Call me by your name n’est pas plus un film gay qu’un film juif : son projet est existentiel et esthétique, et c’est involontairement qu’il satisfait, si jamais il le fait, certains monomanes de l’identité. En vérité, d’autres ont aussi trouvé ses Juifs justement trop peu juifs, et trop peu «gays» ses deux héros masculins, qu’unit néanmoins une intense passion amoureuse. En un sens, ils ont raison : Elio et Oliver ne cochent pas davantage de cases que le film lui-même – ou le roman d’André Aciman dont il est l’adaptation. Juifs liés d’abord par l’Antiquité classique et la beauté italienne, homosexuels qui courent les filles et moquent les «grandes folles» (avec une cruauté, d’ailleurs, dont on s’étonne), érudits hédonistes, fous d’un amour pourtant sans avenir et qui le savent.

Le film de Guadagnino est l’histoire d’un éveil, au beau ou aux sens, cela revenant au même dès lors que le mot d’esthétique désigne, par étymologie, la perception sensorielle avant tout, du toucher jusqu’à la vue, à l’ouïe et au-delà. La douceur de ces jeunes caresses doit faire mal, comme l’oubli, la disparition qu’elles portent en germe. «Il ne m’était jamais venu à l’esprit», écrit Elio-Aciman, «que ce qui m’avait si complètement paniqué lorsqu’il m’avait touché, était exactement ce qui secoue les filles vierges quand celui qu’elles désirent les touche pour la première fois : il stimule alors en elles des nerfs dont elles ne soupçonnaient pas l’existence, ni qu’ils produisaient de tels plaisirs, bien plus troublants que ce qu’elles connaissaient jusque-là.» Si la différence d’âge est la nouvelle frontière du puritanisme, c’est que notre époque s’imagine l’amour doux, simple, qu’elle ne voit dans le plaisir que le pur contraire de la souffrance, un échange qui «ne mange pas de pain», un contrat souvent, à la rigueur quelque chose de ludique. Il n’en est rien, en tout cas pour les personnages de Call me by your name, et il doit tout au rebours entrer dans la fascination d’Elio pour Oliver bien plus qu’un plaisir sans mélange.

Voilà un film, voilà un livre qui parlent du temps parce qu’ils parlent du désir, et du désir parce qu’ils parlent du temps, ces deux dimensions ne se comprenant jamais l’une sans l’autre : Aciman a évoqué dans un bel hommage à Rohmer ces moments qui s’allongent, où plutôt que de céder à sa faim de l’autre, chacun écoute la musique de son désir et de la destinée, du sort qui y est si intimement mêlé, apprécie en connaisseur le hasard même qui l’a amené là, à ce désir et à son prochain épanchement. C’est que désirer n’est pas seulement désirer l’avoir ! Etre et avoir, dans l’écheveau du désir, ne seraient-ils pas la même chose, se demande d’ailleurs Elio ? Il veut être Oliver autant qu’il veut Oliver. Contrairement à la relation hétérosexuelle, l’amour viril va peut-être le lui permettre : call me by your name, appelle-moi de ton nom et non plus du mien ! Le sombre rêve, l’utopie de Tristan et Isolde – que dans le livre, Elio écoute justement cet été-là – pourrait peut-être se réaliser si la barrière sexuelle n’est pas. «Just two men kissing», dit-il au sujet de cette nuit où il se dénude pour la première fois face à Oliver, et plus un secret subsistant au monde. «J’aimais me sentir plus jeune et plus vieux, d’humain à humain, de mâle à mâle, de Juif à Juif. » Un amour qui réparerait donc (quoique d’une manière « hérétique»), dans la splendeur d’un jardin lombard, la faute, telle qu’en tout cas je la comprends, du Jardin primordial : le désir destructeur d’une union si complète que l’autre en disparaîtrait, que sa différence en serait annihilée.

Par la magie de quelques mots, d’images éparses (les oliviers noueux du «bosquet de Monet», les fronts moites de Rome-Termini, l’odeur saumâtre de la plage nue, les cyprès presque effleurés par le train arrivant en gare…), ou par celle d’un plan où vibre la lumière, Aciman et Guadagnino ont immortalisé l’un comme l’autre, dans leurs langues propres, la fugacité de l’été. Il y a chez eux du Bassani, du De Sica : les Finzi-Contini ne sont évidemment pas loin, et je songe, autant qu’à l’évocation nostalgique d’un paradis judéo-italien englouti, au prologue du roman, où Bassani en appelle de façon si poignante aux pauvres morts oubliés des mausolées étrusques. L’art veille, rachète de l’oubli, donne forme, sens et nécessité au hasard. Tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent… En même temps, apprend-on grâce à Oliver, quand Héraclite affirme qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ça n’est pas que tout change au point de se perdre : Héraclite croit bel et bien à l’existence de cette rivière qui coule sans s’arrêter ! Mais c’est que certaines choses ne demeurent ce qu’elles sont qu’en changeant toujours. La vraie puissance de l’art serait, dans sa fixité même, de transcrire la palpitation des choses, leur vie inextinguible.

