Ainsi serait-il chic d’être faible ou de passer pour tel. Chacun veut avoir eu sa part de souffrance, qui lui donne le maigre espoir d’être sauvé. N’oublions pas qu’on n’en a pas fini avec le péché originel, fût-il sécularisé comme l’est la martyrologie qui nous fait, croit-on, échapper à son emprise. Sécularisé et, devrais-je ajouter, inversé, ainsi que toute la généalogie peccamineuse : aux malédictions d’Eve et de Cham ont succédé celle d’Adam et de Japhet, de l’homme, du Blanc, et la Sodome dont on appelle de ses vœux la destruction est désormais hétérosexuelle.
Au fait, peut-être n’en serait-on pas là si, pour commencer, ces textes avaient été lus autrement par le passé : qu’il suffise de rappeler que c’est un contresens, et des plus grossiers, qui a fait associer Sodome à l’homosexualité, et que Cham, maudit par Noé, n’est pas plus l’ancêtre des Ethiopiens que des Egyptiens, des Babyloniens et des Cananéens – d’ailleurs les seuls de ses descendants à recevoir l’opprobre dont on a récemment fait usage pour justifier l’esclavage des Noirs et la Ségrégation. Quant aux femmes, qui cherche trouve : le Cantique des Cantiques offre le récit d’un Eden puissamment érotique, où l’homme et la femme se font face, où la jouissance et l’accouchement ont lieu sans crainte et sans malheur, où le désir sexuel, tragique dans la Genèse, se change en bénédiction, où nul enfin ne domine l’autre. D’autres textes, y compris dans le corpus mosaïque, suggèrent la même chose à qui sait lire.
Seulement, c’est un autre chemin qu’on a d’abord choisi, supplanté il y a peu : dès lors le péché demeure, mais transféré. La narration n’est pas détruite, elle n’est que retournée contre elle-même. L’homme, le mâle, est coupable d’avoir à un moment dominé la femelle. Et cette dernière est rachetée de la fêlure héréditaire par son statut de victime. Qu’est-ce qu’une victime à propos ? Un animal offert en sacrifice, tel est le sens originel de ce mot aujourd’hui si mal employé : «La colère des Dieux demande une victime», apprend ainsi Agamemnon à sa fille, qu’il s’apprête à leur offrir sur l’autel. Littré hésite quant à l’étymologie du latin victima, mais tous les sens qu’il propose sont liés à la liturgie sacrificielle des Romains. Comme l’explique si brillamment Joseph de Maistre dans son Eclaircissement sur les sacrifices, les païens avaient l’instinct d’une faute commune à racheter et de la «rédemption par le sang». «Ne pouvant enfin immoler l’homme pour sauver l’homme, on choisissait dans l’espèce animale les victimes les plus humaines», écrit-il.
Si nos convictions ne sont pas celles du penseur contre-révolutionnaire, on ne peut lui retirer d’avoir trouvé, avant René Girard qui le lisait du reste, la clé de ce langage perdu des offrandes. Et d’avoir perçu que l’Histoire immolait hélas aussi des hommes ; égaré néanmoins par sa foi en la Providence, je crois qu’il n’a pas vu que leur sacrifice n’offrait aucun salut. Il reste qu’on peut voir dans le martyre intermittent du peuple juif l’holocauste inique offert aux narines d’un Dieu cruel ou trop faible : les suppliciés d’Auschwitz étaient bien des victimes. Les femmes brûlées sur les bûchers du XVIe siècle ne l’étaient pas moins – quoique dans ces deux cas, j’y insiste, j’aime mieux qu’on me parle de leur force bafouée, que d’une faiblesse relative au nombre et à la méchanceté des persécuteurs. De toutes les manières, un principe demeure, et c’est que tout le monde n’est pas victime, sans quoi, précisément, ces sacrifices n’en seraient plus.
Et pourtant : aujourd’hui tout le monde veut l’être, car, j’y insiste, tout le monde veut être sauvé, que soit sue ou non l’origine religieuse de cette manie. On envierait presque chez un voisin effectivement martyr (il y en a) une condition désormais érigée en statut. Nous assistons en somme à un étrange potlatch où chacun n’aurait à donner que sa souffrance, par laquelle il pourrait finalement écraser tous les autres, et où le bourreau devrait à son tour expier, à l’infini. Dans une théologie politique qui envisage le privilège social ou congénital comme le mal absolu, le seul que l’on respecterait serait précisément celui, paradoxal, de la souffrance. D’où la fameuse «concurrence mémorielle», d’où aussi le phénomène de surenchère auquel #metoo nous a fait assister.
