Erik Poppe a eu l’idée du film. Il en a co-écrit le scénario et en a signé la mise en scène. Il porte donc l’entière responsabilité de sa création, qui lui a demandé plus de deux ans de travail. Il a rencontré plus d’une vingtaine de rescapés du massacre d’Utoya et s’est inspiré de leurs témoignages pour construire son récit. «Utoya, 22 juillet» demeure cependant une fiction qui n’a pas été tournée sur les lieux des événements, ce qui signifie que les personnages, leurs actes, leurs paroles et les événements ont été scénarisés. Cet élément est important car la caution des victimes dans le travail d’écriture est mise en avant par les producteurs et les distributeurs pour légitimer le film.

«Utoya, 22 juillet» est constitué pour l’essentiel d’un plan-séquence de 72 minutes, durée conforme à celle de l’attaque perpétrée sur la petite île d’Utoya par le fanatique d’extrême droite Anders Breivik. Situé à 45 minutes d’Oslo, ce bout de terre difficile d’accès abritait un campement de la Ligue des jeunes travaillistes, affiliée au Parti travailliste norvégien. Ce 22 juillet 2011, l’horreur avait ainsi surgi dans un contexte insouciant, comme si souvent, mais dans un cadre peu familier pour notre perception du terrorisme. Cette horreur, comment la traduire en images ?

 

«Vous ne comprendrez jamais»

Après un préambule impersonnel qui retrace l’attentat au camion piégé à Oslo – première phase de l’offensive du terroriste –, le plan-séquence débute sur le visage d’une jeune fille, Kaja, qui fixe le spectateur, face caméra. «Vous ne comprendrez jamais» : ces premiers mots qu’elle prononce s’adressent à nous et résument parfaitement le sens profond du film, sur lequel nous reviendrons.

Cette interpellation vise à faire du spectateur un acteur/voyeur de la narration prête à se déployer. Elle le place dans une position d’analyse critique et le somme de s’interroger sur ce qu’il va (perce)voir. Malheureusement, ce qui suit ne parvient pas à se hisser à la hauteur de la tragédie et des enjeux qui sont posés. Nous assistons ainsi aux déambulations de Kaja dans son périple de survie, talonnée par une caméra portée qui verrouille notre champ de vision/lecture. De manière totalement arbitraire, au gré des stratégies de repli et de fuite de la jeune fille, l’œil-caméra se soulève brièvement de sa cachette ou, au contraire, reste collé au sol ou au ras des tentes. Le réalisateur ne parvient pas à poser un regard entre le parti-pris de la vue subjective, la quasi-simulation de reportage et la mise en images hasardeuse des émotions. Cette posture brouillonne permet d’escamoter la représentation des meurtres rythmés au son des détonations qui résonnent dans l’île. Autrement dit, malgré l’artifice technique employé, le réalisateur s’avère incapable de permettre une quelconque lisibilité de la terreur. Ce que Nicolas Saada avait en revanche réussi à accomplir dans son film «Taj Mahal» (2015) qui évoquait les attentats de Mumbai en 2008 et abordait le traumatisme avec délicatesse.

 

Ne pas voir, ne pas penser, ne pas comprendre

Il est pour le moins curieux que le film ne mentionne pas les 77 personnes assassinées ce jour-là. Cela aurait permis de mettre un nom, voire un âge, sur les victimes dont la majorité étaient des adolescents. Les cartons de fin sont sibyllins et mettent en avant la responsabilité de l’Etat norvégien dans le non-empêchement du massacre. Si des défaillances attestées au niveau des secours ont été pointées par la Commission d’enquête indépendante, nul ne peut affirmer que le massacre d’Utoya aurait pu être évité, au vu du degré de préparation et de détermination d’Anders Breivik.

Fort de son plan-séquence de 72 minutes, «Utoya, 22 juillet» nous exhorte à ne pas voir et à ne pas penser, au milieu des halètements, pleurs, gémissements, dialogues parfois ineptes («Si on s’en sort, je t’emmènerai manger le meilleur kebab de la ville»). Ce massacre commis au nom d’un agenda idéologique extrêmement clair et documenté (Breivik a écrit et diffusé un manifeste de 1500 pages) méritait un autre traitement que cet exercice de style par lequel l’auteur prétend redonner aux victimes leur vraie place.

 

Le terroriste croque-mitaine

Le fil narratif qui sous-tend le périple de Kaja pendant l’attaque est très mince. Notre héroïne terrifiée n’exprime qu’une obsession : retrouver sa sœur. Dès le départ, le scénario positionne Kaja comme un leader potentiel vis-à-vis d’autres jeunes du camp. Ce qui est censé expliquer les invraisemblances de son parcours lorsqu’elle se dirige vers les coups de feu en courant à découvert, par exemple.

«Utoya, 22 juillet» s’inscrit dans une dimension régressive et puérile car il reproduit platement les codes des sous-genres du cinéma américain, le slasher et le survival. Si l’on fait totalement abstraction des éléments de contextualisation, c’est-à-dire de la réalité des faits, que nous offre à contempler ce film ? Le spectacle biaisé d’un jeu de massacre visant des adolescents insouciants piégés sur une petite île par un agresseur aussi invisible qu’insaisissable.

Dès les premières minutes, il y avait bien ce parfum de menace qui planait dans l’air avec l’évocation de l’explosion à Oslo, peu de temps auparavant. Mais les adolescents nous sont montrés comme figés dans leur naïveté. Celui qui a l’air plus mûr que les autres est un musulman nommé Issa qui fait office de (faux) prophète en évoquant le premier attentat : « Pourvu que ce ne soit pas un musulman. Sinon ça sera l’enfer ». Cette phrase est indécente lorsqu’on sait qu’elle a été créée par les scénaristes. Ces mots pourraient laisser entendre que la situation vécue par les musulmans en Norvège, en cas d’attentat islamiste, serait pire que celle des 77 personnes assassinées par Anders Breivik. Et qui oserait parler de « soulagement » suite à l’identité et aux motivations idéologiques de Breivik ? Aux yeux de quelle vision politique perverse serait-il préférable qu’il ait massacré ces jeunes parce que, dans son obsession anti-musulmane, il reprochait aux travaillistes norvégiens de favoriser l’implantation de l’islam dans le pays ?

Le personnage d’Issa est rapidement évacué, réduit comme les autres à l’état de silhouette futile. Si la longue agonie d’une victime offre un peu de sinistre relief (et de complaisance), le choix de réduire le terroriste à la figure archétypale du croque-mitaine constitue une maladresse impardonnable – en admettant que ce ne soit qu’une maladresse. Le double attentat d’Anders Breivik (il faut rappeler au réalisateur qu’il n’y a pas de statut à accorder à certaines victimes au détriment d’autres) constitue une opération terroriste totalement hors normes selon les critères du territoire choisi, du mode opérationnel, de la stratégie et de l’intentionnalité. Or réduire Anders Breivik à l’état d’ombre surnaturelle équipée d’un fusil contribue à le mythifier, voire à ouvrir la porte aux interprétations complotistes et délirantes. «Utoya, 22 juillet» se cantonne ainsi au registre de l’émotion factice, du son qui détonne et de l’infantilisation.

Il conviendrait – sans en faire le film définitif sur le sujet – de jeter un œil sur le film «Un 22 juillet» de Paul Greengrass, produit par Netflix, qui, à propos du même attentat, s’attache, lui, au témoignage authentique d’une victime et aborde avec profondeur plusieurs enjeux autour des actions commises par le terroriste Anders Breivik.