Ce qui est à mes yeux le plus beau moment du film de Guadagnino est une séquence sortie de son imagination et de celle d’Ivory, ici scénariste. Réminiscence des dieux de marbre et de bronze qui, dans Le Mépris de Godard, sont dressés contre le ciel de Capri, elle ne figure pas dans le roman d’origine : il s’agit de la découverte de la statue d’Antinoüs sauvée des eaux, et de la réconciliation des deux futurs amants, semblable à quelque pacte immémorial, scellé autour du bras de pierre de l’éphèbe. L’eau toujours mouvante, la pierre immarcescible et sensuelle à la fois, la nouveauté d’une journée ardente bénie par l’oracle de temps oubliés, le ciel ressuscité par l’abîme.

Et puis l’Italie et ses nappes de temps incarné, de passé qui jamais ne passe, d’influx sans fond : la terre lombarde est bien l’un des personnages du film. Dans le livre, l’Antiquité est moins directement présente, mais l’Italie l’est, si c’est possible, davantage. Lors d’une escapade à Rome, Oliver et Elio apprennent d’ailleurs une drôle de manière de décrire l’existence : c’est le «syndrome de San Clemente», du nom de cette église située près de l’Esquilin, bâtie sur plusieurs anciens monuments, dont un mithræum, temple du dieu perse Mithra, et d’autres églises, successivement détruites et pourtant toujours là, en son tréfonds. «Like the subconscious, like love, like memory, like time itself, like every single one of us, the church is built on the ruins of subsequent restorations, there is no rock bottom, there is no first anything, just layers and secret passageways and interlocking chambers.» L’Italie dit quelque chose de l’humanité comme peu d’endroits au monde, elle le dit dans sa vétusté même, par ses couches superposées ou imbriquées, ses chambres de pierres et de siècles enchevêtrés, ses passages secrets, ses ruines sans commencement.

C’est sans sacrifier au narcissisme identitaire, je l’ai dit, que Call me by your name évoque la passion homosexuelle dans ses spécificités les plus concrètes, et c’est surtout sans même nous dire si ses héros sont homosexuels, comme si la question importait finalement assez peu : d’aucuns diront qu’on n’a en vérité affaire ni à de l’homosexualité, ni à de l’hétérosexualité – ni même à de la bisexualité, ces catégories n’ayant aucune valeur pour qui mène sa vie et se laisse habiter par son désir, intempestivement, à l’antique. Elio se plaît à imaginer les filles du village jouer avec le sexe d’Oliver – qui agirait en somme à la manière d’Achille aimant Patrocle autant que Briséis. Dans le livre, l’adolescent reconnaît même qu’une part de son amour pour son aîné s’explique par là, et par son désir de lui ressembler. Du reste lui-même sort avec Marzia, tout naturellement, et il serait trop facile de dire qu’il la dédaigne par la suite ou qu’il méprise ses caresses : après tout, la caméra nous le montre aussi découvrant cette sensualité-là, et en jouissant sans état d’âme.

Or c’est de la même manière, sans postulat identitaire, que Call me by your name nous parle de l’âme juive, sans avoir à nous dire pourquoi ses personnages sont qui ils sont, ce que cela «apporte» à l’intrigue, quelle morale en tirer. Et si le film finissait d’ailleurs sur une aporie ? Cette dimension ne me semble pas avoir été relevée comme il se devait : ça n’est en effet pas seulement, je crois, la parenté des deux «races maudites» décrites par Proust dans Sodome et Gomorrhe, et quoi qu’en dise au demeurant Aciman lui-même, qui importe ici. Je ne prétends pas que cette parenté ne soit pas du tout présente ou sous-jacente mais il y a plus, une dialectique anime en même temps l’œuvre, alors que si ces deux «identités» ne faisaient que renvoyer l’une à l’autre, elle ne serait pas métaphorique mais tout bonnement redondante.

