Guillaume Erner : Bonjour Christine Angot. Vous êtes romancière, quel regard posez-vous sur la période que nous sommes en train de vivre ?

Christine Angot : Il y a beaucoup de choses. Vous voulez dire toute cette déferlante, c’est ça ? Bon, je ne crois pas que la question soit très bien posée, on vit une période de séparation des hommes et des femmes, dans tous les domaines, et je ne crois pas qu’il faille l’accentuer en disant que les hommes sont des porcs et que les femmes sont des victimes. Elles ne sont pas justes ces nouvelles assignations. Je pense que les hommes sont des humains. Et que les femmes aussi sont des humains. En revanche, ces humains vivent tous sous un régime de pouvoir. Et ceux qui en jouissent, qu’ils soient homme ou femme, ont une sérieuse tendance à en abuser. Donc, on est dans l’abus de pouvoir. C’est ce qui se passe. Et, pourquoi la parole contre l’abus de pouvoir est-elle difficile ? Eh bien, parce que ce qui est difficile ce n’est pas de parler, contrairement à ce que l’on croit. Ce qui est difficile, c’est de se dégager d’un pouvoir. C’est ça qui est difficile. Pour parler vraiment, il faut arriver à se dégager d’un pouvoir. Là, le pouvoir a changé de camp.

GE : C’est-à-dire ?

CA : C’est-à-dire que le pouvoir n’est évidemment pas du côté d’Harvey Weinstein depuis quelques jours ou semaines. Là, c’est fini pour lui. Ce n’est plus lui qui représente le pouvoir, en ce moment. Le pouvoir, pour l’instant, c’est ceux qui disent : «c’est un porc», «tous des porcs» et «toutes des victimes». Pour l’instant, ça va sûrement rebouger, la parole prédominante, c’est celle-là. Enchaîner sur cette parole c’est se mettre dans la parole majoritaire. Et je crois qu’une vraie parole ne peut jamais être ni majoritaire, ni consensuelle. La difficulté de sortir du pouvoir, c’est de sortir du consensus.

GE : Que représente pour vous cet homme, Harvey Weinstein ?

CA : Pour moi ? Un homme parmi d’autres. Parmi d’autres humains. Mais lui, lui il va si loin qu’il pense que la référence, c’est lui et que sa volonté c’est la loi.

GE : C’est sa jouissance, aussi.

CA : En fait, ce qui dirige sa jouissance c’est qu’il puisse faire ce qu’il veut. Il y a quand même énormément de gens comme ça. Hommes et femmes. Il y a aussi des femmes qui abusent de leur pouvoir. «Je fais ce que je veux.»

GE : Apparemment, il y a quand même plus d’hommes qui sont dans sa position. Infiniment plus d’hommes pour considérer que leur jouissance sexuelle est impérieuse.

CA : Oui, mais est-ce que c’est sa jouissance sexuelle ? Est-ce que ce sont ses besoins sexuels – je ne crois pas – qui le font jouir comme ça ? Ou est-ce que c’est le fait de sentir que sa volonté de jouir s’impose, y compris à des actrices belles, connues, qui ont elles aussi leur pouvoir ? Bon, ça c’est un point. Un autre point, c’est : il n’y a pas que la sphère du travail, ou des médias, ou du cinéma dans laquelle le pouvoir s’exerce. La famille est aussi un lieu d’exercice du pouvoir. Et il y a des gens à l’intérieur d’une famille, à l’intérieur d’une maison, à l’intérieur de cercles – qui ne sont pas des cercles de travail – où il s’agit de prendre le pouvoir sur les autres personnes du cercle. A l’intérieur d’une famille, le pouvoir peut être exercé par le père, par la mère, par le couple ou même par l’enfant.

GE : Justement, puisque vous, dans votre travail de romancière, vous avez osé – je vais le dire avec mes mots – vous avez osé briser le silence. Vous avez écrit sur ce dont on ne parlait pas. Vous avez poursuivi un long travail pour mettre des mots sur ce type de violence. Qu’est-ce qu’il vous a fallu trouver au fond de vous-même pour y parvenir ?

