À écouter quelques critiques, « Anéantir », le dernier livre de Michel Houellebecq serait un bréviaire de valeurs inactuelles, un opus misogyne, raciste, une illustration oblique et complaisante du grand-remplacement ou même un panégyrique béat de notre ministre de l’Économie et des finances.
D’autres, pas mieux clairvoyants, y voient un roman hésitant, tergiversant entre l’intrigue politique, le thriller d’anticipation, le livre sur la fin de vie, un feuilleton grossi à dessein, perdu dans une forme émolliente et diluée, où l’auteur digresserait sur notre époque.
Naturellement, Anéantir, qui est sans doute le roman le plus bouleversant de l’auteur, et, peut-être, son chef d’œuvre jusqu’à présent, n’est ni l’un ni l’autre. Ou plutôt, et c’est la machiavélique habileté de Houellebecq, il feint de prendre les atours de l’un puis de l’autre, avant de se cristalliser dans une élégie inoubliable, tremblante, ravageuse de son héros, un tombeau presque aussitôt effacé, qu’on ne termine, anéanti en effet, qu’en pleurant.
Pour résoudre le malentendu, il faut revenir à ce qui fait la singularité de Michel Houellebecq dans le paysage littéraire français. Notre écrivain national ne s’est pas contenté de publier des romans prophétiques ou divertissants. Simultanément à l’écriture propre de ses ouvrages, il a procédé à une analyse, presque sociologique, de la position de l’auteur contemporain, et, chose encore plus rare, il en a déduit un dispositif romanesque, et les deux se sont de plus en plus intriqués l’un à l’autre. Qu’une figure des lettres propose un art poétique n’est pas neuf ; les écrivains français se targuent quelquefois d’une idée de la littérature, de son état, de ses pouvoirs, de ses missions. Cependant le problème de la réception de leurs livres par le public a longtemps été l’angle mort de leurs cosmogonies, soit que la question ne se posât pas encore – pourquoi Baudelaire ou Proust se seraient-ils inquiétés de l’inattention du public pour la littérature à une époque d’une révérence si manifeste envers les œuvres de l’esprit ? – soit qu’ils ne l’envisageaient que comme une donnée, problématique, mais locale, de leur métier d’écrire. Le temps du soupçon, avait-on deviné dans les années 1950, faisant basculer la littérature dans une ère de modernité, c’est-à-dire, fondée sur un nouveau contrat de lecture, permettant de perpétuer la relation entre un lecteur et un roman, à peine recombinée, à peine rénovée par ce petit effort de lucidité malicieuse du Nouveau Roman.
Mais que faire face à la profonde indifférence du public et de l’époque pour la littérature ? Philip Roth (avec peut-être une mélancolie légèrement surjouée, et probablement inévitable à chaque génération au soir de sa vie) disait que le nombre de ce qui s’appelait, dans son adolescence, des lecteurs de romans pouvait désormais se compter à quelques centaines aux États-Unis. Partant, il en tirait la conclusion logique et tragique : il s’arrêtait d’écrire. Roth appartenait encore à la cohorte des écrivains de la modernité, qui avaient tenté de déjouer l’âge du soupçon par un génial retournement de la méfiance, pervertissant les rôles mêmes de l’auteur et du personnage ; il n’appréhendait qu’avec un persistant sentiment d’incompréhension l’ère post-moderne du tournant du siècle. Car à l’époque post-moderne, ce n’est pas tellement que la littérature suscite de l’incuriosité. En effet, jusqu’à preuve du contraire, les écrivains continuent de vendre des livres, et, dans une certaine mesure, on leur réserve des égards cérémonieux. Le drame vient de ce que la littérature n’est plus qu’un discours parmi d’autres ; parmi celui des médias, du grand bavardage contemporain et matérialisé par les réseaux sociaux, parmi n’importe quelle autre forme de pop culture, en miroir d’une perte généralisée de valeurs, dans un glissement effréné vers un relativisme ou un nihilisme qui advient au crépuscule des idoles.
