Je le sais d’avance. Ce texte est impossible à écrire. L’extrême-limite de la douleur, de la pensée, est franchie ; limite au-delà de laquelle la parole et la raison s’épuisent. Il va pourtant bien falloir, en parler. Même si c’est pour dire que l’on ne peut pas. On dit que l’on ne peut pas bien écrire, sous le choc. Alors, sous le choc, j’écrirai mal. Ici l’esthétique se tait. C’est sa noblesse. C’est son éthique.

J’ai appris ça sur le site d’informations Euronews. Treize mille femmes, hommes et enfants ont été, par la force des autorités algériennes, rejetés, tels des déchets humains (à ban donnés, comme le dit Gorgio Agamben dans son tristement actuel Homo Sacer) rejetés dans le désert du Sahara. Sans eau. Sans rien. Pas même leur propre vie. Ils étaient morts avant d’y entrer. 13 000. Des enfants. Des femmes enceintes. Abandonnés au désert, ce nouveau peloton d’exécution. À la Mort. Au pire de la Mort.

Ils auraient mieux fait de les tuer, tous, d’une balle dans la tête. C’eût été plus civil.

L’article précise que les autorités chargées de contrôler le flux migratoire – qui n’est nullement un flux de migrants, mais un flux de réfugiés, d’exilés, comme le rappelle salutairement Yann Moix à la doxa française –, ces autorités, dépassées par le nombre, par l’ampleur de la Catastrophe, n’ont, pour permettre Dieu sait quoi – organiser l’inorganisable ; gérer l’ingérable ; maîtriser l’immaîtrisable –, rien pu faire d’autre que recracher les exilés qui, à ce stade-là, aux yeux de leurs pauvres bourreaux, ne sont plus que des ombres, dans le feu du désert. Errer, de la mort à la Mort, tel est leur destin.

Ce texte est impossible, parce que ce qu’il tente d’élucider n’a aucun sens. À peine une forme. On est au-delà de la barbarie. On est au-delà du crime. Ce crime est commis, je risquerai le mot, en toute innocence. Au sens où le bourreau est aussi victime, mais que la victime n’est pas le bourreau.

Le Sahara est un évènement.

Ce qu’il se passe en Algérie, aujourd’hui, au moment où nous tentons de parler, c’est de la pure folie. Celle de nos dirigeants. Peut-être même, celle de notre passé.

Une sorte de méta-mal. Ni Dante, Ni Sade n’auraient pu imaginer telle géhenne.

Il semble évident aujourd’hui que le crime parfait, c’est la non-assistance à personne en danger. L’hypocrisie et l’immobilisme ; leur gloire infecte ; leur impunité triomphante.

«Pas d’autre choix», voici la devise du plus grand Mal.

Cette exécution de masse a pour singularité de n’avoir recours, en apparence, à nulle technologie, nulle idéologie. C’est peut-être pour cela qu’elle est si terrifiante ; elle se produit, de fait. Cette exécution massive, dis-je, se caractérise par une immonde, une aberrante fausse organicité. Après les fours, «mieux», le désert. Cela se fait comme ça, nul n’est coupable, le scandale s’autogénère. L’ingéniosité, contenue dans tout Crime, poussée à son paroxysme, dans une sorte de retournement dialectique morbide.

On n’y avait jamais pensé. On peut charger la Nature d’exterminer les hommes. On peut tuer sans armes. Rien que le froid ou la sécheresse, l’absence d’oxygène.

C’est cela qui se passe, aujourd’hui. Nous laissons la mer, la montagne, le désert éradiquer les populations à notre place. Nous dissimulons nos exactions derrière les éléments. Nous instrumentalisons les éléments-mêmes. C’est fort. C’est fou. Ça ne passera jamais. L’histoire est le creuset absolu des lamentations. Notre hypocrisie nous reviendra comme un boomerang, en pleine tête.

Ce qui est, aussi, éminemment horrifiant, ce sont les réactions, qui n’en sont pas vraiment, sur les réseaux. Les gens ne réagissent pas ; pas vraiment. Ils relaient l’information, et personne ne trouve rien à dire. Aucun mot, aucun émoticon, aucune même ne convient. Aucun. Juste «Lisez, lisez tout». On ne trouve rien à dire. C’est impossible. On ne sait pas qualifier cet acte. Car cet acte est un événement. Une nouvelle forme de violence.
Un lien vers l’information, et un abîme de silence pour l’accompagner.

Cette perte de l’usage de la parole, cette dénonciation aphone, est lourde de sens. Elle est le comble même de l’atroce. Son point culminant. Gilles Deleuze disait que «la violence, c’est ce qui ne parle pas». Nous y sommes.

Au mois de juin de l’an 2018, l’humanité l’aura fait ; elle aura assassiné des milliers d’hommes et de femmes en les condamnant à la pire des errances connue à ce jour ; la mortelle errance. L’exécution par l’errance forcée. En toute connaissance de cause et sans merci aucune.

Vite, vite, au désert ; comme on disait vite, vite, dans la fosse ; ou bien vite, vite, face au mur.

C’est arrivé. Cela arrivera encore. En Algérie. Ailleurs. Peut-être même en France. Déjà, les Alpes.

Non-assistance, maltraitance, esclavage, traffic, exécutions «indirectes». C’est ce que nous faisons. C’est ce que nous sommes en train de devenir. Et cette monstrueuse, insupportable, insondable aporie, entre délit de non-assistance à personne en danger et délit de solidarité.

Et nous voyons, et nous relayons, et nous pleurons, bouche bée, les bras ballants, sans une seule excuse, puisque nous savons.

2 Commentaires

  1. nom d’un chien sommes nous en 2018??? mais personne ne nous a parle de ce crime car Mademoiselle ou Madame Raphaelle Milone merci de votre superbe article cela m’a fait mal a coeur de la c…..ie humaine!!!!!!

    Romain

  2. Magnifique texte, fort et d’une vérité brûlante, violente.
    Courageuse et salutaire indignation.