Sur Radio Lomé, la chaleur de la voix mélodieuse de Bella Bellow, belle comme le bleu de la mer posée sur le point du jour :
«Blewuhéé, blewuhéé, bléwuhé miade afé lo… Patience, patience, c’est avec la patience qu’on pourra atteindre notre but… Nous arriverons… Seul le possesseur de cet univers connait les problèmes intimes de notre vie…»
Nous arriverons. L’obscurité un instant caduque, le soleil dégagé des profondeurs du sommeil, sur la route, voilà Lomé, cortèges de corps ondulant en costume cravate, jeans serrés ou pagnes multicolores ; Lomé, hors du lit, qui grouille et parle. Parle mina, parle éwé, parle kabiyé, parle mooba, tem, peul, parle avec ses mains, parle avec ses bras, sa crinière, ses jambes, les colonnes de rêves grappes d’écumes, flots incessants et intarissables.
Voilà Lomé, poumons et ventre, la rage de continuer plongée sur les artères, la trépidation, l’accent parfois heurté ; Lomé, à l’endroit et à l’envers, le devoir et la volonté, les pots fumant d’échappement, le geste secousse, tantôt lenteur, tantôt rapide et saccadé ; Lomé, avec ses hauts et ses bas, qui s’allonge sur le bitume, les roues de toutes origines. De la cathédrale rue du Maréchal Foc aux temples du vaudou, du Togo Railways sans chemins de fer au port de pêche, chacun son temps, chacun son rythme.
Blewuhéé, blewuhéé.
Le cuir sous pressions, craquelé d’incertitudes et d’accablement, il y a ceux qui cheminent la cadence lourde de désolation, les corps saturés de lassitude, les jambes recourbées sous le poids du désarroi, un pied piétinant l’autre. Ceux qui ne comptent pas, ceux qui, les bras marteaux-piqueurs, creusent le sol, ramassent la crasse, se lamentent sans jamais pleurer leur malheur, prient, élèvent des prières vers là-haut, espérant la clémence du ciel, prient, le chant suspendu au seuil de l’inconnu par des frissons réinventant les Negro-Spirituals. Nobody knows… Qui connaît les problèmes intimes de l’existence de ceux-là ? Qui connait le calvaire de ces hommes et femmes de peu qui portent jusqu’au rythme de leur dernier sang tout ce qui écrase, tout ce qui est lourd, tout ce qui épuise, tout ce qui entrave, tout ce qui empêche de lever les pieds ? Qui peut dire la douleur de ces hommes et femmes de rien, vendeurs d’eau sans espérance qui n’ont pour toute audace que l’endurance et, comme unique consolation contre la misère qui maintient à terre, que l’insondable bleu du ciel ? Qui connaît la peine et l’odeur de ces silhouettes en lambeaux, qui s’en vont à la vie chaque matin comme on part à la guerre sans espoir de retour, sans savoir d’où tombera le prochain plat de Dékoudéssi ou d’Azidessi ? Nobody knows… Seul le possesseur de cet univers. Seul le possesseur !
Blewuhéé, blewuhéé miade afé lo, bléwuhé.
Chacun son temps. Chacun son rythme. Sur les sentiers de la conservation, il y a ceux qui avancent les traits vaillants poussant toutes les portes de tous les chemins qui s’offrent en limons, les ailes de force et de courage déployées, la débrouillardise à tout va, apprivoisant l’impossible et l’inimaginable, les journées et les métiers de fortune recomposant tous les objets de l’existence à leur façon. L’invention est leur refuge tant qu’ils s’éprouveront vivants dans ce quotidien qui coule vers nulle part ; la pauvreté ne saurait raturer leur génie ressuscitant jusqu’aux moteurs crevés. A chaque seconde de chaque heure de chaque jour, en avance sur les hommes et sur les dieux, ils fonctionnent à l’impossible, gagnant leur étendue en inventant, contre les lois de l’existence rétrécie, l’improbable. Leur métier n’est pas de se rendre au destin. Ils ne rêvent pas de changer le monde ; ils rêvent de changer de monde.