Dans un épisode mémorable des Sopranos, l’on voit Amérindiens, Noirs, Juifs et Italiens se crêper le chignon pour savoir qui a le plus souffert. Excédé, Tony finit par faire à ses amis mafieux la remontrance suivante : ils ne ressemblent plus au «strong, silent type» – Gary Cooper –, et préfèrent pleurnicher sur leurs souffrances, réelles ou fantasmées. Il n’est nul besoin de préciser, pour goûter la vérité du propos, que le «strong, silent type» est aussi souvent une femme qu’un homme.
Un propos qui demeure en tout cas d’une grande actualité. Pour avoir droit de cité de nos jours, on doit parler «en tant que» membre d’une minorité persécutée. De là la disgrâce des Juifs auprès des victimologues : ils ne sont plus assez victimes, les bougres ! Mais c’est un peu vite oublier qu’ils ne l’étaient pas davantage aux yeux de leurs meurtriers d’Auschwitz ou de Merah.
Les machistes n’échappent pas à la règle, songez à Eric Zemmour, ce contempteur du féminisme ! Je ne vois pour moi nul rapport entre la saine virilité d’Ernest Hemingway ou de David Herbert Lawrence (l’un et l’autre ont d’ailleurs dressé des portraits de femmes fortes s’embarrassant bien peu des conventions patriarcales, preuve qu’on peut être un homme hétérosexuel qui ne méprise pas pour autant ni ne veut dominer l’autre sexe) et les bêlements de ceux qui déplorent l’existence de la pilule contraceptive ou le vote féminin et refusent l’équité salariale, apeurés de voir leur échapper leur sceptre héréditaire. Eric Zemmour parle «en tant que» représentant des «mâles blancs» (sic) opprimés, comme Caroline De Haas le fait au nom des femmes discriminées : que la seconde cause soit plus urgente que la première ne change rien à l’affaire, et que la première soit moins défendue que la seconde ne devrait rien changer non plus aux yeux des combattants de l’«anti-bien-pensance». Je n’aime pour ma part ni l’un ni l’autre, et réprouve autant leurs silences que leurs jérémiades.
Alors comme chacun veut avoir souffert, on trouve tout naturel de mettre sur le même plan le viol, le harcèlement, la «drague lourde» parfois subie avec impatience, les gestes déplacés ou jugés tels, les blagues salaces et les confessions impudiques – et bientôt la poésie amoureuse, pas de doute à ça, puisqu’elle ne peut traiter que comme «objet» le corps de la victime, le corps de la femme. La souffrance, c’est du sérieux, ça n’est ni matière à rire, ni matière à créer. Deux voies seulement s’offrent du coup à nous : dire sa souffrance si on en a la possibilité (ou le privilège, paradoxal et accepté), ou expier celle que l’on a forcément infligée à d’autres. Par exemple en s’excusant solennellement, l’«apology» étant l’avatar moderne de l’amende honorable : le sacrifice que le damné (c’est-à-dire en l’espèce le privilégié, le bourreau) fait de lui-même en espérant échapper à la Géhenne. Tout le reste est inutile ou obscène.
