En ouvrant le dernier livre de Frédéric Beigbeder, le lecteur a un moment d’appréhension. Que signifie cette suite de phrases détachées les unes des autres, ces aphorismes qui tricotent un étrange récit où il est question de digue du Cap Ferret, d’amours fitzgeraldiennes, de fin du monde et de jeunesse évanouie ?

Et pourquoi s’aventurer dans la forme brève et les fragments lorsqu’on a publié des œuvres faussement autobiographiques où figure ce personnage mirobolant, dégingandé et lustré de gloire, l’auteur lui-même ? Frédéric Beigbeder serait-il devenu l’homme des haïkus d’un soir ? Un receleur de paragraphes neutres et presque effacés, un dealer d’épigramme de blanche ? Le client de chez Castel serait donc désormais celui de chez Maximes, de Chamfort ? Mû par quelle nécessité le voyageur de Saint-Germain se serait-il converti à la pose d’ermite atrabilaire et épris de grands espaces, passant du Montana de la rue Saint-Benoît à celui cher à Jim Harrison ? L’enfant de Guéthary devenu prophète cryptique comme celui du Gai Savoir ? Pour quelle mystérieuse raison l’amateur du Flore se serait fait expert en faune de la Gironde, étonnement disert sur les palombes et les rouges-gorges ?

En réalité, Frédéric Beigbeder procède à sa manière, délibérément oblique, ironiquement dépréciative, pour composer l’un de ses plus beaux livres.

Dans la première partie, « Phrases », il feint de se conformer à une méthode moitié surréaliste, moitié thérapeutique, de rémission. Lors d’un séjour au Cap Ferret, entre plusieurs crises de maladies diverses (diabète, staphylocoque doré), et sous l’empire du confinement généralisé, le romancier rédige chaque jour une seule phrase comme un exercice de concentration littéraire, qui le fait ressembler au Cocteau d’Opium. « La nuit, je n’écris pas de phrases ; j’écris “Phrases” », résume-t-il, à la manière de Gide qui répondait « J’écris Paludes » quand on l’interrogeait sur ses occupations. Ce retour à la plage originelle, presque celle de son enfance, se traduit par un incessant retour à la ligne. Et dans ce décor, en effet paludéen, de marée et de bancs de sable, cette tâche répétitive et vaine, qui est celle de la littérature, trouve un écho saugrenu mais convaincant au labeur de son hôte, Benoît Bartherotte, qui construit solitairement, depuis trente ans, un barrage contre l’Atlantique, non pas « une digue », mais une « dague qui fend les flots », un remblai qui protège de l’érosion la mince lagune, vouée à l’anéantissement, du Cap Ferret. 

