C’est en revanche dans un petit musée de Florence qu’on peut admirer ce qui est certainement la représentation la plus saisissante jamais donnée de la mort noire. Elle n’est pas due à un peintre, mais à un sculpteur – et du genre le plus inattendu : un sculpteur sur cire. Son nom est Gaetano Zumbo (1656-1701). D’origine sicilienne, ce moine ciro-plasticien s’était mis au service du Grand-duc de Toscane, pour lequel il réalisait des maquettes anatomiques en cire d’un réalisme si frappant que les contemporains pensaient voir le vrai même. Zumbo fut si acclamé en son temps pour ses « inventions » que Louis XIV lui octroya un monopole sur les créations anatomiques en cire et qu’il s’installa en France, où il mourut en 1701, à Marseille. Sa maquette de La Peste (modelée vers 1690) est un tableau en trois dimensions, une sorte de petit théâtre plein de personnages en ronde-bosse se déployant sur un fond traité comme un écran de scène.
On y retrouve le monatto, le « nettoyeur de rue », un vigoureux jeune homme chargé de récupérer les corps sans vie pour les entasser sur des charrettes envoyées vers des fosses communes : seul personnage vivant, il se distingue par sa carnation au teint hâlé, presque rouge, qui sert à marquer sa vitalité en opposition aux défunts, mais aussi par le tissu qui lui protège le nez. Les chairs des corps amoncelés – nus ou à demi nus – sont verdâtres, livides, bistres, jaunasses : elles finissent par se mêler et à ressembler à un tas d’ordures en décomposition, en train de pourrir et de s’amalgamer. On peut presque sentir les exhalaisons de la chair putréfiée, les relents poisseux de la mort se mêlant aux effluves des charniers où l’on brûle les cadavres qu’on ne peut plus enterrer dans les fosses débordantes des morts du jour. C’est un concentré pathétique des horreurs de la peste, misérabiliste dans la vision d’ensemble mais anatomiquement juste dans la représentation des corps – malgré des musculatures certainement un peu trop exagérées, qui trahissent la formation d’anatomiste de Zumbo et sa parfaite connaissance de la myologie.
Les œuvres de Zumbo conservées à Florence ont suscité une grande curiosité chez les écrivains et intellectuels qui les découvrirent au hasard de leurs pérégrinations dans la ville médicéenne. Comme les frères Goncourt qui eurent à dire d’elles : « leur taille réduite ôte de l’horreur à ces horreurs et leur confère un peu le caractère d’un jouet ». Ou, plus tôt, de Sade qui décrivit La Peste de Zumbo dans Juliette :
On peut y voir un sépulcre empli de cadavres à divers stades de la putréfaction, de l’instant de la mort jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette œuvre sombre a été exécutée en cire colorée imitant si bien le naturel que la nature ne saurait être plus expressive ni plus vraie. L’impression est si forte face à ce chef-d’œuvre que les sens semblent se donner l’alarme l’un l’autre : sans le vouloir on porte la main à son nez.
C’est que la cire est si malléable qu’elle permet d’atteindre un naturalisme et un illusionnisme presque gênants pour l’œil humain. Employant simultanément les trois dimensions, caractéristique propre à la sculpture, et la couleur, habituellement réservée à la peinture, c’est parce qu’elle est si parfaitement mimétique que la cire dérange : ce n’est pas pour d’autres raisons que c’est précisément ce matériau qui est employé pour les troublantes reconstitutions des musées Grévin et de Madame Tussauds.
Terminons cette rapide revue avec deux œuvres peintes au XIXe siècle. La peste a alors disparu d’Europe mais elle sévit encore en Asie et les troupes de Bonaparte la retrouvent en 1799 à Jaffa, lors de l’Expédition d’Égypte : plusieurs soldats français contractèrent alors le mal et Bonaparte, pour soutenir le moral de ses troupes, visita le lazaret où les moribonds étaient reclus. Alors que Bonaparte devient Napoléon Ier en 1804, la même année Antoine-Jean Gros (1771-1835), l’un des peintres officiels du régime, reçoit la commande d’une immense toile représentant la visite du général aux pestiférés de Jaffa cinq ans plus tôt. Dans cette grande machine de sept mètres de large, le futur premier consul apparaît au milieu de la composition en thaumaturge glorieux, touchant de la main un malade, dans un clair écho à la croyance qui voulait que les rois de France puissent guérir les écrouelles par l’imposition des mains. Par cette image de propagande, le nouveau souverain tente de se replacer dans la lignée des Capétiens et de légitimer sa propre dynastie, fraîchement installée sur le trône vacant de France. En réalité, la visite de Bonaparte au lazaret de Jaffa ne dura que quelques instants et il est acté qu’il n’approcha aucun pestiféré de trop près.
