Aliocha Wald Lasowski : Comment situer l’actuel débat français sur le djihadisme ?

Jacob Rogozinski : C’est souvent une dispute où l’invective remplace l’analyse ! On parle à tort et à travers de l’islam sans le connaître. D’un côté, des archéo-marxistes affirment que la terreur djihadiste n’a rien à voir avec l’islam, que sa dimension religieuse n’est qu’un simple habillage et que l’on a affaire à des nihilistes qui ne croient en rien. De l’autre, il y a ceux qui identifient trop vite islam et fondamentalisme islamique, comme si tous les musulmans étaient potentiellement djihadistes : les sites d’extrême droite accusent ceux qui ne partagent pas leur intolérance envers l’islam d’être des complices du terrorisme. Je refuse la position «rien-à-voiriste» et la position anti-musulmane. Le djihadisme a une dimension religieuse, il a tout à voir avec l’islam mais n’est pas la vérité de l’islam. Il prétend combattre pour cette religion, mais il la défigure.

AWL : Qu’entendez-vous par dispositifs de terreur pour désigner les réseaux terroristes ?

J.R. : Des mots-écrans ou pseudo-concepts nous égarent : «radicalisation» en est un, «terrorisme» en est un autre. La notion de terrorisme est trop massive, trop statique, fourre-tout qui amalgame des mouvements de nature différente. Certains disent que le terrorisme est «l’arme du pauvre», technique de lutte au service des opprimés, et ils sont alors sur le point de légitimer le djihadisme. C’est pour éviter cela que je parle de «dispositifs de terreur», qui distinguent différents mouvements et stratégies. Certains dispositifs exercent une terreur limitée dans une région déterminée et ils peuvent parfois renoncer à cette stratégie, comme l’IRA, l’ETA ou les FARC colombiennes. Il est possible de négocier avec eux. Ce n’est pas le cas du djihadisme, sa stratégie consiste à imposer sa souveraineté par la terreur. Pour Daech, chaque attentat affirme son droit de tuer n’importe où dans le monde. Avec un tel ennemi, aucun compromis n’est possible. Son objectif est d’édifier un empire mondial sur les ruines de l’Occident. La perte de Mossoul ou de Raqqa n’est qu’une retraite provisoire qui prélude à de nouvelles offensives, de nouveaux attentats.

AWL : La terreur est-elle devenue l’horizon indépassable que doit affronter la démocratie moderne ?

J.R. : Oui, les dispositifs de terreur sont l’ennemi acharné de la démocratie. Sous la forme de mouvements totalitaires exerçant une terreur d’État, le fascisme et le stalinisme, de réseaux organisant des attentats, anarchistes du 19ème siècle, Brigades Rouges des années 1970 et Daech aujourd’hui. Les sociétés modernes génèrent une «plèbe» d’exclus, qui souffrent de ne pas être reconnus à leur valeur. Leur révolte légitime au départ est dévoyée, captée par des dispositifs de terreur qui fixent des objets de haine et des ennemis à anéantir. En se laissant emporter par la haine, la révolte devient destructrice et perd toute légitimité. C’est ce que ne voit pas l’extrême gauche, pour qui les djihadistes sont des «victimes du système capitaliste». Ce genre d’argument justifiait jadis les crimes du stalinisme.

AWL : Pourquoi préférer la notion de «conversion au fanatisme» à celle de «radicalisation» ?

J.R. : Loin de la recherche d’une alternative vraiment radicale à la société actuelle, le vieux mot de fanatisme est plus adéquat et fait signe vers la dimension religieuse et sacrificielle du djihadisme. Dans la Rome antique, le fanaticus était l’enclos sacré destiné au culte et aux sacrifices. Aucune religion n’est, comme telle, fanatique. Elle le devient quand elle cherche à imposer sa croyance par la violence et le meurtre. C’est précisément le cas du djihadisme.

AWL : Que signifie l’auto-sacrifice dans le terrorisme djihadiste ?

J.R. : En se faisant exploser, les martyrs-meurtriers veulent se donner en offrande à leur Dieu, comme s’ils étaient eux-mêmes des victimes sacrificielles. Les djihadistes ont rétabli une pratique interdite depuis toujours par leur religion : le suicide sacrificiel et humain. Il y a là une effrayante régression. Les trois religions monothéistes se sont efforcées au contraire d’écarter et de «sublimer» la violence sacrificielle des religions archaïques : le judaïsme en remplaçant les sacrifices sanglants par l’étude de la Loi, le christianisme en leur substituant l’offrande du pain et du vin dans le sacrement de l’Eucharistie et l’islam en se limitant à prescrire le sacrifice d’un mouton, une fois dans l’année. C’est l’effort séculaire des religions pour réguler et limiter la violence que les djihadistes veulent anéantir. Et ils s’opposent frontalement à la tradition de l’islam. En voulant réaffirmer leur religion, ils la trahissent.

AWL : Quels sont les remparts socioculturels à construire contre le fanatisme ?

J.R. : C’est un combat de longue haleine. Les dispositifs de terreur puisent leur force dans le sentiment d’injustice des «plébéiens». Si on veut éviter que la souffrance et la colère des exclus ne se transforment en haine destructrice, de profondes réformes sont nécessaires, afin de lutter contre le chômage, la pauvreté, la discrimination, le racisme. Mais cela ne suffit pas. Puisque le fanatisme djihadiste est issu de l’islam, c’est dans le monde de l’islam que se trouve la clef du problème : dans la transformation démocratique des sociétés musulmanes et dans la réforme de la religion. L’islam a besoin d’une réforme morale pour rompre avec le fanatisme, nous devons soutenir activement les musulmans qui s’efforcent de réformer la religion.

AWL : Pour y parvenir, peuvent-ils puiser dans les trésors enfouis de leur tradition spirituelle ?

J.R. : Il y a eu en effet au sein de l’islam d’admirables penseurs, comme Ibn Arabi, qui reconnaissait dans toutes les autres religions une part de vérité. En travaillant à mon livre, j’ai découvert une autre dimension méconnue de l’islam : son effort pour séparer le politique et le religieux, pour séculariser l’État. À la différence des monarques de droit divin qui régnaient sur l’Occident chrétien, les califes se présentaient simplement comme des successeurs de Mahomet, des chefs séculiers qui n’étaient investis d’aucune autorité sacrée. Une «laïcité islamique» serait donc possible, qui se fonderait sur la redécouverte par les musulmans de leur propre tradition. Il est temps que l’on cesse de diaboliser l’islam.

Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski

Un commentaire

  1. Enfin, des parole d’un sage qui, sans passion ni parti pris, jette un regard empreint d’objectivité et de rigueur d’analyse sur le phénomène de l’extrémisme religieux musulman (avec tout ce qu’il a de commun avec les autres extrémismes religieux et idéologiques). Cela nous change grandement de ces discours ambiants ou la catharsis haineuse le dispute au pédantisme d’analystes du café du coin en passant par le torrent de ces officines dont le sujet constitue le terroir mobilisateur et un fond de commerce pour une visibilité médiatique et politique.