C’est souvent dans les moments difficiles de sa vie que l’homme ressent le besoin de se rattacher à des paroles de vérité – sans doute, l’envie de conjurer sa propre finitude. Dans un texte sur l’œuvre de Martin Buber, Emmanuel Levinas, évoque le pouvoir des mots et leur rapport à la vérité. Il explique que « l’essence de la parole ne consiste pas initialement dans son pouvoir narratif – mais dans la réponse qu’elle suscite », ce qui sous-entend l’idée d’un dialogue, d’une rencontre. Le temps long généré par le confinement a permis de consacrer une plus grande place à la lecture, à cette capacité rédemptrice que procure la rencontre d’un auteur et de son univers. C’est ce que nous raconte André Chouraqui dans une note introductive à sa traduction des Devoirs des Cœurs de Bahya Ibn Paquda ; il y raconte sa découverte de ce traité de philosophie juive de l’Espagne médiévale au cours de l’hiver 1939 et ce qui l’a amené à en faire la traduction durant cette sombre période. Cet exemplaire du texte de Bahya ne l’a pas quitté jusqu’à la libération : « En fait, dès le premier regard, je savais obscurément que j’étais lié à cette œuvre comme l’écho à la voix. Pourquoi la traduire ? A ce moment, plus que jamais, nous avions la certitude d’être individuellement des condamnés. » Il poursuit en racontant qu’il trouve refuge au Chambon-sur-Lignon, à quatre kilomètres de Chaumargeais, où logent également l’historien Georges Vajda, qui lui sera d’un grand secours dans ses recherches, mais aussi Albert Camus qui travaille sur La peste. La présence de ces deux amis est la source d’une intense émulation intellectuelle qui l’incite à avancer dans sa traduction. Il évoque les longues soirées dans ces montagnes inspirées où ils trouvent les uns auprès des autres les raisons de ne pas mourir sans chanter. Cette région de France et ses habitants recevront en 1990, le titre de « Justes parmi les nations », afin que soit célébrée la bravoure dont ils ont fait preuve durant cette période. Mais au-delà de la présence amicale de Vajda et Camus, Chouraqui raconte que c’est l’œuvre de Bahya, qui lui a permis d’échapper dans une large mesure au désespoir du temps des morts – un trésor qui lui plaît de réinventer pour en assurer la transmission et le rayonnement. Le désir de connaissance comme quête spirituelle pour mener les hommes vers plus de réconfort, d’apaisement. Selon Chouraqui, l’enseignement de Bahya définit avec profondeur l’exigence d’une vie intérieure qu’il dénomme les Devoirs des cœurs. Il est question ici, comme chez Buber, d’un sens implicite qui dépasse le sens explicite, ou encore l’idée d’une vérité qui semble s’amplifier au travers des rencontres. Dans cette France confinée, je me suis attelé à relire et étudier le commentaire de Maïmonide sur le Traité des pères, autre immense figure du judaïsme médiéval. L’œuvre de Maïmonide est, à sa manière, une autre forme d’initiation à une éthique de vie intérieure. Maïmonide développe dans ses commentaires une réflexion profonde sur le sens qu’il faut donner à sa vie, citant le Talmud, le Midrash mais aussi plusieurs philosophes anciens et modernes, car, dit-il : « Il faut savoir écouter la vérité d’où qu’elle vienne ». La pensée ne peut s’envisager qu’à l’aune d’un dialogue constructif avec autrui, avec le monde. Cette conception de la connaissance est caractéristique de l’école de pensée juive de l’Espagne médiévale à laquelle Maïmonide s’inscrit : « Je suis un des plus humbles érudits d’Espagne dont le prestige a décru en exil » rappelle-t-il ainsi. On la retrouve également dans la pensée du Maharal de Prague qui, selon les mots d’André Neher, attribue « le courage d’une foi à la mesure de l’ouverture des esprits ». Cette idée est importante à rappeler en cette période de crise sanitaire où la peur génère la tentation du repli, pousse à l’isolationnisme. Il n’est pas possible de vaincre une épidémie d’origine virale sans une réelle coordination et coopération entre états. La seule frontière à préserver est celle des corps, celle qui sépare les humains du monde viral. Elle s’organise autour des gestes barrières maintes fois expliqués ces derniers temps, pour empêcher les virus de pénétrer les corps. Quant aux esprits, ils doivent rester solidaires les uns des autres pour susciter la rencontre et demeurer fidèles à ce qui constitue la vocation et l’essence de l’homme.