Le conte des deux cités, c’est ce roman indépassable de Dickens, qui décrivait, avec son ironie implacable et sa loyauté maintenue aux personnages, les divisions de classe de l’Angleterre victorienne. A quelques jours du Brexit, l’Angleterre ressemble, de nouveau, au roman de Dickens.
Prenez l’affaire Meghan Markle. L’épouse du Prince Harry avait fait une entrée tonitruante dans la famille royale. Mariage fastueux et people ; prêtre Afro-Américain citant Martin Luther King ; Stand by Me devant l’autel plutôt que God Save the Queen. Elle est millionnaire, américaine, actrice, métisse. La monarchie britannique, dit-on souvent, est une hydre à deux têtes : l’une, ennuyeuse, rigide, fade, pleine de componction admirable et de respectable insipidité, représente son côté vénérable. L’autre, flamboyante, indomptable, individualiste, avide de gloire et de bonheur, son aspect redoutable. C’est le conte des deux monarchies : le duc de Windsor, qui renonce au trône pour sa femme, contre le fade, mais héroïque, George VI son frère. Elizabeth, austère, ennuyeuse et insensible, contre la mirobolante Margareth, sa sœur. Charles, le Prince de Galles, charismatique comme un tabouret, et l’ultra-célèbre Diana, son épouse. Cette opposition – qui, restons raisonnables, n’atteint pas les proportions de Dionysos contre Apollon – constitue toute la trame de l’excellente série The Crown sur Netflix, dont la thèse, explicite, est que les règles d’airain de la monarchies, immuables et rétives à l’épanouissement des individus, privilégient toujours les femmes et hommes de sang sensibles à leurs devoirs, plutôt qu’à leurs amours. L’obéissant Georges VI rentre dans l’Histoire, quand son frère sacrilège et parjure, est maudit. Elizabeth est révérée, sa sœur, Margareth, moquée.
Or, Harry et Meghan sont clairement du côté de leur arrière-grand-oncle, Édouard VIII, celui qui préféra l’exil et l’abdication à la séparation sentimentale. Le duc et la duchesse de Sussex viennent de renoncer à leur titre, à leur pension, pour, éloignés de l’attention médiatique, profiter d’une vie plus sereine. Il faut dire qu’ils ont été mis à rude épreuve. Les tabloïds, et le plus important comme le plus conservateur d’entre eux, le Sun, les ont placés sur le gril des trompettes de la renommée, bien mal embouchées, comme le chantait Brassens. Avec une pointe, à peine dissimulée, de racisme à l’égard de Meghan, le Sun les a conspués comme de capricieux enfants richissimes, prêts à toutes les lubies avec l’argent du contribuable, ce qu’ils sont probablement aussi. Entre la vertueuse Kate, épouse de William, l’héritier du trône – Anglaise bien née, qui se prête à toutes les figures imposées de la monarchie – et l’impétueuse, et étrangère, à tous égards, Meghan, la presse a dressé un contraste facile. Probablement écœurés, se sentant rejetés – sans doute inadaptée à ce monde étrange et difficile pour Meghan, et traumatisé par le sort de sa mère pour Harry –, ils ont craqué et, dans un geste très étonnant, ont renoncé à leurs privilèges comme à leur place dans la famille royale. Le plus étonnant, c’est qu’Elizabeth ait donné son blanc-seing, car elle est elle-même traumatisée par l’abdication de son oncle, vu comme un nazi, inconséquent, puéril, profanateur des symboles de la monarchie et indirectement responsable de la mort de son frère projeté sur le trône et mort, prématurément, de sa lourde charge. Personne n’est censé renoncer à sa charge royale, mais la Reine a dû se dire qu’il valait mieux un accord à l’amiable, plutôt qu’un scandale.
Tout cela, comme d’habitude avec les royals, n’aurait absolument aucun intérêt, si cela ne disait pas quelque chose du Royaume-Uni. Le pays est sens dessus-dessous. C’était un Royaume ? L’un des princes vient de renoncer à son titre, quand Andrew, le fils d’Elizabeth, est impliqué dans l’affaire la plus sordide qu’il soit, celle liée à Jeffrey Epstein, dont il était proche, ce qu’il nie contre toute vraisemblance. Un Royaume uni ? L’Ecosse veut se séparer des autres nations de l’Union. L’Irlande du Nord, pour cause de Brexit, est en chemin vers la réunification, fut-elle lointaine. Le pays a connu une série de séismes politiques – une Première ministre régulièrement humiliée, et Boris Johnson dont la Cour suprême du pays a indiqué qu’il avait osé mentir à la Reine pour suspendre une institution, le Parlement, qui faisait l’orgueil de la nation. Le Brexit, outre qu’il reconfigure totalement la place du pays dans le monde, a divisé profondément toutes les familles, toutes les amitiés. Or, si la famille royale est censée avoir la moindre utilité, c’est justement pour rassembler et incarner l’unité, typiquement dans ce genre exact de situations, où tous les Britanniques sont déboussolés. Mais voilà, les Windsor traversent eux aussi une crise de générations, et de conflits de loyautés, la pire, peut-être, depuis la mort de Diana et l’abdication d’Édouard VIII.
Mais le plus intéressant, ce sont les sondages. Et on retrouve, à propos de Meghan, le conte des deux cités : d’un côté, un Royaume moderne, progressiste, cosmopolite et libéral, de l’autre, un Royaume plus populaire, plus vieux, plus rétif à la modernité. Les électeurs âgés, ceux qui ont voté en majorité pour le Brexit, et ont même fait pencher la balance, sont ceux qui ont rejeté Meghan, et désapprouvé toutes ses actions. Les plus jeunes, ceux qui ont voté majoritairement pour rester dans l’Union Européenne, ont pour la plupart considéré que la duchesse de Sussex était une figure moderne, libre, et qu’elle avait raison. Ainsi, par une ruse de l’Histoire, les électeurs conservateurs et pro-Brexit, par leur animosité à l’égard d’une personnalité en dehors des codes, ont poussé Meghan et Harry à la démission, et donc fragilisé une institution, la monarchie, qu’eux, les personnes âgées et frileuses, chérissent par dessus tout. C’est, comme pour le Brexit, un choix anti-rationnel, et stupide à long-terme, mais c’est celui du peuple britannique. Ainsi, plus que les états d’âmes des princes de sang, la monarchie symbolise, à son corps défendant, les hésitations contre-logiques de son peuple. Mais, après tout, n’est-ce pas, aussi, son métier ?