CA : D’abord je n’ai pas brisé le silence. Quand on écrit les mots d’un livre, on ne brise pas le silence. Un livre, c’est le silence. Et le silence permet la nuance. C’est pourquoi on peut parfois préférer le silence… L’enjeu, c’est de parler sans se trahir soi-même. C’est la chose la plus difficile du monde. Chacun le sait. Dire quelque chose à quoi on tient, sans se trahir soi-même. Voilà. Ça, c’est très dur. C’est pourquoi on ne peut pas le faire en groupe. Ça demande beaucoup d’attention, à son phrasé, à son rythme de parole, au chemin. Il y a toujours un chemin pour parler et ce chemin ne peut être que personnel. On est seul à pouvoir trouver ce chemin pour soi-même, sans faire le jeu des répliques, «parole contre parole» – comme ils disent.

GE : Qu’est-ce que ça pourrait être, se trahir soi-même ?

CA : C’est dire une généralité à propos de soi-même. Personne ne se considère comme une généralité. Chacun se considère comme unique parce que chacun l’est.

Donc la parole de quelqu’un sur soi-même doit respecter cette unicité. La singularité. La seule façon d’essayer de sortir du régime du pouvoir, c’est trouver le son unique d’une singularité. Alors ça, évidemment, ce n’est pas être victime. Parce que dès lors que vous trouvez cette sonorité-là, singulière, vous sortez d’un supérieur-inférieur, etc. Vous faites autre chose. Mais il y a d’autres manières évidemment de la trouver que de faire des livres. Moi j’ai essayé de porter plainte par exemple, par le passé.

GE : Alors ?

CA : Alors, c’était à la limite de la prescription. A l’époque, le délai de prescription était de dix ans. J’avais 28 ans – dix ans après la majorité. Je me suis dit : «Il faut que je me dépêche». Je suis allée voir un commissaire. C’était à Nice. Ce n’est pas tellement facile à faire mais je l’ai fait. J’ai été très bien écoutée. Et puis, on m’a expliqué qu’il y avait une question de preuves qu’il serait difficile à apporter, j’allais dire «saborder». Et que donc, il allait y avoir probablement un non-lieu. Alors j’ai dit : «Bon, très bien, on laisse tomber». C’est ça aussi.

GE : On vous a bien écoutée, mais on vous a peut-être aussi mal conseillée ?

CA : Non, on ne m’a pas du tout mal conseillée puisqu’il y aurait eu un non-lieu. Il y aurait eu un non-lieu puisqu’il n’y a pas de preuves. Si vous voulez, là encore, il faut avoir une oreille très exercée. Dans le domaine du pouvoir, il n’y a pas de preuves. Dans le domaine de l’abus de pouvoir, non plus. Ce que j’essaye de dire c’est qu’on a une société entière couchée devant l’argent, devant le pouvoir et devant le pouvoir de l’argent. Une société entière. Et cette société, couchée devant le pouvoir de l’argent, s’indigne de ses effets. Je trouve ça très bien. Je dis simplement que la parole, c’est autre chose. La parole sur ce qui arrive, ce qui est arrivé un jour à quelqu’un qui a été déshonoré. Parce que la question du déshonneur n’est pas posée, mais c’est ça la question. La vraie question.

GE : Pourquoi ?

CA : Parce qu’être violée, ou subir une remarque dans la rue… Pourquoi se sent-on mal ? Prenons la remarque dans la rue. Qu’est-ce que ça peut faire, au fond ? Il n’y a pas de gestes, le corps n’est pas touché. Pourquoi on se sent mal ? Mais parce qu’il y a quelque chose qui vous déshonore. C’est comme si on vous disait : «Qu’est-ce que tu fais dans la rue ? L’espace public est à moi. Il est aux hommes». Donc il faudrait, si vraiment on voulait parler de ça, il faudrait élargir la vision. À partir du moment où on s’accommode de l’invisibilité des femmes, par exemple, soit dans notre pays, soit dans d’autres pays, alors il ne faut pas s’étonner que, quand elles vont dans l’espace public, il y ait des gens qui trouvent qu’elles n’ont pas leur place. Dès lors qu’elles ne sont pas invisibles.

