Il n’y a plus ni homme ni femme, prêchait saint Paul dans son Epître aux Galates. Devant Dieu, la différence sexuelle n’avait plus de sens, de même que toutes les déterminations extérieures à l’âme. C’est d’une pensée étonnamment semblable, mais à la fois plus radicale et plus dangereuse, que je veux ici parler : celle qui pousse par exemple les professeurs de l’Université du Québec à Montréal à proposer un «français dégenré» ; la mairie d’Amsterdam à adopter «un nouveau langage plus inclusif» (entendez : qui ne fasse plus référence au sexe des administrés) ; celle de Paris à bientôt l’imiter en remplaçant les mentions de «père» et de «mère» par «parent 1» et «parent 2».

Voilà qui exprime à mes yeux un irrépressible désir de neutre. C’est peut-être la marque de notre époque, du gel désinfectant jusqu’au safe space universitaire. Des relations humaines mais aussi un langage, une littérature, une cuisine aseptisés : le désir en somme d’en finir avec le désir, d’abolir la chair et l’impureté qui lui est propre, de tuer la bête.

Il fut un temps où la reconnaissance de la condition transsexuelle valait subversion de la morale, sous sa forme victorienne à tout le moins : le corps est impur, dites-vous, nous vous prenons au mot, il est impur, hybride, insaisissable, et là est aussi sa beauté. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se profile et si, comme cent autres justes causes, celle-ci prend bel et bien le chemin d’un dévoiement totalitaire, c’est qu’ultimement, on le voit, elle s’emploie désormais à nier notre carnalité même, au nom d’ailleurs, non plus de l’exception (qui l’honorait) mais de l’égalité (qui nous humilie tous).

Qu’il y ait du masculin dans la femme et du féminin dans l’homme, qu’exceptionnellement certains d’entre nous ne se reconnaissent ni dans l’une ni dans l’autre de ces deux catégories, que la nature produise des corps divers, parfois marqués dès l’origine d’ambivalence sexuelle, voilà ce que personne de sensé ne saurait nier ! Mais tirer de ces singularités la conclusion qu’il n’y a jamais ni masculin ni féminin, que ces notions sont arbitraires ou oppressives, que par égard pour la minorité il faudrait faire honte à la majorité, voilà pousser bien loin le sophisme. Voilà surtout une drôle de manière – quoiqu’elle ne dise pas son nom – de piétiner le corps, le visible, le palpable, au nom d’une intériorité toute platonicienne.

On comprendrait encore que cette idéologie «gender-neutral» nous vienne de personnes croyantes : l’androgynie, des gnostiques jusqu’à Séraphîta, est en effet, dans les systèmes de pensée pneumatiques, à la fois un idéal, une condition décrite comme primordiale et divine, et la marque de l’élu. On le comprend moins venant de gens qui vénèrent la nature, de gens persuadés que rien de corporel ne saurait être mauvais, que rien d’immatériel ne saurait exister : comment accordent-ils leur vulgate spinozo-rousseauiste avec leur mépris d’une donnée somme toute universelle, naturelle et nécessaire, à savoir celle de la sexuation ? Remarquez, certains chrétiens dénoncent l’homosexualité comme «contre-nature» et cela n’est guère moins absurde quand on sait à quel point l’idée de nature, en tout cas de nature sacrée en soi, a peu de sens pour qui croit en celle de création et au péché originel : c’est que nous vivons en un temps où chacun, soit ignorance, soit cynisme, fait son marché conceptuel et cherche à faire tenir du moment que cela sert ses intuitions ou ses intérêts, des arguments aux prémisses incompossibles.

Pour moi, je crois que l’âme existe, quoique je sois bien incapable de dire ce qu’elle est. N’étant pas seulement mon corps, j’admets aisément qu’il y ait écart, vide, jeu entre personnalité physique, extérieure, sociale, et personnalité intérieure. Je l’admets mais n’en fais pas une généralité.

Surtout, je l’admets mais a contrario je ne refuse pas une chose parce qu’elle serait arbitraire ou contestable en son principe : nous vivons de cela, nous vivons de signes, nous vivons de conventions que nous pourrions aussi bien passer notre temps à «déconstruire» : c’est l’une des grandes tendances de la théorie contemporaine, et elle déteint hélas sur une foule de personnes qui oublient par là, sans même en avoir les moyens intellectuels, les mérites de la simplicité. Judith Butler et ses émules veulent subvertir le langage parce qu’il est conventionnel : bien sûr qu’il l’est, comme toute structure sociale ! Et après ?

