Les Anglais sortent cahin-caha de l’Union européenne. Les Londoniens, eux, se pressent pour entrer au Cadogan Hall. Ils sont civilisés et très ponctuels, sous des tilleuls et à la lumière des taxis rutilants comme des jouets d’enfant : presque un cliché vivant. Il est 19 heures ce lundi 4 juin, presque deux ans après le référendum sur le Bexit. Bernard-Henri Lévy, à l’invitation de Sophie Wiesenfeld, de l’Hexagon Society, propose une soirée intitulée Last exit before Brexit. La salle est une ancienne église néo-byzantine, aux ogives blanches. Lorsque Lévy entre en scène, l’ambiguïté entretenue autour de l’événement joue à plein : est-ce une conférence ? C’est en fait du théâtre. La mise en abîme, le making-of d’une conférence d’un philosophe français, engagé, pro-kurde et pro-bosniaque, qu’on a d’autant moins de mal à reconnaître qu’il est joué par BHL lui-même. Est-ce la distance avec ses contempteurs français ? La sorte d’élégance du visiteur de passage qui convient, avec ses hôtes, de ses défauts nationaux ? La nécessité de charmer un public, pour une fois, peu encombré de préjugés ? BHL, en tout cas, est virtuose dans l’autodérision, le clin d’œil malicieux, la comédie de soi. Il fait rire la salle en taquinant Macron, en improvisant du Shakespeare, ou en exagérant un accent français qu’un seul séjour d’échange lycéen suffit généralement à éroder. Il est brillant, il le sait, il s’amuse – de lui, de ses ennemis, de nous, et comme un enfant – et la salle est sidérée. Il est tour à tour si parfaitement lui et si parfaitement peu dupe de son personnage que la schizophrénie théâtrale échauffe les esprits les plus suspicieux. Il imite Thatcher, évoque une seconde son enfance («You are alive thanks to Mr Chrurchill, my mother said to the little child I was»). Non content de jouer, de tête, une heure et demie de monologue, il plonge au passage dans une baignoire, en ressort, continue. Le public anglais ne prend pas mal la métaphore : on est toujours ridicule quand on a pour orgueil, comme ce peuple insulaire, de vivre entouré d’eau. À la fin, la salle chavire et applaudit à tout rompre. Finalement, cette adaptation anglaise de la pièce Hôtel Europe n’est pas une bataille d’Hernani. C’est le spectacle d’une nouvelle métamorphose pour cet amoureux des poly-destins, Bernard-Henri-les-vies.

Les splendides isolements peuvent être des parenthèses

En 2016, le débat sur le Brexit fut, de l’avis général, une catastrophe. Non seulement en son issue, mais dans ses conditions : une députée a été assassinée. La classe politique britannique y a établi une sorte de record dans le pathétique, le carriérisme, la stupidité des petits jeux d’appareil, et l’absence stupéfiante du sens des responsabilités. Bernard-Henri Lévy replace, avec son Last Exit before Brexit, les enjeux à un autre niveau, celui de la littérature. C’est Husserl – la défiance contre le naturel, le natal et le national – contre Heidegger. C’est le meilleur de l’Angleterre – Beveridge, Locke, Turing, Keynes en face de qui le populiste Farage fait peu le poids. Lévy est animé de l’idée si européenne, si londonienne, d’un continent des intellectuels, des sociétés savantes, des ruelles cosmopolites et des salons d’exilés. Il vient en ressusciter le souvenir – le propose, convainc, mais le geste explique, en soi. Sur scène, il invite par FaceTime le Britannique Salman Rushdie à dire quelques mots. Dans la salle, Martin Amis acquiesce. Les écrivains peuvent-ils sauver le monde, ou, du moins, leur pays ? Non, mais ils ont le devoir d’essayer.

Dans ce blitz éclair, Lévy étalonne la misère contemporaine britannique avec les références qui ont fait la gloire du royaume. Les écrivains ont cette tâche spéciale : être comme la conscience de Caïn, même dans la tombe, jauger les erreurs de leurs compatriotes, et ne pas se lasser de les tourmenter. Les Britanniques changeront-ils d’avis ? Les Tudor ont résisté au pape, et Pitt à Napoléon. Mais les splendides isolements peuvent être des parenthèses. Il soufflait, en tout cas, au Cardogan Hall de Londres lundi quelque chose de l’exhortation du poète Tennyson à la fin de son «Ulysse» : «Venez mes amis/Il n’est pas trop tard pour partir en quête/D’un monde nouveau/Car j’ai toujours le propos/De voguer au-delà du soleil couchant/Et si nous avons perdu cette force/Qui autrefois remuait la terre et le ciel/Ce que nous sommes, nous le sommes/Des cœurs héroïques et d’une même trempe/Affaiblis par le temps et le destin/Mais forts par la volonté/De chercher, lutter, trouver, et de ne rien céder.» Comme Ulysse à Ithaque, avec le Brexit, les Anglais ont retrouvé leur île, séparée du continent. Retrouveront-ils leur cœur héroïque pour voguer au-delà du soleil couchant ? C’était le pari – théâtral, sophistiqué et épatant – de BHL à Londres.