Aujourd’hui politiquement égales aux hommes dans la plupart des pays, les femmes sont cependant toujours l’objet d’injustices et de violences. On se console en se disant que c’était pire avant, ce qui est vrai en un sens. Et pourtant, le poids de la menace religieuse sur leurs droits – de la menace islamique principalement mais aussi chrétienne et parfois juive, hindoue même –, les met de plus en plus en péril.
Il faut ajouter à cela qu’en émancipant très heureusement femmes et hommes de leur carcan moral, la Révolution sexuelle a aussi libéré une violence qui, pour avoir existé de tout temps, coextensive au désir, n’avait peut-être pas disposé jusqu’alors d’un champ d’action si étendu ni d’une légitimité si grande : Ross Douthat relevait récemment dans le New York Times que l’affaire Weinstein était aussi un reste de la licence absolue des années 70, et notre réaction la mesure de tout ce qui nous en éloignait désormais. Rien de plus vrai et ce sont ces mots mêmes de Weinstein qui l’illustrent : «That was the culture then.»
Dans Salò ou les 120 Journées de Sodome, Pasolini montrait déjà que «les fascistes étaient les vrais anarchistes», se donnant à eux-mêmes toute liberté, mais aux dépens de ceux que le sort aurait livrés à leur arbitraire. Lorsqu’un homme puissant (et sans doute aigri) offre à une femme de choisir entre son lit et la fin de sa carrière, il s’inscrit évidemment dans cette licence offerte à quelques «élus» par la loi de la jungle – et non la loi du plus fort, j’y reviendrai. Mais c’est aussi le cas, peut-être plus encore, des «tournantes» dont on parlait tant il y a une dizaine d’années : qu’on se souvienne de l’admirable Journée de la jupe. Des hommes ayant pour eux la supériorité musculaire, rendus bestiaux par l’abolition des règles, transformant les caves de leurs quartiers en lupanars, et les organes de femmes identifiées comme autant de «putes» en jouets dont ils peuvent disposer sans rendre aucun compte. Tariq Ramadan représenterait la rencontre de ces deux champs, alliant la furie sexuelle d’un âge «libéré» à la tyrannie du tartuffe. Les violeurs en série de Daech lui ressemblent assez, avec leurs marchés de chair humaine et leur théologie du viol.
Internet a par ailleurs décuplé les possibilités de cette violence en offrant, à portée de clic, à des mâles souvent peu éduqués, parfois frustrés par ce que Houellebecq a appelé l’«extension du domaine de la lutte» une mine inépuisable de fantasmes manufacturés. Si dans un premier temps cette situation favorise surtout le primat masturbatoire, celui-ci en vient à muer et d’autres besoins naissent : on en est à fabriquer des robots modelés sur le patron des maussades actrices du X, et qui sait si cette immédiateté de la satisfaction sexuelle sans partage ni singularité ne débouche pas aussi sur une banalisation du viol, à tout le moins du désir de viol ? Fidèle aux principes qui me sont chers, je ne proposerai jamais de censurer un type de représentations ou de discours, et je tiens même qu’une pornographie artistique a existé et le peut encore – mais j’invite mes lecteurs à s’interroger sur ce que son développement industriel et l’uniformité qui en découle disent de nous et de notre société.
Tout cela prouve que le combat pour la justice et la liberté n’est pas achevé. Il reste de toutes les manières à se battre pour qu’à travail égal femmes et hommes reçoivent un salaire égal. Pour que leur condition physique n’exclue pas les femmes de tâches qu’elles peuvent accomplir aussi bien que les hommes, ou n’exige pas d’elles qu’elles tranchent d’injustes dilemmes : à l’heure où les féministes américaines parlent d’ouvrir des toilettes aux transgenres, tentent d’imposer l’écriture inclusive ou écrivent #metoo pour une blague graveleuse entendue au bureau, des millions de femmes pauvres travaillent encore jusqu’au dernier jour de leur grossesse et n’ont pas d’autre choix, à peine leur enfant mis au monde, que de s’échiner à nouveau. Il reste à se battre pour que les traditions religieuses cessent d’immoler ce corps qu’elles déclarent immondes. Et en même temps, pour que la liberté de désirer et d’aimer ne soit pas celle de persécuter ou de violer. Il reste enfin à souhaiter que l’amour, à plus forte raison s’il est libre, soit partage et dialogue, et non le prolongement du solipsisme contemporain. Si dire cela est être féministe, alors nous sommes féministes.