De l’autre côté du spectre de cette vision politique de la peste, à l’autre bout du siècle, le peintre symboliste suisse Arnold Böcklin (1827-1901) livra une vision allégorique très personnelle de la mort noire. Le tableau intitulé La Peste fut peint à la fin de sa vie, en 1898. Le peintre, qui survécut au typhus et avait perdu plusieurs de ses enfants à cause de diverses maladies, semble jeter un regard désabusé et fataliste sur son existence. Le tableau, qui s’insère dans une tradition artistique forte (on pense aux gravures apocalyptiques de Dürer) se démarque par sa palette sobre, où dominent les couleurs éteintes et ternes. Au bout d’une rue dévastée qui se déploie dans la profondeur, une femme décharnée aux pupilles vides, la peau verdâtre, vêtue de noir et portant la faux de la Mort chevauche une sorte de dragon–vautour aux ailes de chauve-souris. Cette personnification de la peste remplit la plus grande partie du champ de l’image, bouchant la perspective, empêchant le regard du spectateur de fuir. Böcklin nous dit par là qu’il est impossible d’échapper au fléau de la Mort noire. Sous l’horrible créature, on retrouve l’emploi d’une synecdoque visuelle classique pour condenser en trois personnages les effets de la maladie : une jeune fille, une femme d’âge mûr et un homme aux cheveux grisonnants – toute une famille réunie. L’originalité de l’œuvre réside dans le traitement coloré de ces personnages, qui les charge symboliquement : la jeune fille est vêtue de rouge, symbole du sang versé mais aussi de la vitalité ; elle pleure sa mère terrassée, étendue en travers de la voie, tout de blanc vêtue, comme la Vierge ou une vestale innocente, tandis que le vieux père, adossé au mur de la maison, la peau tannée par l’âge et la maladie, se laisse prendre par le souffle morbide du vautour. À travers cette figure du vieillard prêt à se faire emporter par la mort, est-ce Böcklin lui-même qui s’est représenté, accablé mais surtout résigné au terme d’une existence marquée par la disparition successive d’une bonne partie de ses familiers ? L’artiste décèdera trois ans après avoir peint ce tableau, pourtant exécuté à une époque où la médecine avait enfin appris à traiter la terrible maladie.
Aujourd’hui encore, la peste, bien qu’éradiquée depuis longtemps, reste une référence forte dans notre société. Elle demeure présente dans l’imaginaire de tous, signe des stigmates qu’elle a imprimé dans les mentalités occidentales pendant les siècles de son règne sur nos cités impuissantes. Même dans le langage, les références à la pestilence sont restées alors que le mal a été vaincu il y a des lustres. On continue de dire d’une personne indocile (généralement féminine) qu’elle est « une peste » ou de quelqu’un d’exclu qu’il est un « pestiféré ». On peut même « pester » contre un individu qui nous agace et le maudire en disant « peste soit de lui ! ».
Le coronavirus qui sévit en ce moment aura-t-il dans l’imaginaire collectif le même destin que la peste ? Sera-t-il une source d’inspiration pour des artistes dont l’œuvre est censée refléter les passions et les craintes de nos sociétés ? Rien n’est moins sûr : mis à part sa létalité évidemment cent fois moindre, la principale différence d’avec la peste est que l’épidémie qui a provoqué l’arrêt du monde depuis deux mois n’a pas de visage. En 2020, progrès médical oblige, on ne voit pas les malades, tout se passe dans les hôpitaux, à huis-clos, à l’abri des regards. Autrefois, les rues des villes étaient pleines de cadavres. Aujourd’hui, elles sont simplement vides. Le vrai visage du coronavirus, c’est l’isolement, la solitude du confinement et de la distanciation sociale. Une parenthèse de silence dans nos vies contemporaines affairées : voilà, peut-être, ce que les artistes raconteront et retiendront de cette période hors-norme pour l’habitus de l’homme moderne, lui qui est devenu si étranger à l’ombre de la mort – et d’autant plus craintif de sa menace.