Comme chez Le Tintoret [voir article précédent], dans les centaines d’ex-voto placés dans les églises après les épidémies en remerciement à un ou plusieurs saints pour avoir mis fin à la pestilence, on voit directement les morts des pestes. Mais selon une vision très particulière. Les artistes ne représentent presque jamais les corps décharnés, noircis et défigurés par les bubons de la peste : idéalisation artistique et règles de la convenance obligent, la corruption de la chair n’a pas de place dans le sanctuaire de Dieu. On ne peut ni ne veut montrer à la communauté des fidèles ce mal qu’on ne sait pas vaincre. Les morts dépeints pour rendre grâce à Dieu d’avoir mis fin à l’épidémie sont des corps à demi nus, représentés allongés, au repos, comme s’ils étaient endormis. Ils sont même parfois alanguis de manière quasiment sensuelle : c’est le cas des corps masculins dénudés figurés au bas de la grande fresque peinte par Cesare Nebbia à Pavie en 1603-1604 et représentant Charles Borromée durant la peste de Milan en 1576 – le corps le plus en vue donnant même l’impression qu’il se touche le sexe de la main gauche.

Cesare Nebbia, Charles Borromée durant la Peste de Milan de 1576, 1603-1604, fresque, Pavia, Collège Borromée.
Cesare Nebbia, Charles Borromée durant la Peste de Milan de 1576, 1603-1604, fresque, Pavia, Collège Borromée.

Dans la plupart des tableaux d’église, pour faire comprendre au spectateur qu’il s’agit bien de pestiférés qui sont montrés dans le registre inférieur de ces ex-voto, une convention assez suivie veut que les peintres représentent un ou deux personnages vivants, agenouillés près des corps sans vie et portant la main à leur nez pour se protéger de l’odeur fétide des cadavres en décomposition. Un bon exemple est le grand tableau du peintre flamand Jacob van Oost le Jeune représentant Saint Macaire de Gand secourant les pestiférés, peint en 1673 et conservé au Louvre. Les quelques personnages morts amassés dans la partie inférieure du tableau fonctionnent comme une synecdoque – la partie pour le tout : il faut au moins un homme et une femme morts ainsi qu’un enfant, représenté parfois mort parfois encore vivant et, dans ce dernier cas, pleurant sur le sein de sa mère désormais froid et desséché (l’allaitement étant généralement entendu comme une allégorie de l’abondance, ici cette image en négatif fonctionne comme un symbole de la misère et du dénuement). Ces quelques personnages de sexe et d’âge différents valent comme représentation de tous les morts terrassés par l’épidémie.

Jacob van Oost II, Saint Macaire de Gand secourant les pestiférés, 1673, Paris, musée du Louvre.
Jacob van Oost II, Saint Macaire de Gand secourant les pestiférés, 1673, Paris, Musée du Louvre.

Il existe un autre moyen pour les artistes d’évoquer la peste en dehors des grands tableaux d’église et des vues de villes dévastées par la pestilence – représentations documentaires auxquelles la plupart des peintres rechignaient, les vues urbaines étant considérées comme un genre artistique mineur en Europe, Pays-Bas exceptés, jusqu’au XIXe siècle : passer par le truchement de l’histoire antique. Un épisode de la Bible, « La Peste d’Asdod », tiré du premier Livre de Samuel, a quelquefois été représenté par les artistes. L’histoire est la suivante : les Philistins sont vainqueurs des Israélites à Afek et leur dérobent l’Arche d’alliance renfermant les Tables de la Loi. Ils osent déposer l’Arche dans le temple de leur dieu, Dagon, ce qui provoque la colère de Dieu : l’ire divine brise la statue de Dagon et les Philistins sont alors frappés par une peste qui les décime.

Nicolas Poussin, La Peste d'Asdod, vers 1630, Paris, Musée du Louvre.
Nicolas Poussin, La Peste d’Asdod, vers 1630, Paris, Musée du Louvre.

Un tableau célèbre sur le sujet est l’œuvre de Nicolas Poussin (1594-1665), le grand représentant du classicisme. On retrouve les mêmes expédients que ceux employés dans les tableaux d’autels afin de figurer la maladie : au premier plan une femme morte gît, ses deux enfants nus pleurant à ses côtés, complètement livrés à eux-mêmes, tandis que deux hommes encore en vie se portent la main au nez à cause de la puanteur. Deux autres hommes, à l’arrière-plan, portent un défunt pour l’enterrer, dans une pose qui rappelle celle de L’enterrement du Christ, et se réfère aux monatti, jeunes hommes chargés de nettoyer les rues des cadavres lors des pestilences en Italie. Le tableau peut être interprété en clé stoïcienne, doctrine philosophique chère à Poussin, comme une réflexion sur l’hybris : les hommes sont punis par Dieu pour leur arrogance. Mais le tableau, peint par l’artiste français à Rome vers 1630, est aussi une référence à la situation de l’époque : l’Italie du nord connaissait cette année-là la plus terrible épidémie de peste de son histoire. 