L’amour d’Oliver et d’Elio est un amour viril, un amour grec. Un contraste entre leur «race» et leur identification aux purs modèles de l’idéal antique structure Call me by your name. Classique est l’antithèse de la beauté grecque et de la laideur juive, de la régularité apollinienne et du chaos mosaïque. Dans Solal, Albert Cohen le résumait ainsi : «Tandis qu’Apollon se mouchait à petits coups derrière une colonne, Moïse, homme de Dieu, tirait son vieux mouchoir à carreaux, immense, comme une tente, le secouait, l’éployait au vent de l’esprit et, regardant l’Eternel face à face, il se mouchait.» L’un des «poètes nationaux» d’Israël – mort en fait avant la création de l’Etat –, Saül Tchernikhovsky, écrivait ainsi en 1899 l’une de ses plus célèbres odes, et c’est, dans la langue même de la Bible, Apollon, seigneur du soleil et des arts, qui en est le destinataire et le personnage principal : Je suis venu à toi, dieu délaissé des siècles, / Dieu des lunes d’antan et des jours étrangers… Je suis venu à toi : ne me connais-tu plus ? / Me voici, moi, le Juif, vieille est notre querelle ! Et au sujet de son propre peuple auquel il reproche d’avoir emprisonné le puissant «dieu des déserts» par les lanières de ses phylactères, il s’écrie, amer : Trop vieille est cette race, et trop vieux est son dieu.

Et pourtant Amos Oz, qui connut enfant le poète, relève à raison dans son Histoire d’amour et de ténèbres, qu’il n’est en fait rien de plus juif que ce petit spleen de qui se fût aimé grec, que cette admiration, idéaliste ou provinciale, pour la beauté hellénique. Il ne serait pas trop exagéré d’affirmer que, de même, l’histoire de l’art a été principalement écrite au XXe siècle par des hommes de cette espèce, des Juifs, des Juifs semblables au père d’Elio, habités par la passion de la Grèce, en nourrissant même parfois un mépris de leurs propres racines. Nous sommes des Juifs de discrétion, affirme hautement Madame Perlman. Je songe par exemple à Aby Warburg, l’auteur de l’Atlas Mnémosyne et du Rituel du Serpent, qui consacra son œuvre à scruter la survivance des dieux antiques au creux de l’art chrétien et de sa morale, que cette survivance fascinait comme un gage de continuité entre les époques et les lieux («Athènes-Oraibi, tous cousins !»), et qui n’avait que dégoût pour la foi de ses pères, sans doute parce qu’il l’identifiait non seulement à l’interdit – contestable au demeurant – de la représentation, mais aussi à la destruction de toute cette richesse polythéiste dont il se plaisait à discerner les lointains échos.

Physiquement, Elio est le plus juif des deux. Oliver le plus grec. L’histoire offre en même temps une sorte de chiasme : c’est Oliver qui porte un magen David, c’est lui qui ne voit pas de problème à revendiquer son appartenance au peuple juif, fût-ce au fin fond de la très protestante Nouvelle-Angleterre. «He was okay with himself», dit Elio. C’est lui aussi qui, le premier, choisira de «se ranger» en se mariant. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce détail renvoie davantage à la préférence hébraïque pour l’hétérosexualité et la procréation, ou au modèle grec lui-même, qui admettait les amours viriles comme propédeutique à la philosophie mais aussi à la vie maritale. Qu’Oliver cependant soit en effet le plus grec et en même temps le plus juif (intellectuellement sinon physiquement) des deux, renvoie à la métamorphose contemporaine, dans la culture sioniste, des Juifs européens. L’idéal grec de Tchernikhovsky, la force phallique des Juifs du kibboutz, enfin maîtres de leurs corps comme leurs ancêtres des ghettos et des shtetls avaient su l’être de leurs âmes.

Chérubins ou divinités femelles retrouvées à Samarie, aujourd'hui au Musée d'Israël à Jérusalem, vestige artistique de l'Israël polythéiste.
Chérubins ou divinités femelles retrouvées à Samarie, aujourd’hui au Musée d’Israël à Jérusalem, vestige artistique de l’Israël polythéiste.

Voilà pourquoi dans le livre d’Aciman, Elio se voit justement respirant dans un monde mi-ghetto, mi-oasis, un havre dont il compare l’éventuelle privation à la galut, à l’exil juif – créé par son amour pour Oliver, âme sœur en Israël, son «homecoming», dont la rencontre prédestinée, dit-il, ressemble à celle de Jacob et Rachel dans la Genèse. Cette rhétorique implicitement platonicienne, répétée de loin en loin, et notamment lors de sa première étreinte («Where have I have been all my life ?») se lie sous la plume d’Aciman à la mélodie hébraïque. «Staring at his neck with his star and telltale amulet was like staring at something timeless, ancestral, immortal in me, in him, in both of us, begging to be rekindled and brought back from its millenary sleep.» Jadis ennemi ou déclaré tel, du paganisme – et c’est encore, je l’ai suggéré, le reproche que lui adresse un Warburg –, le judaïsme est aujourd’hui pour ses enfants et pour le reste d’un Occident trop oublieux, le dernier lien, vivant, avec l’Antiquité. Ce je-ne-sais-quoi d’immémorial et hors du temps qu’Elio contemple sur la nuque de son amant, ça n’est pas seulement la persistance surnaturelle de la pauvre nation sortie d’Egypte, c’est cela et c’est la Grèce en même temps, c’est l’Antiquité même.