GE : Tout à l’heure vous avez dit : «Se trahir, c’est finalement ne pas réussir à se considérer comme un individu».

CA : J’ai dit que la chose la plus difficile au monde, c’est parler sans se trahir soi-même. Trouver sa voix, et le chemin vers celui qui peut entendre. C’est un chemin à trouver. Et ce chemin, il y en a un par personne. C’est la seule chose que j’essaye de dire.

GE : Mais cela veut dire qu’il ne peut pas y avoir de force collective ou de mouvement, des femmes et des hommes – puisqu’il y a aussi beaucoup d’hommes de bonne volonté –, que ces gens ne peuvent pas se mettre ensemble pour changer les choses ?

CA : Bien sûr que si. C’est nécessaire, aussi. Il faut que ce soit accompagné. Bien sûr qu’il y a un double mouvement. Vous m’avez présentée comme écrivain. Voilà, j’écris. Pourquoi j’écris au fond ? Parce que c’est mon truc. Mais il y en a d’autres qui peuvent avoir un autre constat, ou une autre expérience. Mon expérience, c’est que les efforts de la société à travers la parole organisée, l’écoute fonctionnarisée, sont utiles, sans doute…

GE : Quelles situations ?

CA : Je ne peux pas le dire. Justement. Vous voyez, on ne peut pas tout dire. Malgré la libération de la parole. Sinon on se retrouve avec des problèmes importants. En tout cas, quand on a vraiment une difficulté, eh bien, personne ne vous interroge. Personne ne comprend. Personne ne vous pose la question. Moi, je vois beaucoup de gens dans des situations très compliquées et pourtant croyez-moi qu’ils éclusent tout ce qui existe en termes de… je ne sais même pas comment on peut appeler… les associations, les commissaires, les juges, tous ces efforts de la société qui sont sincères, je ne dis pas qu’il n’y a pas de sincérité, mais franchement, j’en ai rarement rencontré un qui m’a dit : «C’était super, je me suis senti écouté». Si, moi je vous ai dit tout à l’heure à propos d’un commissaire : «je me suis sentie écoutée», mais avec un résultat qui n’était pas probant.

GE : Qu’est-ce qui vous a donné la force d’écrire ? de mettre des mots sur ce que vous avez vécu ?

CA : Alors, ce n’est pas exactement ça. A un moment je me suis aperçue que la littérature c’était le lieu. Le seul lieu en fait. L’Art. La littérature, c’est vraiment le lieu où la parole est libre. Absolument libre des contraintes sociales de la parole. A partir du moment où j’ai vu ça, c’était… Car ce que moi je connaissais du pouvoir, de l’abus de pouvoir et de comment on se débrouille, je reprends un mot que j’ai déjà utilisé mais c’est un mot important…

GE : Oui, pour vous on «se débrouille»…

CA : … comme on peut.

GE : Mais, là aussi, c’est malgré tout un constat plutôt pessimiste sur le fait que…

CA : Non, pas du tout. Ça montre aussi la liberté, qui est la nôtre, de savoir se débrouiller. Les humains ont des choses universelles à défendre entre eux, hommes et femmes.

GE : Nous assistons ces derniers jours à de nouvelles mobilisations contre les violences faites aux femmes, par exemple au travers du hashtag «Balance ton porc». Quel est votre regard sur ce qui est en train de se dérouler sur Twitter ?

