Cela fait près de dix ans que j’attendais la publication de ce livre en traduction française. Trotzdem hoffnen devenu Espérer envers et contre tout[1] vient donc de sortir aux éditions Salvator. L’ouvrage réunit les voix juxtaposées du théologien catholique allemand, le Père Johann Baptist Metz et d’Elie Wiesel, qui ne dialoguent malheureusement pas en direct mais à travers les deux protagonistes Ekkehard Schuster et Reinhold Boschert-Kimmig, qui ont donné pour sous-titre au volume «Un chrétien et un juif après Auschwitz».

Les deux hommes sont nés en 1928, l’un en Allemagne, qui fut enrôlé dans la Wehrmacht début 1945. Le second, dans un shtetl des Carpates, et fut déporté à Auschwitz-Birkenau au moment de la fête de Shavouot (la Pentecôte juive), au printemps 1944, à 15 ans. La première nuit de camp, le jeune Eliezer a perdu sans pouvoir le comprendre sa mère et sa petite sœur Tzipora, puis durant ces mêmes journées d’enfer l’une de ses grands-mères et son grand-père Dodye Feig, deux êtres très pieux et pleins de bonté. Quand Johann Baptist partit se battre et perdit tous ses camarades du même âge, Elie, lui, assistait à l’agonie de son père à Buchenwald.

Metz, après la mort de ses camarades au front, connut au lendemain de la guerre le plus grand choc théologique – et humain – de sa vie qui a nom Auschwitz-Birkenau. Tout son être et sa foi même ont alors vascillé.

Wiesel l’a connue dans son corps cette indicible épreuve.

Bien plus tard, le théologien prit conscience «de l’absence d’Auschwitz en théologie», autour des années 1968. De ce jour, il a compris qu’il ne pouvait y avoir de théologie chrétienne qui tournât le dos à Auschwitz, à la Shoah. Son dialogue le plus profond avec Elie Wiesel remonte à sa lecture de La Nuit et à l’analyse qu’il en fit alors. Le théologien catholique en donna la lecture la plus vertigineuse que je connaisse. Plus tard, Jean-Marie Lustiger en parla aussi avec force.

«Qui exactement a le droit de donner la réponse ici indiquée à la question de Dieu “où est Dieu ? – Le voici. Il est pendu ici, à cette potence” ?

Qui, si une réponse est possible, peut dire cela ? Je pense que n’a le droit de dire cela que le juif menacé de mort à Auschwitz avec tous les enfants, lui seul. […] Ne peut l’entreprendre, si elle est tout simplement possible, que le juif lui-même dans cet enfer “où Dieu et l’homme pleins d’épouvante se regardent dans les yeux” (Elie Wiesel). Lui seul, à mon avis, peut parler ici d’un “Dieu à la potence”, non pas nous chrétiens en dehors d’Auschwitz, nous qui avons envoyé le juif, d’une façon ou d’une autre, dans une telle situation de désespoir ou qui l’y avons laissé. Ici, il n’y a pour moi aucun “sens” que nous pourrions attester sans les juifs. Ici, nous sommes, sans les juifs dans l’enfer d’Auschwitz, condamnés au non-sens, à l’athéisme[2]».

Nous sommes, sans les Juifs, dans l’enfer d’Auschwitz, condamnés au non-sens, à l’athéisme…

Qui a été aussi loin que Johann Baptist Metz ? Ce qu’il a compris, lui, François Mauriac[3] ne put sans doute pas même le pressentir. Que l’on ne s’y méprenne pas. Nous ne pouvons pas ramener le «Dieu à la potence» dont parle Elie Wiesel, avec le «Dieu est mort» de Nietzsche et des athées. C’est la parole de Rabbi Na’hman de Bratslav, reprise par Wiesel : «Il n’y a de cœur entier qui ne soit un cœur brisé». Pour ma part, je lis autrement  la parole de rabbi Nahman : il n’y a de foi entière qui ne soit une foi brisée. Autrement dit, après Auschwitz, après la mise en accusation et de la théodicée et de l’enseignement chrétien depuis Paul de Tarse, une foi «entière» est-elle encore possible, que l’on soit juif ou chrétien ? Levinas comme Wiesel ou Emil Fackenheim ont été très loin dans cette problématique. Mais Paul Celan a sans doute été plus loin encore dans un athéisme qui ne cesse d’interroger le silence de Dieu.

