Voudriez-vous être Dante ? Juste un moment, sans recevoir sur vous le joug de milliers d’hendécasyllabes à écrire ? Voudriez-vous, en revanche, vous voir escorté d’un Virgile, afin de traverser l’Enfer ? Rappelez-vous comme Balzac, qui lui aussi avait prétendu fourrer sa grosse tête dans la bouche d’ombre, celle de l’Enfer moderne, dans le pandémonium de l’argent et de la politique, de la bourgeoisie de province et de la bourgeoisie parisienne, des courtisanes et des ingénues, des ambitieux et des fracassés, s’était épuisé à la tâche, comme il avait sué sang et eau, pour finir criblé de dettes, méprisé par Flaubert pour n’avoir pas su écrire, quoique l’acclamât Hugo qui continuait son œuvre en invoquant les esprits. Lui n’avait pas eu de Virgile, et il y avait prématurément laissé la vie d’avoir trop mangé et trop bu, sans doute, trop écrit, bien sûr, mais trop marché surtout, passé la « ténébreuse rive du Styx non passable au retour ».
Si vous ne voulez pas, si vous préférez que vous bercent les chatoyantes mobilités de votre smartphone, à voir défiler vos indignations et vos espoirs au rythme de son scrolling autonome désormais, ne lisez pas ce livre. Peut-être l’enfer vous fait-il peur, surtout si vous y êtes sans le savoir. Si les lieux communs qui vous gouvernent et vous arrachent parfois des cris vous paraissent préférables à la peine de regarder. Mais si vous voulez regarder, si vous voulez comprendre comment, deux-cents ans après les débuts de Balzac, l’Enfer a muté, alors venez aux reliefs d’un banquet, de Jean-Claude Milner.
Un banquet, voilà qui nous évoque les temps antiques que nous rêvons insouciants, nous qui les comparons à nos boulets. Mais non, je vous l’ai dit : Milner ne retourne pas chez Agathon pour y parler d’Eros ; il se rend à Lagrasse, dans les chaleurs estivales d’un village des Corbières, pour nous y parler des Limbes gelés où nous grelottons. Le banquet l’était du livre, inventé au tournant du 20e siècle par les éditions Verdier et son directeur, Gérard Bobillier. A Paris, celui-ci, pour la littérature de sa fin de siècle, joua le rôle qu’avait joué après la guerre un Jérôme Lindon. Dans son introduction, Milner montre qu’il le tenait pour le seul éditeur qu’il eût connu. Une autre figure majeure animait ce banquet dans ses débuts, celle de Benny Lévy. Et une question, ou plutôt la synthèse que propose l’auteur d’un faisceau de questions qui les animait tous, au cours de ce banquet : « Comment sortir des années 70 ? » Je laisse le lecteur s’appesantir sur cette question qui le mérite, parce qu’elle revient à demander comment la dernière séquence en date de la « pensée » ou de la « vie intellectuelle » française devait être désormais tournée, puisque tout ce qui s’est pensé, par nature, s’est ensuite défait. Car il en va ainsi dans la pensée, qui toujours meurt de s’être dite, puis redite. Alors il faut sortir. Le désir de Milner, pour ces journées d’absence à la scène parisienne, dans les beautés d’un village, d’un cloître et d’une rivière : entendre des choses qui n’avaient jamais été dites, et, pour sa part : « s’en tenir au savoir et en obtenir du nouveau » ; telles avaient été, à rebours de la routine professorale, fût-elle celle d’un académicien festonné de palmes, les exigences de Milner à son propre endroit.
Alors pourquoi parler d’Enfer au paradis ? Sans doute parce que ce banquet n’était pas un paradis, du moins pas pour tout le monde et pas tout le temps, comme Milner le signale, touchant la place centrale de Benny Lévy, inscrivant résolument le juif de l’étude, soit le juif réel (ou en tous cas le réel du juif) en union fraternelle avec Bobillier, au cœur de ces célébrations du livre – et de la pensée (l’un va souvent sans l’autre). Ce n’était pas rien, tout de même, que ce détail ; c’était un détail puissant. Voilà qui reflua, qu’on s’acharna, pour certains, à oublier ou, pour les nouveaux venus, à n’avoir même pas su ; et d’autres choses, aussi, refluèrent, perdant la force vivace qui émane des hommes, et que pétrifient les institutions et les routines. Mais cela n’est qu’anecdote : n’importe que durent les beaux moments ; il suffit qu’ils aient vraiment été beaux.
A lire les sept banquets de Milner, j’ai pour ma part aperçu, demandant un Virgile, de scintillations sitôt le septuor.