CA : On ne parle pas d’animaux. On ne parle pas de gens qui auraient des problèmes d’addiction, ou qui seraient fous, ou qu’il faudrait soigner. Non, ça c’est vraiment la mauvaise piste. On parle de gens qui exercent un pouvoir. Bien. Mais enfin, face à un pouvoir qui est exercé – tous les jours on a ça face à nous –, est-ce qu’on n’a pas d’autres solutions que de le reconnaître ? On pourrait aussi ne pas être fasciné par le pouvoir. Ce ne serait pas une chose à faire ça ? Est-ce que ce ne serait pas ça le préalable ? Est-ce qu’on est obligé d’être fasciné par le pouvoir ? Alors oui, on est fasciné par le pouvoir de son père quand on est un enfant. Par celui de sa mère, évidemment, parce que notre vie en dépend. Donc on est dans une situation d’infériorité très grande, par cette fascination. Et le pouvoir vient s’exercer sur nous. Le pouvoir de ces hommes. Celui d’Harvey Weinstein, celui de DSK, de ces hommes qui en abusent, parce qu’on est d’autant plus fasciné que la personne en question abuse de son pouvoir. Est-ce que, finalement, ce qu’on a reproché à François Hollande, ce n’était pas ça, le Président normal, celui qui ne pas se pose pas en homme plein et fier de sa superbe ? Est-ce que c’est pour ça que tout le monde s’est moqué de lui ?

GE : Mais alors, justement, face à ces hommes de pouvoir, face à ces prédateurs sexuels – les uns n’étant pas d’ailleurs équivalents aux autres – que peuvent faire les femmes ? Est-ce que le fait de libérer une parole collective n’est pas aussi une manière de contrer des hommes qui ont du pouvoir, des hommes qui instaurent un climat de terreur et qui empêchent finalement toute révélation de leurs turpitudes ?

CA : Ça peut être un moment de lucidité et qui mesure l’impuissance de la justice dans ces cas-là. Je ne pense pas une seule seconde que ça peut empêcher les gens qui ont envie de commettre des abus de s’y adonner. Puisque par définition, ce qui intéresse ces gens-là c’est justement la transgression. Ce qui les intéresse, c’est le refus.

GE : C’est-à-dire que vous pensez qu’ils savent très bien que ce qu’ils font est une série de crimes ou de délits et qu’ils les font précisément parce que ce sont des crimes et des délits ?

CA : Je pense qu’ils sont d’autant plus intéressés qu’il y a du refus. Qu’il y a du «non, je ne veux pas», qu’il y a du «tu ne me plais pas», «arrête, tu ne m’intéresses pas». «Ça fait rien je vais t’avoir quand même. Tu vas voir.» Je pense que c’est ça qui les dirige. Ce qui peut être intéressant dans cette parole collective, c’est que chacun se rende compte qu’on peut s’extraire de ce pouvoir.

GE : Alors qu’est-ce qu’ils cherchent ? Ils cherchent à montrer que leur pouvoir est plus important encore que les refus qu’ils essuient ?

CA : Oui. Et puis c’est un jeu. Ça les amuse. N’importe quel jeu vidéo vous montre que ce qu’il y a à faire c’est d’abattre le pouvoir en face. Tout est construit sur : «j’abats le pouvoir qui est en face de moi parce que je suis plus fort ou parce que je suis plus forte». C’est cette rivalité entre les pouvoirs. Le pouvoir entre les femmes, le pouvoir entre les hommes, le pouvoir entre ceux qui ont un pouvoir réel – les vrais puissants qui ont de l’argent – et ceux qui n’ont pas cette puissance-là, mais qui ont peut-être la puissance ou en tout cas l’espace de la fiction. Les gens hyper riches, ce qui les intéresse, c’est de mettre dans leur poche ceux qui n’ont aucun pouvoir réel, mais qui ont un autre type de pouvoir intellectuel, artistique. Il y a des luttes entre les pouvoirs. Ça c’est sûr. Et il y a évidemment une guerre homme-femme au cœur de ça.

GE : Cela n’est-il pas la définition de la perversion qui est de prouver qu’on est capable de faire plier la volonté de l’autre, de le manipuler, en quelque sorte ?