Dès lors, quelques romanciers qui en ont eu le pressentiment ont tenté de subvertir ce discours ambiant et omnivore ; ils ont composé des œuvres où la télévision, le néant des magasines et la vacuité de la parole étaient combattus pied à pied, accueillis dans le dispositif romanesque pour être désamorcés ; ils sont eux-mêmes devenus des figures de la pop-culture, négociant une transaction léonine avec les forces de l’époque ; quelques fois, ils se prenaient eux-mêmes, dans une vertigineuse mise en abîme, comme sujets risibles de leur ingestion par le dispositif médiatique, ainsi de Bret Easton Ellis, pour ne citer que lui ; mais ce duel homérique étant fatalement vain, ils se sont soit recroquevillés, soit tus, soit sont revenus, avec une candeur retournée, à des formes plus classiques, acceptant leur défaite épuisée.
Il en est un, seulement, qui ne s’est pas résolu. Michel Houellebecq, dans son précédent chef d’œuvre, qui lui valut le Prix Goncourt, « La Carte et le Territoire », poussait jusqu’à l’absurde cette entreprise délibérée de subversion du discours médiatique, se mettant en scène, lui-même Michel Houellebecq auteur, aux côtés des figures des médias et de l’art contemporain, avec une autodérision insensée et littéralement suicidaire ; ce renversement des rapports de pouvoir, cet acquiescement feint à la domestication par les forces médiatiques provoquait un court-circuit tellurique dans le roman et de là, dans le champ de la littérature, pour parler comme un sociologue. Car contrairement à d’autres qui n’avaient eu le courage d’aller au bout de cet asservissement, Houellebecq, dans les yeux du public, devenait lui-même un personnage, un personnage faussement éteint, précaire, déchu ; il endossait de lui-même, avec un certain cran physique, la déchéance de la littérature, avec une rouerie dissimulée, mais surtout une absence d’effroi admirable. Il avait accepté, pour être lu, d’être le personnage de l’écrivain tel que l’époque pouvait le tolérer : prophétique mais timide, génial mais ironique, célèbre mais peu enviable, ne se prenant pas pour un héros mais pour un martyr.
C’est ce qui fomente le quiproquo entre des critiques qui prennent au premier degré ce que Houellebecq raconte dans « Anéantir » et l’ouvrage lui-même.
Certes Houellebecq fait mine de prendre à son compte tel ou tel élément de langage de l’universelle conversation ; l’époque étant à droite, il batifole parfois sur des lisières redoutables et risquées, ainsi dans son portrait du sympathique beau-frère FN du héros ou dans telle notation sur la composition sociale des villages du Beaujolais ; mais enfin, c’est aussi absurde de reprocher à Houellebecq de faire siens ses propos que d’accuser Flaubert de complaisance envers le lyrisme romantique. Houellebecq utilise les mêmes procédés que Flaubert, son aîné en ironie, et dans « Anéantir » c’est un jeu virtuose où les guillemets, les adverbes (au premier chef les si houellebecquien « quand même ») ou l’italique torturent notre langage. Il met en scène le discours commun, pour le regarder s’autodétruire ; comme tous les écrivains de 2022, prisonnier d’une langue devenue molle, envahissante, privée de substance, comme l’auteur de « Bouvard et Pécuchet » après Lamartine ou Victor Hugo, il doit bien se désincarcérer de cette gangue pour faire advenir sa parole propre. Quatre-vingts pour cent d’« Anéantir » n’est qu’une vaste et hilarante démolition de notre langue post-moderne où rien ne signifie rien, un ball-trap à livre ouvert de nos tics, de nos euphémismes, de nos circonlocutions. C’est parce que nous vivons une époque de dérision généralisée, y compris à l’égard de la littérature, que l’auteur d’« Anéantir » doit en passer par cette libération-là. Qu’il partage ou pas ces mots qu’il regarde se défaire en entomologiste n’a aucune importance. Lire Houellebecq non ironiquement est donc absurde ; mais c’est presque une manière d’hommage, tant son dispositif romanesque propose, à plat et fomenté du revers de la main, la collection complète de nos truismes ; encore une fois, on confond l’œuvre et son sujet, démêler l’un de l’autre n’a ni intérêt ni sens pratique.