Car oui, sous ces soleils méridionaux, Milner évoquait de sombres régions, non moins noires que le « salon vide » du sonnet en X de Mallarmé. Toutes touchaient à la France, ou à son nouveau cocon, l’Europe. Toutes touchaient aux techniques, anciennes et nouvelles, de persécution des corps et des intelligences. Toutes touchaient, dans le fond, à ce scrolling autonome que j’ai dit, c’est-à-dire à l’acceptation pas même béate, impuissante, des fatalités qui nous gouvernent, que nous ne supportons qu’à ne les regarder pas. Normalien, savant, linguiste, hypermnésique, Milner l’est non pour marquer son territoire académique, mais pour dénouer des fils anciens, enchevêtrés, dans les doctrines et les pensées. Il sait pour s’affranchir – lui-même, d’abord, d’autres (sûrement pas « les autres ») ensuite.
Je ne vais pas, dans ce bref article, vous dérouler le septuor. Il vaut mieux qu’il brille dans ma suggestion, plutôt que je ne l’éteigne de mes gros sabots. Sachez seulement qu’à chaque fois, Milner nous donne de quoi être un peu plus libre, un peu moins banal.
Mais pour ne pas vous obliger à me croire sur parole, j’évoquerai, pour finir, aussi brièvement que possible, comment l’un des banquets (tous, en fait, à leur manière) a joué pour moi le rôle de Virgile, quand j’avais répondu « oui » à la première question de cet articulet.
C’est le premier, sur la Langue et le Léviathan. Milner montre là comment le mythe hobbesien, celui que chacun sait, celui de la construction d’un animal artificiel qu’on nomme l’homme social (soit : vous), requiert une imitation parfaite de la nature, soit un art, art suprême, art politique ; et comment cet art s’est exercé singulièrement, essentiellement, sur la langue. Cela, nous dit Milner, plus en France que partout ailleurs. Cela, parce que la France a été, (est, sera ? Sera-t-elle seulement ?) le pays le plus léviathanesque du monde. Deux séquences, deux Léviathans français, sont dépeints par Milner : le Léviathan de la monarchie absolue (« Léviathan de l’autorité ») générant à son service la belle langue, administrant et enacadémisant (comme on dit embastiller) les écrivains, pour les chefs-d’œuvre de beauté, imitée de la nature bien entendu, qu’avait réclamés, la chose n’est pas neutre, ledit Léviathan ; puis le Léviathan des libertés, soit celui que façonna la troisième République, oubliée de tous mais non de notre auteur, troisième République qui compensa son idéologie minoritaire et donc fondamentalement autoritaire par le chef-d’œuvre politique qu’elle prétendait être (jusqu’à la débâcle de 1940), et où, à nouveau, les écrivains avaient joué un grand rôle. Non plus le même : non plus la belle langue, mais le « style » (après Flaubert, tout le monde, du moins pendant un certain temps) ; non plus les belles-lettres, mais la Littérature majuscule, sitôt qu’avait été fondée la maison Gallimard, gardienne et temple ensemble de la nouvelle idole. Celle de la Littérature qui dura ce qu’on sait ; celle de la langue française puissamment enserrée par son Léviathan. Car on sait comment cela finit : un wagon à Rethondes, un pas de deux de Führer ; puis une fausse victoire, un génie politique, sinon qu’il a beau être un génie et un grand être parlant, il n’empêche pas que triomphe le troisième Léviathan, le Léviathan des libertés-égalités, le Léviathan de la 4e-5e république (rien de changé sur ce plan de l’une à l’autre, sinon une accentuation dans la suivante) où l’exception, démontrée par l’extrême prestige du grand auteur conservé dans un caisson hyperbare pour célébrer sa grandeur, bref, où l’élitisme au sens originel a cédé la place au règne du tous, partant, à l’affaissement de l’exigence touchant à la langue, au savoir, remplacés par le pédagogisme. La reconstitution historique qu’opère Milner, que fait-elle, que veut-elle ? Pointer, dans les lieux communs de la grande langue comme de la langue bafouée, universellement pleurée aujourd’hui (sinon sur quelques canaux FM frappés d’autosuggestion ou de nécromancie), une ruse politique dont avait cristallisé la « langue la plus raide du monde », pour parler comme Beckett.
De cet état de la langue, on peut être affecté. De ce qu’il lui reste à vivre, quand on voudrait continuer, aussi peu qu’on le peut, à en user pour traverser l’enfer, on peut être inquiet.
Mais à recevoir le cadeau de la pâle étoile de Milner, calme et discrète, on a un peu plus de forces, et les sourires heureux dont on ponctue les gestes clairs, calmes, de la distinction milnérienne, ne sont pas les signes de la niaiserie, ainsi qu’il advient toujours lorsque la culture nous commande une célébration, mais des signaux d’une consolation possible. Voilà pourquoi il faut un Virgile pour traverser l’enfer : il faut s’appuyer sur le bras de celui qui en sait un peu plus, et qui accepte d’offrir son savoir, si bien qu’il le sacrifie ; et ensuite, après l’avoir remercié, faire ce qu’on a à faire.
Dans ce premier banquet, j’ai éprouvé ma chance. Si bien que Claudel avait bien dit, une fois de plus, ce qu’il ne comprenait pas : même en enfer, « le pire n’est pas toujours sûr ».