Le privilège de naissance étant l’unique péché, la littérature et l’art devront concourir à son éradication. Ils serviront la nouvelle morale instituée, celle de l’égalité, de la sécurité, safety, et du respect des différences. A coup de statistiques et d’empathie on censurera à tire-larigot. On aura, si ça n’est déjà le cas, des choses telles que : «#metoo, on m’a forcée à lire Les Fleurs du Mal en seconde, sans tenir compte de ma sensibilité de victime !» Car la victime, toutes les victimes se voient attribuer des droits qui priment bien entendu d’aussi futiles impératifs que la beauté, la culture ou la science. La généralisation de ce genre de récriminations n’est qu’une question d’années. En matière de textes, on mettra de côté leurs qualités esthétiques, ce qui est à la vérité déjà chose faite aux Etats-Unis, y compris dans les départements littéraires ; on oubliera l’équivocité poétique, cette force qui creuse le sens des mots et fait qu’une grande œuvre l’est malgré la caducité de son «message» ; on dédaignera de rappeler qu’un Baudelaire se voulait tour à tour «victime et bourreau» et que c’est aussi cette complexité-là, cette dialectique, que les grands textes ont charge de nous divulguer ; le seul critère qui présidera à l’appréciation d’une œuvre étant dès lors : quelqu’un risque-t-il d’être blessé ? Julien Sorel saisissant la main de Madame de Rênal sans lui en demander la permission sera condamné pour le souvenir traumatique qu’il pourrait réveiller dans les mémoires féminines et les méchants désirs qu’il risquerait de faire naître au cœur de nos jeunes mâles : la «culture du viol» ne serait-elle pas déjà toute entière là ? Quasimodo ne sera plus que la projection «capacitiste» des fantasmes du mâle blanc «straight and able» : au feu Notre-Dame de Paris ! Flaubert sera voué aux gémonies pour avoir osé proclamer : «Madame Bovary, c’est moi» – phrase qui ne peut évidemment que banaliser l’indicible souffrance des personnes «assignées femmes à la naissance».
La théologie victimologique s’habille de pusillanimité parce qu’elle adopte le point de vue de l’offrande : en ce sens, le Lévitique offrait une théologie sacrificielle, voire une théodicée des sacrifices, base de toute martyrologie authentique, mais non une victimologie. Approche infiniment plus salubre, nonobstant même le fait que toute personne qui souffre ou qui se sent «mal à l’aise» n’est pas automatiquement un agneau égorgé sur l’autel. Et même lorsque c’est le cas, n’est-ce pas un usage parcimonieux qu’on devrait faire, sauf à s’enfoncer dans une boue doloriste, de la complainte et des lamentations ? Dans toute la Bible, il n’y a qu’un livre qui y soit entièrement consacré, encore la qualité de victime innocente n’y est-elle qu’imparfaitement attribuée au peuple élu.
L’affaire Wieseltier illustre à merveille ce que je disais il y a plusieurs semaines déjà : l’Amérique est redevenue folle, et #metoo a ouvert les vannes d’un nouveau maccarthysme – qui se veut progressiste et empathique quoiqu’il nous ramène un peu plus à l’âge des ténèbres –, où les cérémonies sacrificielles se succèdent les unes aux autres, les prétendus immolateurs immolés à leur tour pour venger les victimes. De sorte qu’on en cherche toujours de nouveaux. Le célèbre éditorialiste du New Republic, l’ami de Leonard Cohen et l’auteur de Kaddish, est accusé de harcèlement sexuel. Il se trouve qu’à mes yeux, et j’assume pleinement cette position, tant qu’un abus de pouvoir n’est pas prouvé, je n’estime pas qu’une tentative de séduction sur le lieu de travail relève nécessairement de ce délit : il semble que la loi, et surtout la morale des Américains en aient décidé autrement. Qu’on ne s’étonne pas alors que, la drague ayant disparu du seul espace de rencontre encore offert à une population si laborieuse, le monde des «applications» ait remplacé celui de la rencontre en chair et en os. Au risque de me répéter, c’est le devenir-robot de l’élite américaine et les conséquences à venir m’en semblent plus graves que celles d’un baiser volé.
Quoi qu’il en soit, ce dernier geste, apparemment accompli en public, est le plus terrible qui soit reproché à Wieseltier – et il remonte à de nombreuses années. Le reste : des remarques sur la tenue de ses collègues de sexe féminin, des plaisanteries sur la poitrine d’une ancienne maîtresse faites devant des gens qui ne la connaissaient peut-être pas, des blagues lestes racontées en présence d’autres journalistes, des deux sexes, bref toutes choses qui, le sens de cette collocation s’étant étendu ces derniers temps, sont aujourd’hui considérées comme «sexual harassment», et cela, personne ne juge approprié de le contester. Une femme témoigne et, sans honte, affirme avoir été terrifiée («she was shaken and afraid») lorsque l’éditorialiste «la força à regarder la photographie d’une sculpture dénudée dans un livre d’art». Ne croit-on pas rêver ? A la vérité, tout, là-dedans, donne la nausée : la confusion des maux, au risque d’escamoter la spécificité de cette abomination qu’est le viol, de cette grave offense qu’est le harcèlement, dilué dans la drague et la grivoiserie ; et cette victimisation, encore et toujours, de la femme, comme si la contemplation d’un Rodin, fût-elle «forcée», était propre à susciter crainte et tremblement. Comme si une remontrance ou une bonne claque ne pouvaient, le cas échéant, venir à bout d’une personnalité à la Wieseltier, soit d’un homme au fond assez normal. Et quand bien même tout cela aurait été illégal, qu’on ne me fasse pas croire que de semblables atteintes ne connaissent pas la prescription : la sensiblerie de cette élite dégénérée, jointe à sa furie vengeresse, ferait rire si tout cela n’était pas, tout d’abord, bien triste. On exclut ces hommes, on les prive de parole : on les eût jadis pendus ou brûlés, tel Urbain Grandier, ce prêtre réputé sorcier, qui avait le malheur de coucher avec des nonnes et de s’en faire aimer – et accessoirement d’être, sous Richelieu, une manière de libre penseur.