Cependant, plusieurs présupposés du féminisme actuel me semblent dangereux. Le premier, à son fondement, c’est la victimologie qui n’est d’ailleurs pas propre à ce courant de pensée. Qu’aujourd’hui le féminisme nie toute essence féminine, dénoncée comme «construction sociale», ou que, au contraire, il fasse de cette essence un absolu en allant par exemple jusqu’à réfuter le caractère universel du cogito cartésien, de l’algèbre ou de la physique, il en reste toujours à cette idée que la femme, par hypothèse, est une victime. Une victime du fait de sa nature ou du fait d’une construction sociale, mais une victime. Et que c’est de ce statut victimaire qu’il importe de parler : que la faiblesse des femmes est ce qui les ennoblit.
J’opposerais pour ma part à cette faiblesse dépourvue de valeur intrinsèque, leur vulnérabilité, capacité à «subir» des impressions du dehors, et donc à les transformer. Lorsque Nietzsche donnait la femme pour idéal à l’apprenti Surhomme, il mentionnait la force de la matrice, qui porte neuf mois l’enfant : sans réduire la femme moderne à cette activité, on peut en faire effectivement un exemple, paradigmatique, de la force extraordinaire du féminin. Dans la Kabbale, le Dieu masculin féconde, mais c’est le Dieu féminin qui crée. Il n’est point de création sans vulnérabilité, au sens où créer, c’est porter en soi les traces du monde, les combiner à sa propre énergie et en accoucher, plus belles, plus vivantes. A partir de là, je stipulerais ceci : que l’on nous parle de ce que les femmes font et de de ce qu’elles peuvent, de ce qu’en somme elles créent, de Virginia Woolf, d’Emily Brontë et de Mary Shelley, de Sappho qui inspira toute l’antiquité, de Yona Wallach et des obscures Sibylles, de Louise Labé ou de Yourcenar, Desbordes-Valmore, Renée Vivien et Colette, de la marquise de Sévigné et de Madame de Lafayette qui par ces mots résuma si énergiquement toute l’éthique de l’âge classique : «J’avoue que les passions peuvent me conduire mais elles ne sauraient m’aveugler.» Que l’on nous parle de Billie Holiday, de Frida Kahlo, Louise Bourgeois ou Martha Argerich, d’Hypatie et de sainte Hildegarde, d’Arendt d’ailleurs si méprisée des féministes, d’Anne Hutchinson, de la Kahina, de Golda Meir, d’Elisabeth Ire et de Catherine II, de Charlotte Corday et Louise Michel, qu’on rende un hommage mérité à ces guerrières kurdes envoyant les larbins d’une idole irrémissiblement mâle s’accoupler pour l’éternité à la crotte des Enfers, que l’on nous évoque enfin, comme le faisait Michelet, ces «sorcières» vouées au bûcher pour avoir mieux connu leur corps bafoué par la doctrine et les préjugés, pour avoir mieux écouté les leçons du Grand Pan, que tous les sorbonnagres et inquisiteurs de la terre.
L’opprimé, je veux qu’on m’entretienne de sa force, qu’elle existe avant sa chute, au point peut-être d’avoir suscité la jalousie de plus faibles que lui – et l’on sait la méchanceté, et donc la force paradoxale de celui que le ressentiment tourmente –, ou qu’elle en résulte et se déploie à partir d’elle.
De passage à New York à l’occasion de la publication en anglais de L’Inceste, invitée par la Maison Française de Columbia, Christine Angot tenait récemment un discours tout semblable. Lorsque je lui demandai pourquoi l’on préférait parler de leur faiblesse que de la force des femmes, elle me répondit que c’était malheureusement naturel, que l’on a souvent peur de sa force : la faiblesse, au contraire, voilà qui rassure ! Bien sûr que la force fait peur, car la force, c’est aussi la possibilité d’écraser l’autre. Si la manipulation et la cruauté sont l’arme et la joie du faible, de la force peut naître la férocité. L’excision est une violence patriarcale : l’homme faible craint l’orgasme féminin. Mais que dire des exciseuses ? Au Kenya ou chez les Dogons, ce sont des femmes qui mutilent des fillettes, sans qu’un homme ait forcément besoin de l’exiger : les femmes rebelles du mouvement Mau-Mau ne réclamaient-elles pas le droit de pratiquer sur elles-mêmes et sur leurs filles l’ablation du clitoris ?
Le pouvoir de donner la vie confère aux femmes une force écrasante, terrifiante en un sens, et il y a dans la maternité bien plus que la douceur ou la tendresse que l’on voudrait seulement y voir. Les Grecs eurent Jocaste, Médée, la Bible évoque la criminelle Athalie : c’est cela aussi, le féminin. Les abus sexuels et les sévices, parfois jusqu’à l’infanticide, ne font pas moins partie de la maternité que de son pendant masculin. Vous m’accorderez que pareille force n’en est que plus intéressante à raconter. J’ai parlé de Médée : ça n’est pas pour rien qu’Euripide et Sénèque en firent l’un des personnages les plus fascinants de la littérature classique.
Du reste si seule la souffrance nous rend dignes d’être aimés, alors on se retrouve piégé. Les hommes aussi souffrent. Et de mains féminines assez souvent. Certaines #metoo proposaient de mettre la manipulation psychologique sur le même plan (légal, moral, on ne sait trop) que le viol : n’est-ce pas oublier que les femmes s’y adonnent aussi ? Or si l’on est Baudelaire ou si l’on est Philip Roth, on saura transmuter la souffrance qu’il y a, aussi, dans la condition masculine, ne pas s’y rouler comme un porc dans ses excréments : «Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or». Mais si l’on s’y arrête, savez-vous quoi ? On n’est plus qu’Harvey Weinstein, pleurnichant à la porte de Zoë Brock et lui reprochant de le rejeter «parce qu’il est gros».
La victimologie ne peut aboutir qu’à des absurdités : Weinstein victime du fat shaming ? Les violeurs de Cologne ou Tariq Ramadan, victimes de la colonisation, des guerres, de la répression du désir masculin qui règne dans nos sociétés par trop féminisées ? Idem alors, j’imagine, pour ces bouchers indiens (aussi bien hindous que musulmans ou sikhs) qui traitent le corps de la femme comme un jouet, comme un égout, au point de faire de New Delhi la capitale mondiale du viol ? Et Guy Georges, et Emile Louis ? Et Jack l’Eventreur ? Je suis sûr que vous leur trouverez aussi quelque petit traumatisme qui vous les rende sympathiques, qui les fasse entrer dans votre système. Seulement, ces monstres et ces salauds sont précisément des faibles : leur souffrance ne me parle pas, loin de les grandir, elle les diminue. Et ils s’achèvent eux-mêmes.
La victimologie opère aussi de nos jours pour les autres «minorités», jusqu’à l’absurde, jusqu’au délire. C’est l’amour de mauvais aloi, l’amour des «subalternes» comme tels et comme tels seulement, théorisé en Amérique dans le sillage de la pensée féministe. Une bonne âme publiait ainsi récemment, à l’occasion de Halloween, un texte d’une consternante stupidité, censé nous apprendre à «nous déguiser sans blesser personne». Que ce «petit guide» soit rédigé en français montre bien que le mal américain que j’évoque sans discontinuer depuis plusieurs mois gagne du terrain ailleurs. Chez nous.
Tout y passe, du racisme et de l’appropriation culturelle jusqu’à la «psychophobie» (se déguiser en malade mental, ce qui est insultant pour la grande communauté des déséquilibrés), à la «putophobie» et à la «grossophobie». L’exemple des fous est terriblement éclairant car il fut un temps où le fou était prophète ; puis on eut honte de lui, on le bannit de l’espace public, Renan l’avait déploré bien avant que Foucault n’écrive son Histoire de la folie ; puis on «redécouvrit» cette sagesse paradoxale, on en parla, on tâcha de ressaisir la richesse humaine dont l’héritage cartésien nous avait peut-être privés en la refoulant, ce fut le Romantisme, Nerval et Hugo, jusqu’à Rimbaud, jusqu’à Breton, Artaud. On reconnaissait que le fou n’était ni Descartes ni Newton ou Einstein, on reconnaissait sa folie, précisément, mais au lieu de n’y voir qu’une faiblesse, on s’étonna des trésors de créativité qu’elle charriait. On pouvait toujours en rire bien sûr, car l’immixtion de la folie dans le monde de la rationalité avait encore sa force brusque et risible : les monologues déments d’Artaud me font rire aux éclats, et je ne crois pas, ce faisant, le trahir ou l’insulter. Alors il faudrait désormais garder son sérieux ? Il faudrait ménager le pauvre fou ? Ne pas le vexer ? Autant se couper dès maintenant et la langue et le reste.