Surtout, comment ne se rend-on pas compte que derrière cette critique du langage, légitime après tout, il y a bien plus dangereux que cela, il y a le vieux mythe de la pureté, il y a l’effroyable fascination de la vérité et de l’absolu ? Voilà de quoi témoigne la guerre lancée aux conventions, à tout ce qui est suspect de n’être pas la vérité pure, d’être « construit », des grands récits nationaux jusqu’à l’orthographe, guerre que nombre de gens identifient par trop à la vie intellectuelle : l’immense succès du très médiocre livre de Shlomo Sand sur l’invention (sic) du peuple juif ne vient pas d’ailleurs. Demi-habileté, bien sûr, esprit de ruse plutôt que de sagesse : sourire en coin.

Que voudrait-on au lieu des trop peu inclusifs «Monsieur» et «Madame» ? Des matricules ? Mais attendez donc : avec «Parent 1» et «Parent 2», ma foi, je crois bien qu’on y est presque. Des mots forgés pour l’occasion, de toute pièce, et qui ne suggèreraient en rien ce que cette femme et cet homme possèdent pourtant d’irremplaçable, ce qui, là, dans leur chair et leurs chromosomes, dans leurs organes, dans leur physionomie, désigne, incarnée, la binarité, l’érotisme de l’être même ?

Outre le déconstructionnisme que j’évoquais à l’instant, deux autres tendances contribuent à façonner de nos jours la théorie et le militantisme qui en découle. Tout d’abord, j’y ai aussi fait allusion, la confusion du général et du particulier. Ensuite, l’hyper-métaphorisation : porter un sombrero quand on est blanc et anglophone est une spoliation, tout rapport hétérosexuel – la moindre œillade même – est viol (MacKinnon). Il arrive que la dichotomie entre sexe biologique et «vrai» sexe relève aussi de cette tendance, et voilà en somme comment, trait totalitaire s’il en est, les mots perdent tout sens.

Si l’on en croit Pascal, ce que le demi-habile ne voit pas n’est pas seulement le bien-fondé utilitaire – que voit l’habile – de règles historiquement circonscrites. C’est aussi leur ultime nécessité – que l’habile lui-même ne voit pas. Que les attitudes « genrées » soient en partie arbitraire est probable : c’est la règle, et la règle l’est toujours. Mais l’erreur déjà commise il y a près de deux mille ans par certains dissidents du christianisme était de juger la dichotomie entre masculin et féminin comme ultimement fausse. Le premier Adam, disaient-ils, était androgyne. Cette dernière idée se retrouve à la même époque dans les commentaires rabbiniques du Midrach, mais alors que la séparation de l’humain en homme et femme est bénédiction pour les juifs, les gnostiques y voyaient un grand malheur et, niant la terre et sa binarité, rêvaient déjà d’un monde sans «Monsieur» ni «Madame».

Au moins ne niaient-ils pas qu’au niveau divin, au niveau de l’être, il y eût, mêlés, du masculin et du féminin : comme le Zohar le ferait quelques siècles plus tard, ils insistaient sur l’androgynie de la divinité même, conservant ainsi l’idée de double sexuation. C’est elle que nos gnostiques post-humains, croyant ne s’en prendre qu’aux conventions de genre, nient en dernier recours, ne voyant pas combien les conventions, aussi imparfaites soient-elles, aussi générales et, partant, inexactes soient-elles, reflètent tout de même une réalité primordiale.

Et du même coup, puisque l’exception est promue au rang de généralité, le caractère d’élection de l’androgyne humain – du transsexuel ou du transgenre – est tristement oublié. Le drame de notre temps est tout entier dans cette démocratisation de tout, au mépris de la grandeur et du singulier : démocratisation de l’amour et de l’art, démocratisation de l’exception.

Balzac dut choquer bien des gens en écrivant Séraphîta, cette histoire on ne peut plus «queer», dont le héros est tantôt femme tantôt homme : élu angélique, Séraphîtus-Séraphîta ne réclame pas pour les autres une condition qui ne peut être celle que de quelques-uns. L’Orlando de Woolf est une âme d’homme mais le corps où il se réincarne est celui d’une femme : si les victoriens nient que cela soit possible, le défaut de mes contemporains est de nier que cela soit l’exception, déniant ainsi leur grandeur même à de tels personnages.

Un nouveau front se dessine donc. Celui d’une universelle neutralité : «parent 1» et «parent 2». Une neutralité dont la fin fera pâlir les dystopies les plus audacieuses. Une neutralité de laboratoire appliquant à tous les hommes ce qui ne peut être qu’à quelques-uns. Et insultant par là même à la beauté, impure et toute simple, des relations et de la naissance. Alors, nous ne serons plus humains, mais nous aurons du même coup tué en nous et l’ange et la bête qui, tous deux, nous ont faits dieux.