Les enjeux des débats actuels sur la liberté s’enracinent dans des conversations philosophiques ou métaphysiques qui ont toujours passionné le genre humain à travers les siècles. L’homme est-il libre ou le produit de causalités qui lui échappent ? C’est à cette question que tente de répondre le rabbin Rivon Krygier, dans un nouvel essai intitulé Si Dieu sait l’avenir, sommes-nous libres d’agir ? Omniscience et libre arbitre dans la pensée juive publié aux éditions In Press – un ouvrage d’une grande érudition qui tente de faire le point sur le paradoxe que génère l’omniscience divine et le libre arbitre humain. L’auteur nous propose un tour d’horizon très complet des philosophes, penseurs ou commentateurs de la Bible, du Talmud mais aussi de la Kabbale qui se sont penchés sur ce sujet. Il commence par une analyse du récit biblique, d’où il ressort que Dieu s’intègre dans la vie des hommes avec une connaissance évidente du moindre recoin de leur conscience. Mais il existe des passages dans lesquels Dieu semble découvrir la nature humaine et vient s’enquérir des événements comme s’il lui manquait une information. Les choses deviennent plus complexes quand Il suspend le libre arbitre de personnages bibliques au profit d’un déterminisme absolu. Pour Rivon Krygier, la littérature biblique place Dieu en relation existentielle avec l’homme, non à travers un concept pur et immuable mais sous la forme d’une entité aux attributs anthropomorphes pouvant se révéler et interagirRivon Krygier en conclut que la manière dont se conjugue les prérogatives divines et humaines dans les récits bibliques demeure une énigme appartenant au secret de Dieu. Reste que l’on pourrait malgré tout trouver quelques réponses à cette aporie dans la distinction entre les différents noms de Dieu cités dans la Bible que développent très largement les écrits de la Kabbale. Le Talmud de son côté propose des affirmations extrêmement diverses. Certains propos défendent l’idée d’une prédestination rigoureuse, d’autres s’emploient à défendre l’indépendance morale de l’homme. Les propos sont elliptiques et se contredisent d’un traité à l’autre à l’image du célèbre aphorisme de Rabbi Akiva traduit communément par : « Tout est prévu et la liberté est donnée » issu du Traité des Pères 3-15. Rivon Krygier rapporte de nombreux commentaires qui tentent de dénouer l’énigme de cet adage talmudique. Maïmonide dans son Commentaire sur la Mishna l’explique ainsi : « Tout ce qui est dans le monde est connu de Lui, et Il le voit ». Cette interprétation aboutit à une traduction différente : « Tout est vu et la liberté est permise ». Il ne serait plus question à travers le prisme maïmonidien de préscience divine mais d’un rappel à la responsabilité de l’homme. Dieu observe tout et s’informe de la liberté humaine. Maïmonide ne livre pas l’étendue de sa réflexion dans son Traité des Huit chapitres mais fait remarquer que cette citation talmudique recèle des informations d’une grande importance qu’il ne dévoilera que bien plus tard dans son Guide des égarés.  Ce n’est pas un hasard selon Maïmonide si l’auteur de cette parabole est Rabbi Akiva. On raconte dans le Talmud le voyage initiatique de quatre rabbins pour accéder au Pardès, le paradigme de la connaissance, parmi lesquels Rabbi Akiva qui sortira indemne de cette expérience métaphysique. Le Pardès évoque les secrets de la Torah et Rabbi Akiva est sans conteste le maître qui connaît le mieux la teneur de ces révélations. Maïmonide expliquait que les sitreï Torah qui signifient les secrets de la Torah ont été perdus peu après l’époque des rabbins de la Mishna (IIème siècle après J-C). Cette remarque de Maïmonide nous interpelle : Quelles sont les informations d’une grande importance que l’on peut déduire de cette parole talmudique ? Doit-il les révéler ? Rabbi Akiva exigeait que tous ceux qui ont accueilli ces secrets puissent garder le silence ou les révéler uniquement à des âmes suffisamment préparées. Maïmonide se considère lui-même comme celui qui est capable de restaurer cette tradition ésotérique perdue, ce qui l’oppose à la majorité des kabbalistes qui prétendent en être les dépositaires. Rivon Krygier nous fait pénétrer avec subtilité dans une lecture secrète du Guide des égarés. L’approche est vertigineuse tant les propos sont contradictoires et reflètent un double langage qui brouille systématiquement les pistes. La position de Maïmonide sur le libre arbitre serait plus nuancée que celle couramment décrite dans la tradition juive… On pense à Léo Strauss qui présente Maïmonide dans La Persécution et l’Art d’écrire comme le maître en l’art de dévoiler tout en voilant. Rivon Krygier nous fait entrevoir plusieurs niveaux d’écriture de Maïmonide qui peuvent se justifier par la différence des publics auxquels ils sont destinés. Dans le Traité des Huit chapitres destiné à un large public, Maïmonide soutient la thèse de la pleine réalité du libre choix de l’homme. C’est aussi le cas dans le Mishné Torah, son code jurisprudentiel de la Bible et du Talmud, mais certaines citations, notamment