J’ai toujours pensé que les hommes devaient se méfier des femmes qui aiment Marguerite Duras mais l’inverse n’est pas vrai, les hommes qui aiment Duras sont les amis des femmes. Une des raisons pour lesquelles j’ai aimé Un barrage contre l’Atlantique, partant du principe que je préfère voir un homme nu et infiniment vivant plutôt qu’un homme mort, surtout en ces temps où la guerre des sexes fait rage. Mais pas n’importe quel homme.

Un homme qui hurle sans bruit et écrit pour dire le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée.

Un homme qui a renoncé à son Idéal et écrit pour restaurer le prestige de la phrase nue.

Tout est dit ou presque.

Beigbeder se dévoile avec une ironie mordante qui nous le rend plus proche encore. Fragile mais lucide, il faut un certain courage pour se mettre ainsi à nu. 

Pour être au plus près de la vérité – sa vérité – il fait table rase de tout et se débarrasse des oripeaux du roman pour s’abandonner au seul plaisir du texte – et à ses glissements progressifs : quel plus délectable plaisir pour une lectrice ? Des phrases tombées comme des gouttes d’eau, dans un océan de silence, de solitude, le style à la fois sobre et épuré, minimaliste, plus de trame romanesque, ni même d’auteur :
Je suis un littérature addict, un phraseophile 
Je n’écris pas, je tricote
Chronique d’un désenchantement, d’un vague à l’âme. Écrire est devenu un geste de survie face à la fin du monde, la fin d’un monde. Mais loin du spleen baudelairien attendu, Un barrage contre l’Atlantique est avant tout un livre joyeux, drôle et très touchant. Sans doute par sa délicatesse et sa pudeur : deux vertus soi-disant « féminines » sur les lesquelles les hommes ont encore des choses à nous apprendre. 

Le journal d’un exilé en somme, celui aussi d’un monde en exil :
En 2020 il n’y a plus rien, ni personne, nulle part(…) Le monde se claquemure.

Une société qui interdit aux gens de se serrer la main ou de s’embrasser mérite sa disparition.

Comment ne pas sombrer dans la mélancolie dans un monde confiné, sous le joug d’un surmoi féroce et obscène et soumis à la pulsion de mort ? Refugié sur la presqu’île du Cap-Ferret menacée par la montée des eaux dans l’indifférence générale, Beigbeder trouve en Benoît Barterotte un alter ego qui essaie, comme lui, d’échapper au naufrage – le capitalisme déteste Mère-nature et préfère vouer un culte au Dieu bouton. L’écrivain, lui, construit des phrases-digues des mots-ilots pour faire barrage au temps qui s’enfuit, à un monde qui s’engloutit. Il essaie de sauver un territoire impalpable mais bien réel et tout aussi menacé : celui de l’intime. Cette partie d’être qui s’oppose au paraître, cette partie de vérité qui s’oppose au mensonge, cette partie du dedans qui s’oppose à l’extérieur, cette partie de silence qui refuse l’énonciation : un autre nom de la littérature. 

Comme Robinson Crusoé sur son île, il déroule le fil de sa vie. Les souvenirs affluent semblables à des lames de fond, on pourrait parler d’un flot de conscience comme chez Virginia Woolf, ou encore une technique de libre association, plus freudienne. Une petite musique improvisée au fil des phrases :
Comme un trompettiste de jazz je cherche la phrase bleue.De digressions en digressions, d’aphorismes en aphorismes, le récit se construit, charriant avec lui ses alluvions de réminiscences, d’anecdotes. Quand l’avenir n’offre rien, on se tourne vers le passé. Fréderic Beigbeder dresse un portrait de la génération des babys boomers à la fois tendre et nostalgique bien que sans concessions ; il évoque son enfance germanopratine, ses années pub, son parcours sinueux, les femmes qu’il a aimées – mal aimées – qu’importe : l’amour même vieux usé et fatigué reste de l’amour. Quelque chose en lui ne ment pas, ne triche pas, chaque mot sonne juste, aspire au beau, au bien et au vrai. 

En moi coexistent un misogyne et un Amoureux pourrait-il dire, et ce dernier finit par avoir le dernier mot.
Docteur Beigbeder versus Mister Fred.
En moi coexistent un révolté et un cynique, le gauchiste engueule le bourgeois et le cynique se moque du progressiste.

Ce que Frédéric Beigbeder a réussi de mieux : incarner ses paradoxes, sans prendre parti pour l’un ou l’autre mais le parti pris de l’ironie, et les pousser à leur point ultime, pour finalement se réconcilier avec lui-même. Un exercice de style presque ascétique. Mais n’est-ce pas aussi tout l’art de l’écrivain ? Pourtant ce pari-là n’était pas gagné.

Tu as tellement fait semblant d’être un connard que les gens ont fini par te croire fait-il dire à un de ses personnages et ce n’est pas tout à fait faux. Dévoré par son image, qu’il s’est pourtant acharné à fabriquer, le fils de pub m’a fait penser à ma chère Putain Lacanienne, Nelly Arcan :
Tout le monde sait que je fais de la putasserie, une des plus grandes tares de l’univers ; donc logiquement, je ne devrais pas être sexy, ni faire la pute. Mais en moi, ces deux contradictions coexistent très bien, elles ne s’excluent pas et se nourrissent même l’une de l’autre. Incarner précisément ce qu’on abhorre, pour moi, c’est parfaitement cohérent.

Tout le monde sait que je dénonce l’exploitation du corps féminin dans la pub ; donc logiquement, je ne devrais diriger le journal Lui. Mais en moi, ces deux contradictions, etc.

Comme quoi le fait d’appartenir à la décadence n’empêche pas de la dénoncer bien au contraire. Époque révolue aujourd’hui. 

Si je ne crois pas en Dieu, je suis restée profondément morale, moralisatrice même. Drôle de moralité, parce que je perçois la décadence, mais j’en fais aussi partie disait Nelly Arcan.

Fréderic Beigbeder va plus loin et se métamorphose ; le cynique et le révolté laissent place à un homme lyrique. Les dernières pages d’Un barrage contre l’Atlantique sont de la pure poésie aux accents presque Rilkiens. Touché par la grâce divine, emporté par un sentiment océanique ?

Écrire : on ne sait jamais ou ça vous mène, peut-être à Dieu.

Ancré comme un sage,
Fuyant comme le sable,
Tendre comme un roc,

Le monde manque d’hommes sans Idéal c’est certain.