Ce livre signé par Johann Baptist Metz et Elie Wiesel renvoie puissamment à ces immenses théologiens chrétiens qui ont pensé le Mal absolu jusqu’à une protestation aussi absolue d’une théologie qui serait indemne, pure, sans tâche. Avoir ainsi protesté aboutit parfois à la mort, comme dans le cas de l’admirable Dietrich Bonhoeffer, martyr de l’Église confessante, assassiné le 9 avril 1945 au camp de concentration de Flossenbürg et qui avait protesté contre les persécutions et les déportations de Juifs.

Après la guerre, il y eut d’autres puissants théologiens tels que Karl Barth, Karol Wojtyła-Jean-Paul II, Jean-Marie Lustiger, ou aussi des poètes-théologiens comme Paul Claudel, qui n’ont pu dissocier à un moment ou à un autre, ni Auschwitz, ni la Shoah de la théologie chrétienne. Karl Barth avait pu écrire que «seule une théologie “brisée”, […] peut s’engager dans la voie redoutable de penser le mal[4]». Avec Elie Wiesel, Levinas, Johann Baptist Metz, nous sommes en droit de penser qu’aucune théologie ne tient plus aujourd’hui si elle ne part pas du fait qu’un Auschwitz fut une fois possible sur une terre qui avait un pacte vingt fois séculaire avec la parole christique de l’amour du prochain et de l’amour des ennemis. Primo Levi a écrit dans Si c’est un homme des paroles que l’on ne peut oublier sur l’impossibilité de parler encore de providence après une «sélection» à Auschwitz  !

Elie Wiesel avait pu, lui, me dire en 1986 : «Pendant la tourmente il n’y a pas eu désertion de la foi. Il y eut protestation contre le silence de Dieu[5]

Déjà Kant ne pouvait plus concilier la réalité de la souffrance avec la notion de théodicée, ce que finalement Job a toujours proclamé. Face au Mal absolu qu’incarna Auschwitz, toute foi quelle qu’elle soit ne peut plus tourner le dos à cette horreur au risque de perdre son âme et sa légitimité jusqu’à son son orthodoxie même.

Espérer envers et contre tout marque bien à la fois la responsabilité plus grande que jamais des croyants d’aujourd’hui, qui furent confrontés au Non-Sens absolu, à la perte de tout repaire théologique et humain, en même temps que le devoir également absolu de ne pas désespérer et qui nous échoit.

En allemand seul – y a-t-on suffisamment réfléchi ? –  il n’y que trois petites consonnes qui marquent la différence ou la différance entre l’absolu du Mal, l’Endlösung (la «Solution finale») et le Promesse absolue du Bien, la Rédemption ou Erlösung

Cette si légère différence/différance, qui réside dans ces trois consonnes, fait frémir, si la frontière entre l’ère messianique et l’ère du Satan, du Mal absolu, ne tenait qu’à si peu dans la langue même qui fit surgir Bach, Kant, Beethoven, Mozart, Kafka et… Auschwitz-Birkenau… Mais aussi Paul Celan !


[1] Livre à quatre voix, réalisé par Ekkehard Schuster et reinhold Boschert-Kimmig, trad. de l’allemand par Robert Kremmer et Marie-Lys Wilwerth-Guitard, Salvator, 190 pages.

[2] Concilium, n°195, “ Le Judaïsme après Auschwitz ”, 1984.

[3] C’est Mauriac qui préfaça la première édition de La nuit, aux éditions de Minuit, en 1958.

[4] Dogmatique, vol. 3, T. 3, chap. XI, ß 50, Labor et Fides, 1963, pp. 1-81.

[5] Le Monde, 30 octobre 1986, cf Entretiens avec Elie Wiesel suivis de Wiesel ce méconnu, Parole et Silence, 2008.