La Kabbale, à l’image de la philosophie, élabore une réflexion sur l’homme et son rapport au monde. À travers un système de combinaisons d’éléments abstraits représentés par des lettres hébraïques et des chiffres, les kabbalistes tentent de décrire l’organisation du monde et son origine en y intégrant une dimension théosophique. Abraham Aboulafia fait figure d’exception parmi les kabbalistes de l’Espagne médiévale dont l’enseignement des secrets de la Torah exclut toutes les interprétations rationalistes. En effet, la majorité des kabbalistes du XIIIème siècle s’est opposée à l’étude de la philosophie et a pris position contre Maïmonide dans la controverse autour du Guide des égarés. Au contraire, Aboulafia estime que la philosophie est une forme de préparation aux écrits de la Kabbale et se présente  comme un admirateur inconditionnel de Maïmonide qu’il cite abondamment dans toute son œuvre. La parution récente de la traduction par Michaël Sebban de l’un des ouvrages majeurs d’Aboulafia, le Or ha-Sekhel sous le titre Lumière de l’intellect, est ainsi l’occasion de revenir sur la destinée de ce personnage fascinant.

Abraham Aboulafia est né à Saragosse en 1240. Il grandit à Tudèle dans la province de Navarre. Il est initié par son père aux textes de la Torah et du Talmud. À l’âge de 20 ans, il inaugure une vie rythmée par des voyages vers l’Orient et l’Europe –  le premier étant en direction de la Terre sainte à la recherche du fleuve mythique le Sambatyon qui trace la ligne de démarcation au-delà de laquelle se trouvent les tribus perdues d’Israël. Il voyage ensuite en Grèce puis en Italie et retourne en Espagne  au cours de l’année 1271. C’est à Gérone qu’il découvre l’œuvre de Maïmonide et fait la connaissance cette fois à Barcelone de celui qui deviendra son maître, le hazan Barukh Torgami qui va l’initier aux théories de la Kabbale « prophétique » auxquelles il consacrera toute sa vie après avoir connu sa première expérience mystique durant cette année 1271. Aboulafia construit une œuvre prolifique qui s’organise entre foi et raison. Il considère que la Kabbale est le prolongement de la pensée des écrits philosophiques et notamment du Guide des égarés de Maïmonide qu’il présente comme son maître. Aboulafia estime qu’il est possible d’atteindre la prophétie aux moyens de procédés mystiques appelés « sagesse de la combinaison »  (hokhmat ha-Tsérouf), mais cette approche l’oppose étonnamment à Maïmonide qui rejette de manière explicite la littérature des Palais (Heikhalot). En 1280, il décide de s’installer à Capoue pour fonder une école de pensée d’inspiration kabbaliste. C’est au cours de cette même année qu’il écrit au pape Nicolas III pour lui demander d’améliorer les conditions de vie des communautés juives. Selon la légende, après avoir reçu cette lettre, le pape aurait ordonné à son entourage qu’il soit brûlé vif s’il se présentait à Rome. C’est ce que fait Aboulafia mais, à peine arrivé aux portes de la cité romaine, on lui annonce que le pape est mort. Il est alors capturé, emprisonné puis libéré un mois plus tard : il doit quitter la ville. Il continue ses pérégrinations dans la péninsule italienne et c’est au cours d’un séjour prolongé en Sicile, dans la ville de Messine en 1283, qu’il rédige le Or ha-Sekhel / Lumière de l’intellect. Il s’agit d’un ouvrage dans lequel Aboulafia ne se contente pas de proposer de descriptions symboliques comme il est d’usage dans les écrits de la Kabbale, mais dévoile les techniques de ses expériences mystiques. La traduction que nous proposent les éditions de l’éclat a été réalisée par Michaël Sebban, éminent spécialiste des textes de la Kabbale, à partir de trois manuscrits (Munich 92, Vatican 233 et 597). La ténacité et l’érudition du traducteur qui est rompu à ce genre d’activités, notamment sur le Zohar, font de cette édition bilingue une œuvre originale dont on éprouve le besoin de s’égarer entre les lettres hébraïques et latines pour mieux comprendre le dévoilement de la langue.

L’ouvrage est constitué de dix parties avec 1741 notes explicatives du traducteur pour percer le sens du texte d’Aboulafia. Les trente-huit chapitres qui le composent appréhendent l’intellect non pas à travers le concept de la philosophie classique aristotélicienne mais comme un influx du Nom divin qui s’entrelace autour du langage pour mener vers une expérience prophétique. Aboulafia interprète à sa manière le Guide des égarés de Maïmonide (Guide II-36) en considérant que la prophétie est une émanation du Nom qui se répand par l’intermédiaire de l’intellect actif sur la faculté de parler, et non sur la faculté rationnelle telle qu’il est évoqué dans la traduction de Salomon Munk. Il s’agit d’une « simple erreur » selon Michaël Sebban « qui entraîne Maïmonide vers la philosophie et le prophète vers le philosophe » alors qu’il faudrait l’envisager à la manière d’Aboulafia : « Le Nom change la parole de celui qui devient prophète. Il parle différemment, il perçoit l’influx dans le langage même ». Reste que Maïmonide se démarque totalement d’une quelconque prophétie à son époque comme le souligne Gershom Scholem (La Kabbale – Folio) et l’on aimerait pouvoir savoir ce qu’aurait pensé Maïmonide de l’œuvre de ce disciple inattendu ! Mais il s’agit là d’une nouvelle fiction qui pourrait rejoindre le projet éditorial de la collection « philosophie imaginaire » des éditions de l’éclat. Saluons le travail remarquable de Michaël Sebban (petit clin d’œil au traducteur, la guématria de kéTorat hanistar – comme une Torah voilée correspond à 1741) et l’ambitieux projet éditorial des éditions de l’éclat qui, depuis de nombreuses années, sous l’impulsion de Michel Valensi et Patricia Farazzi, tentent de faire découvrir au public français, l’œuvre féconde d’Abraham Aboulafia.


Lumière de l’intellect (Or ha-Sekhel) de R.Abraham Aboulafia, traduit de l’hébreu par Michaël Sebban, aux éditions de l’éclat / Beit ha-Zohar, 295 pages, 7 janvier 2021.