CA : Oui, bien sûr. Qu’est-ce qu’on peut faire par rapport à la manipulation ? Je ne sais pas si c’est votre question. Malheureusement, c’est un très long travail. Et je crois que la seule chose au fond – il y a plein d’étapes avant en effet qui peuvent être : déclarer, se plaindre, etc. – mais la chose qui désarçonne vraiment celui qui exerce son pouvoir, c’est l’indifférence à ce pouvoir. Mais ce n’est pas quelque chose qui se fait sur Twitter.

GE : Cela peut se faire n’importe où, l’indifférence par rapport au pouvoir ?

CA : Vous savez, quand vous êtes environnée de toute une société qui marche là-dedans, trouver ce chemin de l’indifférence, où vous dites : «Au fond, moi ce qui m’intéresse le plus c’est : oui j’ai peur, j’ai peur de ce pouvoir, c’est normal, mais il y a quelque chose au fond qui fait qu’à la fois j’ai peur et à la fois je m’en fous». Et il faut s’appuyer sur ce «Je m’en fous» pour dire ce qu’on a à dire.

GE : Je ne sais pas si vous vous en moquez de ce pouvoir, mais en tout cas on a l’impression que vous êtes une femme libre.

CA : Je ne m’en moque pas du tout. J’en ai peur comme tout le monde.

GE : Certes, mais vous êtes capable de prises de parole qui déclenchent toutes sortes de commentaires. Je pense par exemple dans un autre registre, à votre face-à-face avec François Fillon. Vous êtes capable de montrer que le pouvoir ne vous impressionne pas. Ni le pouvoir politique ni même le pouvoir médiatique. Puisqu’il y a aussi une violence de la caméra à la télévision.

CA : Si, ça m’impressionne. Bien sûr que ça m’impressionne. Bien sûr que ça me fait peur. Bien sûr que j’ai le trac. Bien sûr que c’est super difficile. S’il y a de la peur, il y a une raison. Donc à la limite, s’il y a de la peur, s’il y a de l’inquiétude, c’est peut-être justement là que je me dis : «OK, je vais essayer. Je vais essayer puisqu’on me le demande. Puisqu’il y a quelqu’un qui m’a téléphoné pour me dire : “Est-ce que vous accepteriez de venir en face de François Fillon ?”» Mais je dis : «Vous plaisantez. Je ne veux pas. J’ai peur. Non.» Bon, et puis finalement j’y vais, parce que cette peurest le signe de quelque chose. Le signe d’une intimidation. Mais le problème qu’on a face à un pouvoir en majesté, c’est qu’on ne trouve pas les mots. On parle mal. On parle mal face aux gens de pouvoir. On n’y arrive pas. Alors ce qu’on peut faire, je crois – et c’est quelque chose de très collectif au fond – c’est parler seul. Parce que c’est comme ça, les mots c’est quelque chose de très personnel, mais, en même temps, chacun est seul avec eux. Et chacun a des choses à dire dont il ne trouve pas le chemin lui non plus. Et donc, finalement, aller comme ça au-devant, ou tout au moins face à ce pouvoir en majesté, en sachant qu’il y a plein de gens avec soi ou peut-être contre soi, mais quand même avec ces mots, ces choses, qui vibrent ou qui résonnent à l’intérieur, ça oui, il y a une dimension, collective je ne dirais pas, mais universelle, ça c’est sûr. Ce qui me révolte, ce n’est pas la parole collective en soi, pas du tout. C’est, face à des choses terribles, vraiment, qui sont l’abus de pouvoir, qui sont le déshonneur, qui sont le silence imposé, et beaucoup d’autres choses comme ça, on propose des procédures, des procédés, des systèmes, des phrases toutes faites, du genre «les gens formés pour recueillir la parole». Des trucs faux.

GE : Expliquez-nous ce que ça veut dire pour vous. Pourquoi ces phrases toutes faites-vous paraissent contestables et peut-être même dangereuses ?

CA : Parce que jamais une phrase toute faite n’a permis à quelqu’un d’avoir confiance dans le fait qu’on puisse l’écouter. Ça n’existe pas. Vous ne pouvez pas parler à quelqu’un qui vous dit une phrase toute faite. La phrase toute faite, c’est la phrase qui dit : «Je sais, j’ai compris. Je sais de quoi tu parles. Je sais, ce que tu vas dire. Viens, regarde, j’ai un panier où il y a déjà plein de trucs qui ont été dits. Viens mettre ce que t’as à dire dans le panier. Il y a déjà un panier pour ça. Alors vas-y, mets ton truc dedans. Parce que je sais de quoi tu parles, je sais. Toutes les victimes de violence disent comme toi.» «Mais non tu ne sais pas, mon vieux. Non tu ne sais pas. C’est quand même curieux, on dit que les gens doivent parler. Mais quand ils parlent, on dit «ils disent tous pareil». Alors ça sert à quoi de parler ? Moi-même, je ne sais même pas comment je vais dire. Et toi tu es là, avec ta phrase toute faite et ton panier ?» Ça, c’est très violent. Et donc quand il arrive ça, eh bien, vous dites : «OK, je repars pour un tour de silence.»

GE : Ce qui veut dire que, finalement, ces phrases toutes faites, cette manière de prétendre accueillir les victimes – qui pour vous n’est pas une bonne manière – c’est une manière de reprendre à nouveau le pouvoir sur les victimes.

CA : En tout cas que c’est une manière de leur assigner un statut qui est : victime. Alors, on peut être victime d’une chose. D’un acte. Mais on n’est pas «une victime». Ce n’est pas un statut, victime. Je suis désolée. Et quand en plus on le réserve aux femmes ! Moi je pense qu’il y a d’autres ambitions possibles pour les femmes que d’obtenir un statut de victime. On peut être victime, encore une fois, d’un comportement, sans que ça fasse de vous une victime.

GE : Pour parvenir justement à cela, parce que finalement au travers de votre travail d’écriture…

CA : Ça ne sert à rien l’écriture, attention. L’écriture ne sert pas à ça. Je tiens quand même à le préciser. Elle ne sert pas à se libérer de quoi que ce soit. Ça, je veux qu’on soit bien clair. Je ne voudrais pas qu’on envoie le message : «Oh la la, vous avez eu tel problème. Prenez un stylo, écrivez». Non. Non, ce n’est pas du tout une chose thérapeutique. Ça n’a rien à voir. Virginia Woolf le dit : «Les mots ne sont pas là pour rendre service.» Donc, dans un premier temps – je ne sais pas si c’est ça votre question. C’est comment on fait ?

GE : Ma question, c’est ce qui permet de vous écouter. Mais au-delà de ça, il y a quand même un fil conducteur important dans tout ce que vous dites, qui consiste à dire qu’on doit trouver sa voix personnelle.

CA : Oui. Quand je dis : «On se débrouille». Vous voyez, ça peut être mal perçu. Mais c’est merveilleux de penser qu’on peut se débrouiller. C’est extraordinaire de penser ça. C’est-à-dire : il y a quelque chose en soi. Ça veut dire ça. En chacun de nous, il y a quelque chose. Et on va pouvoir le chercher, peut-être. Se débrouiller pour le chercher. On ne sait pas où il est. Mais on se débrouille. Tous ceux qui se sont trouvés confrontés à des violences très importantes le savent. Quand vous sortez de la pièce où la violence s’est produite, la première chose que vous avez à faire, c’est de vous débrouiller. Évidemment. Ça c’est le premier truc. Et ensuite, alors évidemment vous allez trouver le moyen ou les moyens de parler. Vous allez trouver une personne, une autre personne, d’autres manipulateurs souvent, dans un premier temps, sur qui vous tombez et qui vous prennent soi-disant sous leur aile. Voilà, parce que si vous tombez sur un manipulateur, ce n’est pas par hasard. Parce que vous êtes sous son charme. Alors déjà ce charme, il faut le rompre.

GE : Ça c’est pour les prédateurs. Et ce que vous vivez, vous ?

CA : Je vais vous dire : l’inceste, que j’ai subi, c’est un stigmate. C’est «le» stigmate. La seule façon que vous avez de ne pas être stigmatisée quand vous êtes marquée d’une marque aussi puissante que celle-là, c’est justement de chanter, de chanter avec les autres le chant des victimes. Je n’ai jamais fait ça. J’ai fait d’autres choses. J’ai essayé de décrire, et de ne pas isoler cette souffrance du reste de la société. J’ai essayé de montrer une espèce de logique finalement. Au fond ça ne dérange personne vraiment. Je vous assure que si ça avait dérangé des gens, je m’en serais rendue compte. La société dans son ensemble est complice de ça, mais les personnes individuellement, non. C’est le chorus, l’ensemble, il y a un fonctionnement, qui fait que c’est possible. Si vous ne revendiquez pas le statut de victime, vous décrivez un acte. L’acte coupable, et les autres actions, les autres comportements autour, dans une cohérence. C’est pour ça que je dis : «Non, ce ne sont pas des malades qu’il faut soigner». Ce sont des symptômes, tout au plus, du fonctionnement social qui est le nôtre. Reconnaissons-le comme tel.

GE : Comment fait-on pour vivre avec ce stigmate-là ?

CA : J’observe un certain type d’agressivité, mais ce n’est pas très grave. Ça, ça ne me regarde pas. Ça regarde les gens qui se comportent comme ça. Mais ce n’est pas du tout mon affaire. Il faut quand même comprendre, à un moment donné, que tous les mots qui sont tournés sur vous, ce n’est pas votre affaire. Vous ne pouvez pas vous occuper de ce que vous vous avez à dire, et de ce que les autres devraient dire. Ça ce n’est pas possible…

GE : Vous évoquiez le système et vous disiez : «Finalement, ce n’est pas une question d’individu, ce n’est pas une question de pathologie. C’est un symptôme».

CA : J’ai l’impression d’être à contrecourant du mouvement actuel. Il y a une espèce de négation, aujourd’hui, de ce qu’on appelle l’inconscient. Et par voie de conséquence de la psychanalyse qui est quand même un lieu pour être libre. Libre, ça se fait tout seul. Avec quelqu’un qui n’est pas en face de vous, mais derrière. Et que vous payez pour qu’il puisse vous écouter librement. C’est tout. Quand vous êtes confronté à des difficultés très importantes, qui vous nient en tant que personne, c’est en raison de toute une logique sociale, on n’arrive pas là comme ça, ce n’est pas le fait du hasard, si vous vous retrouvez dans une telle situation, c’est toute une logique qui s’exerce à travers vous, et qui fait que «boum», vous êtes touché. Vous tombez. Vous tombez. Vous voilà dans le trou. Un trou, on peut en sortir, ce n’est pas un problème. Enfin… ce n’est pas un problème… c’est très difficile. Mais on peut en sortir. Un trou, on en sort. On tombe dans un trou, on sort d’un trou. Ça arrive tous les jours.

GE : Si on en a la force.

CA : Mais on n’a pas le choix. La force, elle existe. D’ailleurs ce n’est pas de la force qu’il faut, c’est de la liberté. La personne qui vous écoute dans la psychanalyse ne sait pas ce que vous allez dire. C’est ça qui est extraordinaire. Et vous non plus, vous ne le savez pas. Donc ça c’est vraiment autre chose.

GE : C’est peut-être le point commun avec la littérature ?

CA : Oui, enfin, la littérature… une fois que la phrase est posée, elle est posée. Alors que la psychanalyse, vous revenez sans arrêt sur la phrase que vous faites. En littérature, le mot, vous avez intérêt à trouver celui qui convient, et la virgule, vous avez intérêt à bien la placer, sinon vous ne serez pas entendu.


Cet entretien «Violences faites aux femmes : Christine Angot, mots à maux» est issu de l’émission «L’invitée des matins» produite par Guillaume Erner et diffusée le 17 octobre 2017 sur France Culture.

L’émission est à réécouter ici :