Pourtant, une fois passée cette entreprise de démolition, cette opération Flaubert contre le langage, que faire ? Comment recréer de la valeur, une forme romanesque pure, les remparts du sarcasme, de l’ironie et de la vacuité désormais aussi génialement mis à terre ? Comment croire, aimer, ne pas sombrer dans le nihilisme, si Dieu, tous les dieux sont morts ? « Alors tout est permis ? », s’angoissait pour l’éternité Dimitri Karamazov. Cette question, Michel Houellebecq ne l’avait pas encore résolue ; et ses précédents romans ne parvenaient pas, ou ne tentaient d’ailleurs pas de s’y attaquer, à la fondation de valeurs nouvelles, soit que Houellebecq fût trop pessimiste sur la condition humaine, soit qu’il n’en éprouvât pas le désir, soit qu’il jugeât que le roman contemporain n’en avait le pouvoir.
La grandeur d’« Anéantir », intrinsèquement et après tous les livres de son auteur, réside dans cette tentative, très neuve et singulière, de vouloir sauver quelque chose du chaos risible de l’époque, après le saccage gourmand et infaillible de ses formes de langages antipoétiques. Dans « Anéantir », Houellebecq, avec une gravité croissante, s’astreint ce labeur de rédemption du langage dans un but ; il s’emploie à préserver la littérature car elle seule, avec l’amour, représente un refuge, fut-il grotesquement fragile, face à la mort. Dans un monde silencieux et nihiliste, il faut bien tenter l’impossible métier de vivre, et même de survivre ; et comme un héros dostoïevskien prisonnier d’une époque qui n’a plus de sens car dépourvue de sacré, Houellebecq en vient à une forme, presque mystique, de charité. Pour Houellebecq, ce trajet du cynique à l’idiot – au sens du romancier russe – n’est pas si illogique ; pour le lecteur, les cent dernières pages d’« Anéantir », une très inattendue ode au couple amoureux, se découvrent avec une puissance de déflagration émotionnelle inouïe. On n’avait pas eu la sensation, physique, de pleurer à la lecture d’un roman contemporain depuis peut-être « D’autres vies que la mienne », d’Emmanuel Carrère, que Houellebecq évoque d’ailleurs explicitement dans « Anéantir ». La comparaison avec Carrère est à cet égard lumineuse : l’auteur de « Limonov», confronté à la même aporie de l’absence de valeurs transcendantes et de la déchéance de la littérature, trouvait le salut, pour le roman, dans sa connexion directe avec le réel, gage d’authenticité, et subversion efficace de la défiance des lecteurs, afin de faire advenir l’émotion. Mais cette solution de l’hyperréalisme de Carrère n’a pas d’issue, par définition, pour le roman de fiction, et Carrère a lui-même expliqué les impasses métaphysiques et personnelles de ce pacte du diable avec le réel. Dans « Anéantir », Houellebecq, peintre des amours de Paul et Prudence, parvient à susciter les sanglots et le romanesque pur, mais sans cette caution du réel. Avec son dispositif si intelligent de caméléonisme ton sur ton sur l’époque, pour la détruire, l’anéantir, il sauve, non ses héros hélas, mais quelque chose du pouvoir de l’amour, et du pouvoir de la littérature, dernières valeurs humaines possibles contre l’anéantissement, quoi que fondés l’une et l’autre sur le mensonge. En soi, il commet, inspiré par les mêmes sentiments charitables que ses personnages, un don d’amour envers la littérature. C’est l’aspect le plus étonnant et le plus généreux du livre : sa propension à vouloir rescaper, non seulement ce roman-ci, mais tous les romans, et toute la littérature (en tout cas celle que Houellebecq estime digne d’être sauvée). Houellebecq, avec « Anéantir », construit l’Arche de Noé par laquelle la littérature peut s’échapper de l’époque, et il y embarque, avec un certain altruisme, des classiques et des contemporains, Carrère, Conan Doyle, Philippe Lançon, et même l’écrivain Bruno Le Maire, dont tous les livres, au-delà des anecdotes saint-simoniennes sur les coulisses de la politique, se posent la question de la valeur de la politique dans une époque qui ne l’écoute plus, et qui, comme la littérature, l’assigne à une fonction de divertissement.
Une dernière chose, enfin : c’est que discourir sur le Houellebecq ne sert évidemment à rien. Le propre des grands livres, c’est qu’ils se lisent sans sous-texte, et cette critique ne vaut pas mieux que n’importe quelle glose. Qu’il soit gouverné ou non par les intentions qu’on lui prête, Houellebecq est un romancier d’une habileté démoniaque ; que ses détours par la politique-fiction, le thriller d’espionnage, la chronique sociale sur les hospices des grabataires lui servent ou non d’arme poétique contre l’époque, il en résulte un livre passionnant, dévastateur, d’une fluidité très impressionnante, pour tout dire, impossible à reposer une fois commencé.