Blewuhéé, blewuhée. Nous arriverons.
A tire d’ailes. Il y a ceux qui voguent à tire d’ailes, le téléphone portable enraciné dans l’épaisseur de la planète. L’univers comme volonté, ils regardent la mer et ils voient, là où tout finit, là où tout commence, l’autre côté. Ils ne sont plus d’ici. Ils sont déjà d’ailleurs. Dans leur imaginaire, ils habitent les rues de Paris, les streets de Londres, les avenues de New York. Ils partiront. Ils iront là où le désir de l’illusion les mènera, l’aventure sans peur, mille espoirs, mille sourires sur le visage. Ils s’en iront comme va le fleuve qui coule et ne tarit pas de vagues.
Les périls et les misères de la traversée ne les feront pas reculer. Il faut bien descendre en enfer pour découvrir le paradis. Ils partiront. Les corps feront le voyage puisque l’esprit, le vent au large, est déjà à mille lieu d’ici. Ils partiront. Le Nord sera leur point d’arrivée et de départ. De nouveau départ. Ils partiront. Le départ est le sens de leur palpitation. Le lointain vu à la télé ou sur le net, est leur désir existentiel. Le monde est leur aspiration et leur expiration. Sur leur rétine, la Premier League et la Liga en multiplexe, Madonna et Beyoncé en live, The Voice et MTV en mondovision, les lumières de la Tour Eiffel et celles des gratte-ciels vertigineux de Manhattan en miroirs… Le monde fait partie de leurs bras, de leurs jambes, de leurs entrailles, de leur battement. Les yeux rivés sur les écrans de la scène universelle, ils respirent avec volupté les images d’un monde au visage charmant et charmeur, amoncelées en patrimoine commun, partagé ; et ils interrogent : est-ce mal, si mal, de vouloir partir ?
Les diseurs de bonnes aventures disent que, les vents n’étant pas favorables, ils ne feront pas bon voyage, qu’ils sombreront de sable ou de naufrage ; mais même sans boussole ni appareillage adéquat, ils partiront ; ils prendront la route qu’il faut prendre. Ils trouveront bien les moyens de bord pour franchir les distances, les sens interdits et les différences. Compter. Ils veulent compter. Devenir quelque chose. Quelque chose comme quelqu’un. Eux aussi. Le monde est aussi leur place. Leur géographie. Leur lieu. Ils ne sont pas le reste du monde. Ils sont le monde. Eux aussi.
Ils partiront. Ils tiendront, peut-être, le vent. Ils arriveront, peut-être, quelque part. Ils accompliront, peut-être, le rire aux éclats balancé dans la gueule du destin, quelque chose de leur vie. Ils seront, peut-être, riches ou pauvres. On les appellera immigrés ou étrangers. On les accueillera au nom de la raison et de l’humanité ou on les repoussera au nom de lamentables croyances souterraines. Ils seront l’occasion d’obscures détestations.
Blewuhéé, blewuhéé …
Lomé, soleil du soleil, vue sur le monde, cité ouverte sur la mer telle une fenêtre qui donne sur l’ailleurs ; Lomé, l’eau du ciel l’ardeur imprévisible, le battement en mille morceaux, les pieds jamais au sec, décidant, au large des palmiers, des couleurs près de la lumière ; Lomé, l’instant d’éternité qui s’étire dans chaque lieu et non-lieu, la sueur au front, vive de soif ; Lomé qui avance : chaque jour qui s’éveille est une route. Passe le soleil sur le sable, passent les chemins qui mènent vers les routes sans nombre, passent les passants qui passent, chacun son chemin, chacun sa route…
Blewuhéé, blewuhéé, bléwuhé mia da apé lo, blewu…