Et puis, comme les vagues tamponnent les collines de sable et emportent leur moisson de grains, les souvenirs se font obsédants et affluent. « Toute phrase est une fenêtre sur le monde » écrit l’auteur de « Windows on the world », et à travers cette fenêtre, on aperçoit un monde disparu : âge tendre dans la France de Claude Sautet, entre les chalets Ikea de Verbier et les grilles froides de l’école Bossuet où un directeur sadique fesse impunément les enfants ; tragédie heureuse d’un divorce parental sans drames, mais non dénué de scènes glaçantes ou cruelles ; géniteurs de l’auteur marqués par « ce périple » d’une séparation trop douce pour être honnête, et qui leur donnera « toute la vie un pessimisme amer et une fragilité masquée » ; soirées enfumées dans un cabaret brésilien où deux petits garçons agissent, et eux seuls, en adultes ; éducation sentimentale saisissante et précoce sur répondeur téléphonique et dans les boys clubs des grands lycées parisiens ; compositions érotiques rédigées à l’âge des sacs de billes, et ces premières œuvres qui faillirent être éditées, s’avèrent une version hardcore de « La Boum » ; une démonstration, enfin, qu’Orwell avait tort puisqu’« on était heureux en 1984 ». Beigbeder reprend, et ajoute, à son « Roman français » qui lui valut le Prix Renaudot, mais il s’y emploie avec une rudesse envers lui-même et un art de l’évocation indélébile encore plus marqués. Dans la houle des vagues et le ressac de la mémoire, ce sont des moments irrémédiables qui surgissent, dessinés par ces sauts à la ligne qui font poème. Dans ce café – ou cette boîte de nuit – de la jeunesse perdue, passent des figures sensationnelles et peintes avec un mélange poignant de pudeur et de gourmandise, dont la composition doit s’approcher tout près de la pure authenticité. Voilà Beigbeder franc à 99 %. Ce père divorcé, si occupé par lui-même, qui achète les seuls caramels que ses enfants n’aiment pas… Ces premières liaisons du temps d’avant les téléphones portables, où l’on jetait des cailloux depuis les boulevards rutilants aux tilleuls majestueux… Ce dialogue absurde chez François Mitterrand où le père de l’auteur en vient à expliquer au Président d’alors la signification du mot brunch, contraction de « lunch » et « breakfast » (« – Ah, voui… petit-déjeuner-déjeuner… en français c’est un peu redondant… brunch est plus simple », commente Mitterrand). L’évocation de l’époque, aussi, s’en trouve modifiée, cette fois-ci plus lucidement rétrospective sur ses impasses et sa fausse libération, sur les transgressions sans lendemains d’une génération qui finit par se perdre elle-même. Et à découvrir ce pedigree de Beigbeder au moment où il paraît, on en conclut que la nostalgie n’est plus ce qu’elle était ; qu’une somme de névroses enfantines et de traumatismes adolescents ne doit devenir que de beaux livres, comme ce « Barrage », frappé par le chagrin et la mélancolie ; que cette France sépia et rutilante du Pompidolisme, « costume Ted Lapidus, chemise Charvet et mocassins Berteil » dans les bouges où « ça sentait le graillon, la cigarette, la sueur, le parfum Brut de Fabergé », n’a pour seul destin que de composer des lagunes mouvantes et des phrases courtes, et non de former un projet politique. On se dit en somme que si Éric Zemmour était réellement un écrivain, il se serait attelé à une semblable évocation de son enfance disparue plutôt que de vouloir imposer à toute une nation son fantasme de Peter Pan. La France n’a pas dit son dernier mot ? Cette France-là, des pin-up et des Gauloises brunes, sans doute, et seuls les grands romanciers devraient avoir le droit, et le désir, de la ressusciter. 

Ce « Barrage contre l’Atlantique » prend enfin des couleurs de drame conjugal, puisque cette même propriété du Ferret avait été le théâtre d’un premier mariage mondain et explosif où la nuit est plus tendre, mais aussi plus courte ; des teintes caustiques et affectueuses, au moment de décrire son hôte, Benoît Bartherotte, ce Sysiphe malheureux, « ce pharaon et ce fou », déversant, à ses frais et contre la loi, des monceaux de gravats dans l’océan, dans un drame au ralenti aux proportions bibliques ; une note survivaliste, quand Beigbeder en vient à considérer que la condition humaine, aussi fatalement promise à la disparition et à l’engloutissement que le Cap Ferret, sera aussi vite et soudainement submergée, et qu’en attendant, il faut, comme dans les dernières lignes du livre, magnifiques autant que mystiques, réunir les siens dans un havre impossible, un Neverland clinquant et précaire où trois générations de Beigbeder se côtoient, recousant une famille, une communauté « séparatiste » dont les divorces et les chagrins sont dénoués dans l’éblouissement des crépuscules atlantiques.

Et l’on comprend que ce « Barrage » représente cette écluse qu’un écrivain et père d’une fille grandie trop vite peut former pour arrêter l’écoulement du temps, un ouvrage de moellons et de sacs de béton destiné à veiller sur un lac paisible où il aime revenir, une enfance évanouie, un idéal bénédictin où la fraternité fait écran contre la cruauté du monde. « Je n’ai pas besoin de déverser des tonnes de rochers dans l’océan, ni même de savoir peindre à l’huile sur une toile. Il me suffit de me souvenir de cet instant, de le graver ici, sur cette page, et alors aucune de ces personnes ne disparaîtra jamais ». Le « Barrage » est une ode à la littérature – la plus tenue et accomplie que l’auteur n’ait jamais réalisée, la plus émouvante qu’on puisse rencontrer ces jours-ci. Contre les mascarets de la mort et de l’oubli, à rebours de l’érosion du temps, s’amasse la digue des mots, des métaphores et l’art du récit. À la façon de Chantal Thomas, elle aussi voyageuse immobile d’Arcachon, Beigbeder, entre « sable et neige », entre Guéthary et la Suisse, le murmure avec une délicatesse surprenante. Si un philosophe professait qu’à la toute fin de l’humanité, l’homme disparaîtrait comme s’efface un visage de sable à la limite de la mer, il restera la plage du Ferret et des pages tavelées par ce mouvement vain et magnifique, qui s’appelle littérature.


Un barrage contre l’Atlantique de Frédéric Beigbeder (Grasset, 5 janvier 2022)