Selon le dissident russe Mikhaïl Khodorkovski, la Russie est aujourd’hui dirigée par des personnes qui ont une vision archaïque du monde. Dans cet extrait de son dernier livre, il invite son pays à sortir de l’isolement international et à se débarrasser de l’actuelle classe dirigeante, responsable de la situation misérable dans laquelle se trouve le pays.

L’intérêt national

On peut se demander pourquoi la plupart des lieux en Russie font penser, aujourd’hui, à des décors de films sur uneEurope dévastée par la guerre, pauvre et en ruines. Il y a beaucoup de raisons à cela : une incapacité à gouverner, une corruption omniprésente, des monopoles auxquels rien ne peut. Mais le Kremlin a aussi commis une grosse erreur quand il a décidé de faire de la mission messianique de restaurer le statut de superpuissance de la Russie sa priorité politique numéro un. 

L’idée d’être une superpuissance est un mythe dangereux, une aspiration en contradiction avec les besoins véritables de la nation Russe qui est en train d’émerger. De mon point de vue, ce qui constitue réellement l’intérêt national de la Russie, c’est de s’intégrer dans l’économie mondiale le plus rapidement possible, ainsi que de mener une nouvelle Perestroïka économique et politique à la maison, ce qui permettra au pays de jouer le rôle qu’il mérite dans le système international. 

La naissance des pays post-soviétiques a été une épreuve douloureuse. Elle était accompagnée de toutes les difficultés typiques d’une période de transition, auxquelles se sont rajoutées une économie effondrée, une désintégration des institutions de l’État et une criminalisation à tous les niveaux de la société et de l’État. Les nombreuses erreurs de calcul commises par les nouveaux dirigeants de la Russie n’ont fait qu’exacerber ces tendances. Le pays a perdu une grande partie de son territoire et sa place centrale sur la scène internationale. La société russe a vécu la défaite de l’armée dans la campagne militaire menée par le Kremlin en Tchétchénie ainsi que l’échec de la politique étrangère russe dans les Balkans au cours des années 1990 comme une humiliation nationale. Cela a créé un terrain fertile pour la nostalgie de l’Empire. 

Malgré cela, il existait toujours la possibilité d’une sortie raisonnable de cette crise post-impériale, de ce « syndrome de Versailles » russe, notre version de ce qu’avaient vécu les Allemands après la défaite dans la Première Guerre mondiale. Une profonde transformation spirituelle, politique, socioéconomique aurait permis à la Russie de devenir un pays réellement fort. Le pouvoir russe a toutefois choisi une voie différente : celle de consacrer toutes ses ressources à une imitation du passé et de, finalement, ne réussir qu’à créer une illusion de renaissance nationale et du retour de la puissance russe. 

Au début des années 2000, le Kremlin a passé un contrat avec la population russe, une société exaspérée par les crises interminables de la première décennie post-soviétique. Les termes du contrat étaient simples et prévoyaient un échange : « stabilité contre liberté ». Mais après les évènements de 2014 en Ukraine, une nouvelle version a été imposée à la société : « grandeur et stabilité contre la liberté, la justice et la prospérité ». 

Le Kremlin ne parvient à atteindre cet objectif de grandeur en recourant à des méthodes durables : il ne le fait pas en développant l’économie, l’éducation, la science ou la culture. Il le fait uniquement en s’appuyant sur la force militaire brute et sur le chantage nucléaire. Pour ce faire, le pouvoir Russe utilise sans ménagement les ressources militaires qui ont été héritées de l’Union Soviétique, ressources qui dureront encore 20 ou 30 ans, autant qu’il reste d’espérance de vie aux dirigeants russes actuels. Cette « grandeur » s’est abattue sur l’Ukraine, la Syrie, la Libye, la République Centrafricaine et sur le Venezuela. Ces « succès » internationaux sont ensuite utilisés pour justifier tout le despotisme, la corruption, la dégradation de la culture et l’arriération de la Russie elle-même. 

Le Kremlin voit la « grandeur » par le prisme de la politique extérieure. Son but est de parvenir à la division du monde en zones d’influence, entre la Russie, la Chine et l’Occident. Dans les régions qui reviendraient à la Russie, le Kremlin souhaite établir son influence exclusive politique et militairement afin d’ériger un nouveau Rideau de Fer. 

Cela nous oblige à nous poser la question : pourquoi le plus grand pays du Monde cherche à contrôler un territoire encore plus important ? La réponse à cela est que la Russie d’aujourd’hui est dirigée par des personnes qui ont une vision archaïque du monde et dont la vision de la politique internationale peut être résumée en trois points : 

  1. Toutes les relations avec le monde extérieur sont un jeu gagnant-perdant. Il ne peut y avoir aucune nuance : toute éventuelle proposition de compromis est une ruse, toute alliance un piège. 
  2. Le territoire c’est ce qu’il y a de plus important, c’est l’assise du pouvoir, de la richesse et de l’influence. Le rôle d’un dirigeant est d’augmenter le territoire. 
  3. Le monde est divisé en zones d’influence bien définies. Étendre ces zones d’influence est l’obligation primordiale de la politique intérieure et extérieure. 

Cette approche n’est plus efficace aujourd’hui. Le monde joue aujourd’hui selon des règles différentes, basées sur le principe du « gagnant-gagnant ». 

On pourrait se dire que ces choix politiques sont guidés par la stupidité. Mais ce ne serait qu’une explication très partielle. L’avarice est un facteur beaucoup plus important. Les membres de l’élite russe ne veulent pas faire la guerre pour le plaisir de la faire. Ils sont intéressés par ce statut de superpuissance afin d’isoler la Russie de l’Occident au niveau officiel, au niveau de l’État. Toutefois, au niveau personnel ils aiment le mode de vie occidental et y aspirent. 

Le conflit actuel entre la Russie et l’Occident est en réalité une guerre menée par les élites Russes pour le maintien de leurs privilèges et pour leur droit de conserver et dépenser librement en Occident l’argent qu’ils ont dérobé à leur pays. Le régime de Poutine s’arme et projette sa force militaire non pour mener une attaque en Occident, le Kremlin étant conscient des limites de sa puissance militaire. Il le fait plutôt pour forcer l’Occident à accepter ses conditions, selon lesquelles la Russie doit maintenir sa sphère d’influence « traditionnelle » et le fait que toutes les tentatives d’y intervenir devraient cesser.

Est-ce que cela correspond à l’intérêt national de la Russie ? Bien sûr que non. Le vrai intérêt national de la Russie est l’exact opposé : sortir de l’isolement international, et se débarrasser de l’actuelle classe dirigeante qui est à l’origine de la situation misérable dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui.