«In The Fade» narre une tragédie en trois actes à travers le regard de Katja, une jeune femme qui perd son mari et son fils dans une explosion criminelle à Hambourg. Alors que les autorités et son entourage pensent à un acte en lien avec le passé de délinquant de son mari, Katja est convaincue que c’est en raison de ses origines kurdes que les locaux de celui-ci ont été visés. Un couple de jeunes néo-nazis est rapidement arrêté par la police. Un carton annonce alors au spectateur la fin du premier acte.
Le film pose d’emblée une difficulté d’ordre éthique : quel est le statut de cette histoire ? Une fiction lointainement inspirée de faits avérés ? Une fiction inspirée d’un état de fait(s) ? La reconstitution cinématographique d’une authentique affaire criminelle ? Aucun carton en ouverture ne prévient le spectateur, le positionnant dans une ambiguïté narrative délibérée, mais un carton de fin fait son apparition à l’écran dans les volutes de fumée de l’acte expiatoire commis par Katja. Le texte évoque en quelques lignes les faits commis par une cellule clandestine néo-nazie, Nationalsozialistischer Untergrund (NSU), parfois nommée cellule de Zwickau, qui a commis 9 assassinats, 2 attentats à l’explosif et une douzaine de braquages, entre 2001 et 2011. Or, pour qui s’intéresse à cette facette du terrorisme peu connue hors d’Allemagne, il ne fait nul doute que ces morts sont convoqués à la sauvette pour cautionner un récit qui n’entretient qu’une lointaine parenté avec l’histoire de la NSU.
Pourquoi donc établir tardivement ce lien avec une affaire qui a provoqué des remous politiques en Allemagne ? Dans le contexte du marché allemand, ce carton final paraît plutôt inutile d’autant plus qu’il omet d’évoquer l’assassinat d’une policière de 22 ans par la NSU. Dans la perspective de l’exportation du film, le fait de mentionner la NSU revêt une tout autre valeur : il permet de crédibiliser la vision du cinéaste, tout en laissant penser que le film se rapproche de la réalité, et montre l’acquittement de terroristes néo-nazis. Cela s’appelle un mensonge : Beate Zschäpe, seule survivante de la NSU, est en fait incarcérée depuis son arrestation en 2011. Les procédures judiciaires se poursuivent dans le cadre des nombreux crimes et délits attribués à la NSU.
Dans une interview accordée au Village Voice, Fatih Akin se confie. Il évoque sa colère provoquée par les actes de la NSU mais aussi par le fait que son frère connaissait une des victimes. Il s’en prend – légitimement – aux graves dysfonctionnements des autorités qui ont démantelé cette cellule uniquement à la suite d’un braquage raté. Le cinéaste ne cesse ainsi de rattacher son film à l’histoire de la NSU dont les actes visant des personnes d’origine immigrée ne souffrent d’aucune contestation au vu des éléments matériels et des supports de revendication. Outre l’établissement des faits, l’enjeu des différents procès de la NSU réside dans la compréhension des défaillances des autorités policières et judiciaires qui n’ont pas relié les meurtres visant des petits commerçants d’origine immigrée. Deux attentats à la bombe sont également imputés au groupe, attentats n’ayant pas provoqué de mort mais qui ont néanmoins inspiré le point de départ du scénario.
Acte 1 du film
Fatih Akin est clairement peu concerné par la victime dont le traumatisme se déploie autour de vignettes relevant de l’insignifiance narrative (la mixité du couple, les rapports avec la belle-famille, le traumatisme…) et du pathos (la consommation de drogue, la tentative de suicide qui devient une vignette esthétique du plus mauvais goût).
Acte 2 du film
Comment rationaliser la haine ?
La dramaturgie et le traitement filmique s’avèrent plus élaborés mais visent à enfermer Katja/le spectateur dans une géométrie victimaire afin de rendre acceptable l’acte sacrificiel. D’un côté, l’avocat de la défense, au visage émacié, incarné par Johannes Krisch, croisement fascinant entre Reggie Nalder et Klaus Kinski, de l’autre, le jeune avocat et ami de Katja, manquant singulièrement de charisme et de subtilité («Les fascistes s’enculent entre eux»), dont l’échec se lit dès la première apparition. Autant dire que pour Akin, la justice d’un État démocratique n’est qu’une instance odieuse et dérisoire. Un membre du parti néo-nazi grec, Aube Dorée, s’invite au procès et fournit aux suspects un alibi aussi ridicule que facilement démontable. Qu’importe la grossièreté du procédé. Les deux néo-nazis doivent pouvoir être acquittés dans les règles de l’art afin de justifier la haine de Katja.
Acte 3 du film
Il est singulièrement déplaisant d’être pris en otage par ce récit artificiel et maniéré qui doit piloter l’acte ultime de la victime, lequel permettrait seul d’obtenir «justice». Décidée à en découdre, Katja se rend en Grèce pour poser des questions au gérant de l’hôtel censé avoir abrité les deux auteurs présumés de l’attentat. Elle est rapidement repérée mais parvient à s’enfuir et à localiser les terroristes qui tentent de se faire oublier.
Katja, dans une démarche mimétique, achète les ingrédients requis et fabrique sa propre bombe. Dans un premier temps, elle la place sous le mobile-home des terroristes puis se ravise avant de commettre l’irréparable, autrement dit, un attentat kamikaze. L’explosion orgasmique est filmée par la caméra qui s’élève vers le ciel, achevant de suggérer l’élévation de la victime/terroriste. Ce maniérisme est l’artifice qui achève de visualiser l’enfermement victimaire dans lequel le film s’inscrit.
«In The Fade» aurait pu être un film pédagogique et éclairant sur le terrorisme d’extrême-droite. Il n’est qu’une illustration bancale de la catharsis victimaire, celle pour laquelle le sang appelle le sang.
Pire encore, si l’on valide la démarche de Fatih Akin, les terroristes n’en finiront pas de justifier l’attentat-suicide comme seule réponse pouvant surmonter une injustice réelle ou supposée.