Le Cadogan Hall affiche complet depuis des semaines. 950 spectateurs (dont pas mal de français expatriés) ont donc pris un ticket pour assister à «Last Exit before Brexit», sans trop savoir à quoi s’attendre. Personne n’imagine pour autant assister à une conférence classique du philosophe français. D’autant que sur la scène se trouve une baignoire, un bureau, une méridienne, des piles de livres, une bouteille de whisky. Un happening se prépare-t-il ? La musicienne Daphne Guinness a pris place dans la salle, tout comme les fidèles compagnons du penseur, Gilles Hertzog et Jean-Paul Enthoven, le teint plus halé que jamais. Et puis à 20h00 tapantes, les lumières s’éteignent et le philosophe fait son entrée. Nous voilà immédiatement plongé dans sa tête et sur son terrain de jeu préféré. Nous sommes donc à Sarajevo, moins de deux heures avant le début de la conférence que le philosophe doit donner sur ce fichu Brexit. Chemise blanche sur costume sombre, Bernard Henri Lévy s’exprime dans un anglais approximatif, surjouant même son accent frenchy. Il est perdu, au bord du désespoir. «Le Royaume Uni ne peut pas quitter l’Europe, puisqu’il en est le cerveau».

Entre souvenirs intimes, photos de lui sur sur le terrain et tirades enfiévrées, BHL fait le show. Il est d’ailleurs régulièrement interrompu par des (faux) sms ou des (faux) mails qu’il reçoit en direct sur un écran placé au-dessus de lui. Moments comiques, qui permettent d’alléger un peu le propos du soir. Car oui, BHL est inquiet. Il se pose comme le dernier rempart, le général d’une guerre qu’il faut mener brièvement. «Nous avons six mois devant nous pour éviter le Brexit » estime-t-il, implorant pour un nouveau referendum. «Car si l’Angleterre s’en va, nous irons inévitablement vers la sortie de l’Italie, voire de la France», dénonçant du même coup les figures populistes en Espagne, en Italie ou en France, qui se dirigent de plus en plus vers le pouvoir. BHL gronde, tonne, tape du poing. Il convoque les grandes figures de l’histoire européenne, les politiques Robert Schuman ou Simone Veil,  les économistes Adam Smith ou John Maynard Keynes. Mais pas seulement. David Bowie, Anne Frank, Zidane sont également conviés dans le monologue du philosophe pour appuyer son propos. Car oui, la logique même de l’Europe, telle que nous la connaissons, est anglaise. «Tout le monde le sait» ironise le philosophe. «Elle a été conçue à Londres en 1945. Et la quitter, c’est l’assurance d’une catastrophe». Voilà pour le fond.

Car sur la forme, on assiste, médusé, pendant près de deux heures, à une incroyable performance. BHL n’a plus peur du ridicule, plus l’âge pour se soucier des convenances. Puisqu’il est sur scène, autant jouer. De plus en plus porté par son texte (qui est en réalité une adaptation de sa pièce «Hotel Europe» jouée par Jacques Weber à Paris en 2014), BHL l’orateur parfois outrancier se transforme en comédien illuminé. Totalement submergé par sa cause, il arrive à tenir en haleine un public qui ne savait pas à quoi s’attendre et qui doit suivre sa pensé complexe, sautant d’une idée à une autre. Heureusement ses fameux mails et sms cassent le rythme de la pensée en action. BHL se prend clairement au jeu de la comedia dell ‘Arte, descendant une bouteille de whisky, s’endormant sur le sofa, avalant des pilules contre le mal de tête.

On jurerait volontiers qu’il a fait ça toute sa vie. Sans crier gare, alors qu’il raille les idéaux européens sur le point de s’écrouler, le voilà qui s’approche de la baignoire, arrache le fil de son micro et se jette dans l’eau du bain. N’en jetez plus. Durant la dernière demi-heure, BHL va jouer trempé, micro en main, livrant un dernier plaidoyer pour réformer l’Europe. Le philosophe estime que l’Union a besoin d’être incarnée, que ses billets de banque ne peuvent se contenter d’afficher des ponts et qu’ils feraient mieux d’arborer les visages d’Edmond Husserl ou d’Anne Frank. L’artiste semble ne plus vouloir quitter l’arène, désormais éclairé par un simple halo de lumière blanche. Micro en main, il prévient, «Jeremy Corbyn n’est pas la solution», l’accusant d’un antisémitisme latent. Tacle Macron «qui n’est pas français mais Londonien». Et termine dans une dernière supplique. «Je rêve d’un président de l’Europe élu au suffrage universel, d’un gouvernement de l’Europe dans lequel Michel Houellebecq occuperait le portefeuille du bien-être des animaux». Une dernière pique pour Ken Loach, le cinéaste ayant récemment un peu trop flirté avec le négationnisme. Et BHL de conclure «C’est notre dernière chance pour remettre en cause ce Brexit, notre « last exit before brexit »». Noir. La foule l’ovationne. Bernard répond par des baisers qu’il envoie de sa main. On ressort convaincu d’avoir assisté à une véritable «once in a lifetime performance». Ou comment mettre toutes ses forces dans une bataille, qui sur le papier, paraît perdue d’avance. Mais n’est-ce pas là le vrai métier du philosophe ?