Il est surtout triste que ces mots et ces gestes se retrouvent mis sur le même plan que la sauvagerie d’un Weinstein, que les actes absolument barbares du présumé innocent Ramadan. D’ailleurs, je l’ai dit, je ne sais pas gré à la campagne de «libération de la parole» qui se poursuit à l’heure où j’écris, des révélations concernant le théologien islamiste, je tiens qu’elle en a partiellement obscurci la gravité. On notera à ce sujet, au mieux le silence des musulmans, au pire leur soutien indécent au tartuffe, victime à en croire certains d’un «complot sioniste». Il faudra leur faire savoir que la grande conspiration des Sages de Sion a connu ces derniers temps quelques ratés : l’affaire Weinstein n’aura pas été la plus grande des réussites pour leur domination mondiale. Ce silence et ce soutien de trop nombreux musulmans me semblent en tout cas favorisés par l’air relativiste que nous respirons depuis le déclenchement de #metoo.
De façon assez remarquable, l’unanimité de la presse juive américaine dans sa condamnation – parfois très sévère et à la limite de la haine de soi – du magnat d’Hollywood, dès les premiers jours de sa chute et donc avant le grand déballage, contraste étonnamment avec le spectacle de nos musulmans francophones, de la plupart d’entre eux du moins. Mais il est vrai que l’autocritique n’est pas le fort de la foi coranique… C’est bien dommage en l’espèce, car il y a un lien de cause à effet entre les convictions religieuses et politiques misogynes de Ramadan, et les actes qui lui sont reprochés : comme l’a dit Henda Ayari, à ses yeux, «soit vous êtes voilée, soit vous êtes violée».
Un lien au moins aussi évident que celui unissant la culture permissive des années 70 et la tyrannie sexuelle d’un Weinstein. Si #metoo et #balancetonporc ont le tort de tout mélanger, il est de vraies questions à se poser et à adresser aux criminels. La confession publique de la moindre peccadille, non, le retour sur soi oui, mais à condition qu’il dise la force de celui qui s’y adonne et sa foi en une possible rédemption plutôt qu’une auto-détestation sans remède : à cet égard, les pathétiques excuses de tous ces accusés n’avancent, je crois, à rien. Tariq Ramadan, lui, a dû le comprendre : il ne s’excuse pas mais se pose à son tour en victime.
Qu’elle dise aussi, cette réflexion, l’acceptation du principe des principes : du mal, nous sommes tous (et toutes) capables, et il n’est pas de victimes nées. Même la construction sociale ne fait pas des femmes, de toutes les femmes, les seules victimes, et si Zemmour était Baudelaire, il nous évoquerait un peu moins ridiculement les souffrances qu’en effet les mâles reçoivent aussi – mais qui ne datent assurément pas de l’émancipation féminine.
La surenchère victimaire aura affaibli notre empathie en en faisant un usage démesuré : dans un monde où seuls le «vécu» et les «feelings» comptent, la réalité se dissout. Et avec elle, effacé par l’inflation des récits et des confessions, le sérieux de la condition sacrificielle – qui existe hélas –, et des supplices qu’il est réellement donné à certains, à certaines de vivre. Or si l’expiation consiste à satisfaire les besoins d’une économie métaphysique en combattant le mal par le mal, il ne saurait y avoir d’expiation là où chacun ou souffre ou expie.
Sauf à vouloir, bien sûr, la fin pure et simple de notre monde.
Explicitement clair – a suivre pour le 3