C’est justement en Italie qu’on trouve le plus grand nombre de représentations de la peste à l’âge moderne. Les raisons en sont simples : à cause du climat méditerranéen chaud, les épidémies de peste bubonique ont plus de chance de survenir dans ce pays que dans l’Europe du nord. L’Italie est aussi la plus grande civilisation urbaine du temps : de nombreuses cités avoisinent ou dépassent les cent mille habitants, dès la fin du XVIe siècle. Et la plupart de ces cités sont de grands ports, ouverts sur la mer et l’Orient. Elles sont la porte d’entrée de mille richesses mais également de mille maladies, souvent venues d’Asie. Ainsi, Venise est frappée par la peste en 1575, Milan en 1576-1577, Venise et Milan à nouveau en 1630, Naples, Gênes et Rome en 1656. Et comme ces villes sont également de grands centres artistiques, on y trouve bien des évocations historiques ou allégoriques des épisodes de peste qui les ont dévastées : des tableaux d’autels dans les églises, à la fois ex-voto et memento mori, mais aussi des représentations documentaires, pour nous très intéressantes, figurant la cité en quarantaine livrée à elle-même.

Micco Spadaro, La place du Mercatello à Naples pendant la Peste de 1656, Naples, Museo San Martino.
Micco Spadaro, La place du Mercatello à Naples pendant la Peste de 1656, Naples, Museo San Martino.

Micco Spadaro (1609-1675) est un peintre de l’école napolitaine dont les tableaux relatent les grands évènements qu’a connu la cité au XVIIe siècle. Il a livré l’une des très rares représentations contemporaines de la peste qui foudroya Naples et l’Italie méridionale en 1656, à travers une vue à vol d’oiseau représentant la place du Mercatello à Naples – aujourd’hui connue sous le nom de Piazza Dante – pendant l’épidémie. Si le tableau semble réaliste à première vue, il réunit en vérité dans le même espace un grand nombre de scénettes différentes qui condensent tous les comportements types de la population confinée de force dans la ville. L’effet général recherché est celui de la confusion et de la promiscuité : une confusion plastique avec l’enchevêtrement de tous ces corps, vivants ou morts, remplissant complètement l’espace qui reflète la confusion réelle que provoquait la peste dans l’organisation de la cité. Dans le tableau, des représentants de toutes les classes sociales se rencontrent, se mélangent, on voit des aristocrates, des bourgeois, des roturiers, les moribonds se mêlent à ceux déjà morts, les enfants dont les parents ont été emportés par la maladie errent sans raison ni but, des vols sont commis et des rixes éclatent, tandis qu’au premier plan des nobles montés sur leurs destriers tentent de fuir la scène et de franchir les portes de la ville qui se ferment, prenant au piège la population. Cette toile est une sorte de concentré des conséquences de la peste sur l’ordre social et le dérèglement qu’elle provoque. Seule note d’espoir : l’apparition – bien discrète, il faut l’avouer – de Jésus et de la Vierge dans le ciel. Seule la coupole de l’église, à gauche, s’élève haut dans le ciel bleu et échappe aux miasmes. À une époque où la médecine est notoirement incompétente, la religion devient l’unique refuge.

Domenico Fiasella, La peste de 1656 à Gênes, 1658.
Domenico Fiasella, La peste de 1656 à Gênes, 1658.

On retrouve une vision similaire chez Domenico Fiasella (1589-1669), peintre génois, qui livra une image de la même peste de 1656 qui affecta aussi Gênes, terrassant une bonne partie de la population. Le registre est ici mixte, c’est-à-dire que le tableau est à la fois une représentation réaliste et une image allégorique puisqu’au milieu de la ville, dont on reconnaît certains monuments comme le grand phare dominant le port (à gauche à l’arrière-plan), le char de la mort traverse les rues ravagées. Il est mené par une très rare personnification de la peste, dépeinte comme une femme livide aux seins décharnés tandis qu’à l’arrière de la charrette le squelette de la Mort fauche les moribonds. Le diable survole la scène, versant depuis un chaudron la lave de l’enfer, qui représente la maladie infectieuse qu’il répand sur l’assemblée : ici pas de rémission, pas d’aide divine, point d’espoir comme dans le tableau napolitain de Micco Spadaro. La vision de Fiasella est particulièrement noire : dans les scénettes dépeintes, on voit le pire de l’être humain s’exprimer puisque parmi les morts et les mourants, on remarque sans peine, sur la gauche, un homme ayant volé une bourse pleine d’argent qui tente de se frayer un chemin pour sortir du champ de l’image en catimini…