sur le livre de Job, laissent suggérer selon Rivon Krygier, qu’à ce stade de maturation, Maïmonide a déjà forgé sa solution telle qu’elle figurera en filigrane dans le Guide des égarés. C’est dans cet ouvrage destiné à un public d’intellectuels initiés que Maïmonide dévoile sa pensée ésotérique mais il doit être prudent, car elle peut malgré tout troubler des esprits insuffisamment préparés. Contrairement à ce qu’il prétend dans d’autres écrits, la connaissance divine est limitée, elle n’embrasse pas la totalité. Il développe la notion de hasard, comme un espace sans épanchement divin. Mais si l’homme se développe sur le plan intellectuel, il s’en libère et échappe aux déterminismes de la nature. Dieu ne connaît que la nature et sa loi, en tant qu’Il est producteur, mais il ignore totalement les incidences propres aux évènements, c’est-à-dire au devenir singulier des êtres. Cette limitation de la connaissance divine suffit-elle à accréditer la réalité du libre arbitre s’interroge le rabbin Krygier ? Si tel est le cas, il serait nécessaire d’établir le caractère inaugural de la volonté humaine ? La réponse de Maïmonide sur la notion de causalité est très ambiguë. Rivon Krygier y voit deux raisons : soit Maïmonide est convaincu qu’il n’est pas possible de prouver l’existence du libre arbitre, soit il n’a, au fond, qu’une approche déterministe. Cette seconde option est l’une des hypothèses les plus originales du livre de Krygier. Elle s’inscrit dans la lignée d’Alexander Altmann ou encore de Shlomo Pinès. Il faut en effet oser présenter Maïmonide, le chantre de la liberté humaine, comme le tenant d’une pensée déterministe ésotérique qu’il ne révèle qu’aux lecteurs particulièrement avertis de son Guide. Pour y parvenir Krygier nous entraîne dans une analyse combinée de plusieurs chapitres du Guide comme le recommande le maître lui-même dans son introduction. Il entrecroise des éléments des chapitres 51 et 53 de la première partie, puis des chapitres 4, 6, 7, 18, 48 de la seconde partie, et enfin, des chapitres 17 et 22 de la troisième partie. Cette lecture reste particulièrement ardue tant cette œuvre est singulière par ces incohérences. Les détracteurs d’une telle hypothèse expliqueront qu’il est totalement illusoire d’espérer percer la véritable pensée de Maïmonide tant il est impossible de déterminer ce qui correspond à une notation ésotérique de ce qui ne l’est pas. Mais pour conforter cette révélation sur le déterminisme supposé de Maïmonide, Krygier tient à rappeler qu’elle n’affranchit pas pour autant l’homme de ses responsabilités. Il conserve en effet une certaine latitude dans sa volonté qui l’amène à se libérer de conditionnements irrationnels. L’homme est ainsi en mesure de se corriger même si la chose lui est dictée en définitive, par la raison. Cette idée évoque ce que les spécialistes des neurosciences appellent l’impénétrabilité cognitive. Il s’agit d’un concept qui permet à l’homme de continuer à penser subjectivement qu’il est à l’origine de ses actions malgré le fait qu’il a pris conscience de toute la chaîne des déterminismes qui y président. Gersonide (1288-1344), un siècle plus tard, reste dans la ligne classique de Maïmonide, mais il se différencie par le fait que Dieu régit le devenir de l’homme tout en proclamant qu’il conserve son libre arbitre car sa nature lui permet d’échapper au déterminisme astral. Hasdaï Crescas (1340-1410), de son côté, est l’auteur du dernier des ouvrages majeurs du rationalisme juif médiéval, Or Hashem – Lumière de l’Éternel. Il entend se démarquer totalement de Maïmonide en formulant une opinion diamétralement opposée. Il considère que le libre arbitre est illusoire et que Dieu sait à l’avance toutes les actions de l’homme. Ce déterminisme absolu influencera Spinoza qui l’évoque dans sa lettre dite sur l’infini, mais que l’on retrouve aussi dans les écrits du kabbaliste Shlomo Eliachoff (1841-1926), qui descend de l’école du Gaon de Vilna et dont la pensée est magistralement présentée par Henri Atlan dans Les étincelles de Hasard. Eliachoff affirme dans son ouvrage intitulé Leshem shebo vehahlama que tout est prévu de toute éternité, y compris ce qui s’accomplit à travers notre libre choix. Cette approche reste un courant minoritaire dans la tradition juive car elle décharge l’homme d’une quelconque responsabilité et présente son hypothétique culpabilité comme le résultat d’une ruse ultime de la création. Les partisans du déterminisme rétorqueront qu’il est injustifié de faire le lien entre libre choix et responsabilité. Le débat est loin d’être clos, il continuera à passionner les hommes. L’ouvrage de Rivon Krygier nous incite à y participer. Une lecture à méditer.


Rivon Krygier, Si Dieu sait l’avenir, sommes-nous libres d’agir ? Omniscience et libre arbitre dans la pensée juive, éditions In Press, 413 pages.

Un commentaire

  1. En temps de guerre, on n’évacue pas les blessés du front pour les transporter vers un CHU ou R ; on dresse des hôpitaux de campagne.

    La France ne pourra pas s’offrir le luxe d’une Seconde Drôle de guerre.