Où a-t-on lu meilleure description du microcosme si particulier des énarques en général et des technocrates de Bercy en particulier, entre suffisance et esprit de sacrifice, indifférence à l’idéologie et arraisonnement de leur existence sentimentale par les lois d’efficacité budgétaire ? Pourquoi Houellebecq, et pas un autre, est-il le seul romancier de 2022 à avoir deviné que c’était dans les EPHAD, ce gris paradis des amours séniles, que se jouait la quintessence de la condition occidentale ? Quel autre grand écrivain actuel peut-il dresser un portrait subtil et désillusionné de Cyril Hanouna, et figurer dans un couple sublime de lâchetés négociées, de désirs résurgents, d’accoutumance réciproque à la fadeur, la philosophie de la réincarnation de Schopenhauer ? A-t-on déjà lu un thriller aussi lucide et sagace sur les nouveaux extrémistes, ceux, mi-fondamentalistes, mi-écologistes, qui tiennent la vie pour la valeur suprême, quitte à tuer ceux qui la souillent ? Un éloge si poignant de la lecture contre la mort, de Sherlock Holmes pour déjouer l’énigme non du chien des Baskerville, mais des métastases généralisées d’un cancer irrémédiable ? Un résumé aussi abruptement brillant du lien entre un frère et une sœur, « à la fois indestructible et sans issue » si bien que « rien ne pourrait jamais l’interrompre ; mais rien ne pourrait jamais faire, non plus, que cette relation dépasse un certain degré d’intimité ; elle était en ce sens exactement l’inverse d’une relation conjugale » ? Et, depuis Céline, a-t-on traversé un aussi beau et sec voyage au bout de la nuit de l’homme occidental, de ses turpitudes cardio-vasculaires à ses bons sentiments risibles, où, comme avec Bardamu, l’amour, seul, permet à des caniches sans grandeur de frôler ce que le sentiment porte d’infini ?
Le génie de Houellebecq – et peut-être son drame – éclate dans « Anéantir ». Captif de son martyre de déchu de la littérature, il se voit contraint, jusqu’au titre d’apocalypse, d’endosser la déchéance d’un art devenu impossible et pourtant indispensable, celui d’aimer les livres et d’en écrire ; mais comme toutes les révélations sacrées, l’ouvrage compose un summum, une apothéose. L’amour et la littérature, deux fictions irrépressibles, sont nos seuls remèdes face à la mort – c’est la conclusion du livre, d’un optimisme qui étonne jusqu’à son auteur lui-même. Il est le premier surpris de cette conversion vers la charité, allant même à la réfréner, après les lignes finales éblouissantes d’émotion, dans ses remerciements prolixes : « Je viens par chance d’aboutir à une conclusion positive ; il est temps que je m’arrête ». Si le monde n’est rien d’autre que volonté et représentation, celui de Houellebecq, soudain, est devenu cette forme particulière de volonté désirante et de représentation parfois exaucée, qui s’appellent amour et littérature. Et cela, seulement, est une merveilleuse nouvelle, pour lui, sans doute, pour ses lecteurs – assurément.
Cette glose savante, en forme de panégyrique, nous décrivant les divers degrés de lecture auxquels il faudrait accéder pour apprécier à sa juste valeur la prose du sieur Houellebecq, n’empêchera pas d’aucun de penser qu’il s’agit d’un roman tellement mal écrit (comme tous les précédant) qu’il est difficile d’en lire plus de 2 ou 3 pages sans qu’il vous tombe des mains. Je ne vois guère que Marie N’Diaye pour nous livrer (sur un tout autre mode) un tel gloubi-boulga de « pensées post-modernes » sans aucun intérêt, mais tellement épate-bourgeois à la petite semaine, et susceptible de faire sensation à la terrasse du Café de Flore ! Mais à jouer sur tous les tableaux avec une telle maestria (c’est là son unique talent) cet « écrivain » attrape-tout à toutes les chances d’attirer un maximum de gogos dans ses rets, et parmi eux , bien sûr, quelques confrères . . .