La dialectique des deux bouts de laquelle homosexualité et judaïsme s’opposent ou se font écho, apparaît moins clairement dans le film que dans le livre d’Aciman : après avoir pour la première fois fait l’amour avec Oliver, Elio s’y sent coupable, et l’un des êtres qu’il craint d’avoir offensés en se livrant à sa passion n’est autre que cette «race» qui les a pourtant unis. Certes, il rejette aussitôt semblable possibilité, ou nie que cette offense-là soit si grave, de même qu’il préfère croire que Marzia, son amoureuse, n’est pas directement concernée par l’acte qu’il se reproche : l’idée est tout de même évoquée. Elio sait-il que cet acte d’amour qu’il regrette un instant est précisément condamné par la loi de ses ancêtres ? Il le sent en tout cas, mais celle à laquelle il se rattache, si elle contredit les imprécations du Lévitique, n’en témoigne pas moins d’une judéité réelle, peut-être plus céleste. Elio a pour lui David qui pleurait en ces termes Jonathan au mont Gilboa : Quel supplice m’est ta perte, ô mon frère, Jonathan ! Quel délice tu m’étais, plus merveilleux ton amour que celui des femmes ! Ou Moïse Ibn Ezra, ce poète séfarade qui aima des hommes et des femmes, et qui dans ces vers du plus pur hébreu adressés à un amant anonyme, répondait aux bigots, aux moralisateurs : Pourquoi, mon cœur, m’oppressent-ils, pourquoi ? / Car si d’aimer ta beauté, c’est pécher / Si c’est errer, que mon Seigneur le dise !

Le film de Guadagnino se clôt sur une autre scène étrangère au livre. Les Perlman sont de retour en Lombardie pour Noël. Ou plutôt pour Hanoucca, dont le chandelier étincelle au salon tandis que grésille dans la cuisine la graisse des latkes, ces beignets de pomme de terre râpée que la coutume ashkénaze associe à la fête solsticiale. Hasard ou non (ni Guadagnino ni Ivory ne sont juifs, et il est difficile de présumer de ce qu’ils connaissent de cette religion), la fête ainsi choisie, outre qu’elle marque le passage des saisons et l’espoir de voir revenir la lumière après sa disparition, exprime toute l’ambiguïté de la relation juive à la civilisation grecque. En effet, le prétexte de Hanoucca n’est autre qu’une victoire guerrière, remportée sur l’armée séleucide vers 160 avant l’ère chrétienne par des Juifs rétifs à l’hellénisation forcée entreprise auparavant par Antiochus IV. Seulement, ces Juifs, les prêtres fondateurs de la dynastie hasmonéenne, étaient eux-mêmes bien plus grecs, bien plus hellénisés qu’on ne l’a parfois prétendu. Fiers combattants, forts différents des chétifs prophètes dont ils défendaient l’héritage, c’est en grec que leur prouesse militaire fut contée dans les deux premiers Livres des Maccabées, et s’il est justement un autre miracle, pacifique celui-là, le miracle des lumières que seul le Talmud rapporte, c’est plutôt comme guerriers que la conscience juive moderne les honore.

Les rois hasmonéens portèrent des noms grecs, leur langue était le grec. Et dans cette langue où l’on avait alors traduit la Bible pour que pussent la lire stoïciens et platoniciens d’Alexandrie, ils se glorifiaient d’avoir triomphé de l’ennemi hellène. La maigre lueur de Hanoucca, dressée contre la ténèbre hivernale, rappelle de façon paradoxale l’impératif commun à la Grèce et à Israël : celui du beau, celui du rite, magies déployées contre l’insignifiance et la mort. Et, mine de rien, du cinéma dont on eut bien raison, à son apparition sur cette terre, d’admirer avec un enthousiasme mêlé d’effroi, l’auguste pouvoir de conjurer les fantômes. Call me by your name accomplit à merveille la mission assignée à cet art, faisant vivre pour jamais la grâce d’une jeunesse éphémère.


Call me by your name (2h 11min)
De : Luca Guadagnino
Avec : Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg plus
Genres : Drame, Romance
Nationalités Français, Italien, Américain, Brésilien

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