L’histoire d’Elie Wiesel diverge de sa naissance et commence par une renaissance. On le trouve à Paris, errant et orphelin, étudiant et érudit recueilli par l’Œuvre de Secours aux Enfants, partagé entre études et étude, lectures pieuses et séminaires de philosophie en Sorbonne. Son incertaine gestation accouchera d’un cri ou plutôt d’un écrit : La Nuit, qui, par le souvenir de ceux qui ont péri, le plongera du côté des vivants. Le voici écrivant plus qu’écrivain, témoin d’un monde englouti ; âgé de 25 ans et déjà vieux de plusieurs millénaires qui n’existent plus que par sa voix.
Après la Nuit vint le jour, ou plutôt L’aube, comme il l’a joliment écrit. Il lui fallut néanmoins encore plusieurs exodes, et notamment celui qui le fit correspondant de presse à l’ONU,pour qu’il s’affairât à conter les affres du monde. Il ne cessera plus de le faire, et de faire dialoguer sa mémoire avec les souffrances contemporaines, de rappeler la barbarie nazie pour prévenir la folie meurtrière. Elie Wiesel est un survivant, un sur-vivant, un vivant en dette avec ses semblables. Partout, il a tenu à nommer pour dénoncer. Au Biafra, au Cambodge, en Yougoslavie, au Rwanda, au Darfour, là où l’on tue, là où l’on massacre, on trouve Elie Wiesel. Il se bat, débat, interpelle, s’oppose et s’interpose.
Il tient aussi le fil le reliant aux siens. Né roumain, devenu apatride puis rescapé en France et presque par accident américain, il demeure juif. Juif universel, Juif apatride, Juif parmi les nations, Juif américain enfin, mais juif. Les Juifs et le monde, ce sera la grande affaire de Wiesel. Les Juifs morts et les Juifs vivants. Les Juifs imaginaires et les Juifs contemporains. Ceux du livre et ceux de la terre, au-delà des frontières, des murs infranchissables, des épreuves. Mieux et plus que le judaïsme ou l’État d’Israël dont il sera toujours proche sans jamais être citoyen, les Juifs furent sa patrie. Il faut se souvenir du témoignage bouleversant qu’il rapporta de son voyage en URSS, sur les Juifs du silence, et surtout, comment le récit de ce Moïse triste ouvrit les portes de la liberté à plusieurs millions d’entre eux.
Voilà le moment Wiesel.
Un instant dans l’humanité, mais un instant de grâce. Combien de temps ? Vingt ans, peut-être, vingt-cinq tout au plus ? Un moment marqué en son milieu et son cœur par la remise du prix Nobel le 9 octobre 1986 à l’enfant du shtetl. Le moment Wiesel est une lueur venue des tréfonds de la mémoire juive, une feuille sur laquelle se brise la haine, une ode unissant le songes hassidique et l’urgence humanitaire. Une danse entre le Cardinal Lustiger, le président Clinton, le Gaon de Vilna, Desmond Tutu et tant d’autres. Qui d’autre que Wiesel a fait dialoguer les fois catholique et juive, inscrit la mémoire dans le chaudron des guerres, et incité quelques chefs d’État, Mitterrand, Reagan et leurs homologues, à penser aux oubliés du monde ?
Le moment Wiesel est une équation, un alignement des temps passé et présent, des continents européen et américain, si antagonistes, des croyants comme des agnostiques. Un moment où la mémoire n’était pas une frontière, mais un viatique. Un moment où la tolérance n’était pas un souvenir, mais un espoir.
Mais un moment en chasse un autre.
Au tournant du siècle, le rêve d’une humanité en paix avec ses démons s’est lézardé. En dépit de l’espoir éternel de Wiesel, Israéliens et Palestiniens se sont accordés, à partir de la deuxième intifada, à ne pas se mettre d’accord. Puis vint le sommet de la honte, faussement appelé «des droits de l’homme», à Durban, à l’été 2001, sous l’égide de l’ONU. Des heures durant, des délégués du monde entier se sont réunis pour récuser la singularité de l’Holocauste subi par les Juifs et désigner Israël comme cause première et définitive du racisme sur terre. Trois petites semaines plus tard, les avions des fous de Dieu se sont écrasés sur les tours jumelles.
Elie pleure. L’humanité est déréglée. Nous sommes entrés dans une ère de guerres inutiles, de mémoires vindicatives et d’attentats meurtriers. Tout ce que Wiesel a écrit, dit, fait, espéré, semble se disloquer lentement. Demeure sa voix au milieu des temps tourmentés. Wiesel soliloque, tel un Sisyphe moderne portant le fardeau du monde par la seule force du verbe.
J’ai rencontré Elie Wiesel dans les lieux qui lui étaient familiers. À Paris, à New York. Au centre Rachi de la rue Broca, dans son bureau de l’Upper West Side. Je l’ai souvent écouté et j’ai même partagé quelques estrades à ses côtés lorsqu’il nous faisait l’amitié de faire siennes les indignations militantes de l’Union des étudiants juifs de France que je présidais. Je me souviens distinctement de cette phrase prononcée sur un plateau de télévision, je me souviens de la manière dont elle fut prononcée et presque chantée, et dont chaque mot fut sculpté pour en faire un testament : «Je n’ai pas appris à haïr.»
Elie Wiesel nous semblait aussi immuable que le temps. Le voilà tout juste disparu et à mesure que le moment Wiesel s’éloigne, l’humanité nous semble tout d’un coup plus vieille.