On aime, désormais, à moquer ceux qui pensent et disent bien. Le complexe d’Astérix, des irréductibles du village mondial, héritage d’une ancienne gouaille qui n’a plus nourri, dans notre langue, qu’une grise parlance, fleuron d’une grise démocratie dont les rues identiques déroulent les immuables comptoirs où les mêmes cotonniers n’accostent même plus leurs clients, mous et faciles bobos tricotés d’un tissu lâche et mou – pour un temps encore – les modes passent… – ne génère d’autre spécialité, chez ceux qui se piquent de culture, qu’une raillerie aussi cheap, n’en déplaise à Cho Chang, que les textiles, même chers, des fournisseurs chinois.
On se moquera donc de JC Milner ; je devine, sans m’en admirer un seul instant, que les brillants sujets qui, eux, se piquent de tâches aussi décisives que le commentaire de Philip Roth, de Milan Kundera ou, surtout, d’eux-mêmes, feront la moue devant cette lecture d’un produit commercial de l’invasion anglo-saxonne.
Village gaulois, disais-je. Notre village se soutient exclusivement de ce qu’il est là, et de ce qu’il le dit, point. Sans rien y dire, ni même en dire. Un usager des lettres françaises, aujourd’hui, est seulement, sous peine de bannissement, un énonciateur de sa propre présence, muette et arbitraire comme la chair. Quant à tout le reste, il n’est même plus que littérature ; il est Amérique, et l’Amérique, c’est le mal, car c’est la religion.
Mais justement, JC Milner insiste sur le caractère britannique, et, pourrait-on dire, anti-américain d’Harry Potter ? Dont aucun acteur de l’adaptation filmique (réquisit de Mme Rowling) n’est américain, ni, surtout, dans sa langue, d’accent ni de parler, globish ? Sur le décor, sur les problématiques parfaitement britanniques du livre ? Cela ne suffira pas. N’oublions pas que nous sommes tous préférence française.
A rebours de ces postures qui ne déploient donc, en somme, qu’un reste de prétention, tout en préparant autre chose qui arrive (j’y arrive), Milner trace, dans la jungle du monde pottérien qui a, en effet, agité tout l’abdomen du gros animal mondial, une ligne claire. Il ne juge pas de la qualité littéraire du livre ; ni de la qualité cinématographique du film ; il ne dit rien de la langue ; il cherche, en descentes successives dans la mine fragile d’une histoire, une arkenstone (si je réfère ici à Tolkien, c’est à titre personnel ; Milner n’opère pas le lien dans son livre) – un coeur vivant de pensée. Tout de même, on ne niera pas, même en France, que c’est bien une histoire. Oui, certes, un produit du caractère habile du storytelling anglo-saxon ; mais une histoire, tout de même. Or, pourquoi raconte-t-on une histoire ?
Ou bien pour passer le temps, ou bien parce qu’elle le mérite.
Pourquoi le mérite-t-elle ?
Je dirais, dans mes mots (Milner en aura sans doute d’autres pour commenter son geste) parce qu’elle touche à l’épique. Qu’est-ce que l’épique ?
C’est un regard, volé, sans nul doute,  et rapide et fuyant,  et surtout primitif, sur cette grosse bête déterminée mais imprévisible, dragon ou Léviathan, qu’on appelle l’Histoire, si l’on aime le temps, ou le Monde, si l’on aime l’espace.
Or, conclut JC Milner, Harry Potter touche à l’épique. Se mettant à l’école, dans plusieurs leçons successives, du livre (la leçon de tante Marge, la leçon des moldus, la leçon de Voldemort), Milner fait ou, plutôt, vit ce que nous rêvons tous de vivre, et que, parfois, à l’occasion d’un peu d’esprit, nous vivons : un moment d’élucidation. Non pas tant de l’histoire Potter, car le fil qu’il saisit nous mène hors d’elle ; mais du dragon, justement, de cette grosse masse humaine qu’il relève, d’un geste de sa pointe, seulement d’être à peine plus fine, mais aussi plus métallique et plus brillante, dans le sillage plus organique de la plume de Rowling.
Bel effet de ce geste : nous le suivons comme nous suivions le livre, ou bien le film ; intrigués, impatients d’entendre la solution, c’est-à-dire le moment où, le récit cessant, la parole cédant au silence, le récit aura touché quelque chose du monde, qui lui aussi est un récit – le grand récit.
Eh bien je rassure mon lecteur comme Milner rassure le sien sur Potter : celui qui se sera arrêté là, n’en déplaise au Kunderien de service, n’aura pas consacré du temps à des bêtises. Et j’ose varier ici d’un mien souci : si on lit, ou si on écrit (ici, peu importe) pour autre chose que pour de l’épique – se retrouver au monde – et que pour du lyrique – se retrouver aux mots – alors il est parfaitement vain d’écrire et de lire. Vain, par exemple, de s’écrire ou de se dire (tout le monde reconnaîtra l’écrivain et l’acteur français). Alors la littérature, et la culture, c’est des bêtises.
Pour ne pas donc vous priver, ici, de la magie de la démonstration, un seul morceau, donc, qui, prélevé, ne vous donnera qu’un des goût du sens complexe qui se propose ici : Milner voit, dans la leçon de Voldemort, non s’allégoriser, mais s’annoncer, car elle n’est pas advenue, une nouvelle séquence. C’est un nouvel ébrouement du Smaug que nous formons ensemble : après l’humiliation de la science et de la parole, après la raillerie universelle, généralisée, orchestrée par le Journal et le Sociologue, à l’égard de la parole éminente, du talent de penser et de l’inspiration intellectuelle, de la création d’art ou d’idées – ces magies – le moment reviendra, assez vite, du moins en certains lieux, de pensées, de paroles, de puissances d’intellect redoutables. Eh bien redoutables elles seront, car la tentation sera grande, cette fois, d’une compromission décisive avec ceux qui, plus loin de l’abdomen (ou bien dans son coeur le plus intime) le gouvernent. Voilà ce que dit, vers la fin, un morceau de la parole de Milner, si précise, si fine et, notons-le, si honnête et bienveillante. Ce petit bout est abstrait et mystérieux – eh bien regardez, allez-y, écoutez le récit ; et vous y découvrirez, au détour d’un jeu que vous aurez accepté de jouer et qui s’appelle raconter, quelque chose de la force qui tire ces fictions que l’on nomme les sujets, et qui ne se découvrent dans leur vrai tissu intime que lorsqu’une parole les enveloppe.
Mais pour cela, il faut acquérir un usage de la parole. Loin des railleurs, il faut remercier JC Milner de jouer encore ces jeux, car beaucoup ont déjà renoncé, trop heureux de citer un poète, et de se croire
(…) ce martyre qui vient partager la litière
Où le bétail heureux des hommes est couché.
Prenons garde, néanmoins, au Gaulois comme au bétail. Il se réveillera en nous aussi vivement qu’un feu de paille ou qu’une résurrection de Voldemort ; et ce jour-là, on regrettera de n’être pas un magicien.