu révèles tes secrets, afin qu’il en soit nourri. 

Secrets trouvés hors du sentier battu de ta question mémorielle, juste au-dessus d’elle. Ta question ne pouvait pas le savoir ou le présupposer, pas plus que ton livre, le pauvre chou, ne pouvait le deviner, lui qui commençait comme une livre de philosophie !

C’est ici que j’en viens au deuxième essentiel, celui de la présentation, comme dans le tableau « Bonjour, Monsieur Courbet ».

Sans l’avoir cherché, je te préviens, mon cher Gilles : ton livre est d’une épouvantable insolence, à l’égard de la scène intellectuelle ; d’abord parce qu’il s’en contrefiche, mais ensuite parce qu’il se déplace sur un territoire qui pourrait difficilement inspirer plus de terreur, plus d’horreur, à ceux de la scène intellectuelle – ceux qui ne te connaissent pas, car ceux qui te connaissent ne se laisseront jamais aller à s’horrifier de toi. 

Le territoire d’une solitude infinie.

Chose parfaitement interdite dans la société illimitée que nous habitons. L’ennemi juré.

La solitude d’un homme seul ; mais pas n’importe lequel ; pas un homme seul apprivoisé ; ce qu’on supporte lorsqu’il s’appelle Charlot et que c’est pour de faux, ou qu’il s’appelle Artaud et qu’on l’a déjà publié chez Gallimard, que sais-je, et muséolâtré à Beaubourg (pardon à l’ami C. qui, lui, fait de grandes choses avec Artaud ; mais c’est ainsi : il n’y a de sens à fréquenter les œuvres et les pensées qu’à faire de grandes choses avec elles). 

Un homme tellement seul qu’il fait l’homme seul (non contrefait, mais réalise, opère)qu’il fait les questions seules, solitaires comme lui, et qu’il ne trouvera jamais dans la scène intellectuelle, ni quelque scène humaine que ce soit, y compris celle du génie méconnu, de quoi alimenter le premier besoin de la pensée, la première nécessité de la vie, en sécession absolue à l’égard de toute continuité culturelle. 

Noé. 

Qu’est-ce qu’il vient faire, dans un livre sur la mémoire, Noé ? Que viennent faire les passages du Talmud qui sont consacrées à ces lois qu’on semble dériver de lui, ou d’Adam, on ne sait plus, pour les reporter sur ses enfants, mais alors, suspendus asymptotiquement à sa marginalité à la fois infinie et inexpiable…

Il vient se situer exactement à l’endroit où commença ta question : dans le trou. Noé, dans le trou de mémoire, rend la mémoire à mon ami Gilles. Ton livre, un peu comme chez Hegel mais beaucoup plus discrètement, s’est fait berger de son berger. L’étude juive, où vient discrètement un non-juif parce qu’il y trouvait, parce qu’il trouvera, parce que c’était elle, parce que c’était lui, la réponse à toutes ses questions, le trou de toutes ses certitudes, et la mémoire de tous ses trous. 

Mon cher Gilles, ce geste, en fait, d’inappétence pour la scène intellectuelle, ce geste qu’on aurait envie d’appeler inactuel pour un clin d’œil au grand Moustachu, mais qui diffère tant de ce qu’il y mettait, est en fait aussi gênant, pour notre temps – et pour peu qu’on le regarde pour ce qu’il est – que les horreurs du pauvre Frédéric avant ses nuits définitives. Car c’est avec une désarmante modestie que tu viens ici gêner, et accomplir un vrai geste essentiel : celui de déplacer ta pensée hors de la scène intellectuelle. Tu attestes qu’en effet, le dernier mot ne revient pas à la scène intellectuelle, mais à la scène de l’étude juive, et que Noé est, pour toi, le meilleur ami de la pensée. Car à cette façon de faire et de regarder les livres, tu t’invites comme un ami qu’on libère de lui-même, c’est-à-dire des autres. Ce n’est pas un hasard si c’est Noé qui t’a offert cela. 

Dans le fond, on pourrait dire que ton livre appartient à la fameuse fonction qu’on ne peut traduire autrement en langue française, de peur de la faire exploser – car il suffit d’entendre là, seulement, une merveilleuse libération, toujours disponible, à l’égard du tintamarre qui prévalait, prévaut et prévaudra parmi ces porteurs de livres qui n’en sont pas, sous les cloches, tocsins et glas de l’église républicaine, réactionnaire, progressiste – française, pour tout dire. Dire qu’il faut être un bon français comme moi pour comprendre tout cela : c’est dire qu’il reste d’espoir !