La victimologie a surtout permis le mensonge de la «convergence des luttes» et de la détestable «intersectionnalité». Le 25 juin dernier, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, arbora pour célébrer la Gay Pride des chaussettes aux couleurs de l’arc-en-ciel, des chaussettes gay-friendly. Or ces chaussettes avaient une autre particularité : Eid Mubarak, y était-il écrit, en référence à la fin du jeûne musulman. Trudeau injuriait ainsi, et ceux qui croient que l’homosexualité, «péché de Loth», est passible de mort, et ceux qui encourent aujourd’hui encore cette terrible condamnation.
Au reste que fait-on des femmes quand on croit à ce mensonge ? C’est tout simple : on finit par accepter l’excision, pratique, après tout, de peuples colonisés et «racisés», on accepte même le viol, comme le fait l’abominable Bouteldja, pourvu que la victime soit blanche, et le bourreau noir ou arabe. Au-delà, on donne un blanc-seing à l’islam, religion d’opprimés (sic), comme je l’ai encore vu faire il y a quelques jours lors d’un panel de discussion à New York : une militante athée, rareté aux Etats-Unis, énumérait les horreurs misogynes de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament, y compris des dispositions qui ne sont plus suivies depuis des siècles comme la mise à mort des devineresses ; arrivée au problème de l’islam, elle se tourna vers son interlocutrice musulmane pour lui dire avec un doux sourire qu’étonnamment la burka ne figurait pas dans le Coran, que toutes les vexations qui pouvaient se commettre en son nom n’étaient donc qu’une tardive mésinterprétation. Et la «féministe» musulmane d’acquiescer non sans avoir préalablement expliqué à un public conquis que «Mohamed était entouré de femmes». Il est vrai qu’il avait treize épouses et que sa favorite était une enfant ! Enfin, n’est-il pas étrange tout de même, lorsqu’on cite saint Paul et le Deutéronome, de ne rien dire des innombrables versets misogynes ou machistes du Coran, de cette Sourate IV par exemple, qui recommande notamment de battre une épouse désobéissante ?
«Les pires conflits entre les individus ou entre les peuples opposent souvent des opprimés», remarque Amos Oz dans son Histoire d’amour et de ténèbres. La convergence des luttes, c’est-à-dire l’alliance des victimes, est au mieux une naïveté, au pire une hypocrisie. Et ce qu’elle révèle, c’est au fond l’impasse du féminisme actuel, martyrologie sécularisée.
J’aimerais que l’on comprenne qu’il n’y a aucune noblesse au statut victimaire, et que seule une société malade peut nous donner ainsi à choisir entre la perversité dominatrice d’un Ramadan et la revendication pleurnicharde de toute souffrance vécue. Tant de confusions en découlent d’ailleurs et à côté des témoignages glaçants livrés par celles dont le prédicateur suisse aurait fait des proies, je refuse de voir étalée la pusillanimité de ces employées américaines sans histoires, que la moindre blague ou le moindre compliment fait parfois réagir comme si avaient été en jeu, de la même manière, leur liberté et leur intégrité physique. Loin de penser que #metoo aurait permis de lever le voile sur les exactions du doucereux islamiste, je déplore de voir ces dernières bientôt mises sur le même plan que les propositions maladroites et inappropriées d’un Dustin Hoffman, ou les récits grivois d’un Wieseltier. Comment l’éviter cependant, dans un monde où il faut être victime pour mériter la considération d’autrui – pour mériter d’être femme ? Voilà le genre de superstition avec lequel il nous est urgent de rompre.
Profitant de l’inauguration du Louvre Abu Dhabi pour projeter l’étendard des Lumières tel un lancer de canne à pêche hameçonnant l’extension d’un parterre de Pères du désert qui, à n’en point douter, ne couvriront jamais d’un voile pudique les royaux attributs du David d’autant plus provocant qu’il n’a pas jugé bon d’enfiler autre chose que son casque et ses bottes face à Donatello, notre jeune Jupiter César rappelle à l’ordre les obscurantistes. L’islam, dit-il, est né d’un palimpseste de cultures et de civilisations; persister à prétendre, au mépris de cette arche de données irréfutables, que la construction de l’islam implique la destruction des autres monothéismes, c’est se ranger du côté des menteurs qui en trahissent le message syncrétique. Au reste, n’est-il pas naturel au syncrétisme de se démarquer des religions révélées dont la lettre génésique est, par définition, une créature ex nihilo? Il apparaît alors inconcevable que fusionnent en conscience deux processus pétris d’un tel antagonisme sinon au prix d’un drastique phagocytage des sources, si je ne m’abuse, Monsieur le Président.