L’Affaire Weinstein, et le déferlement de témoignages propagés sur les réseaux sociaux dans le cadre de la campagne «balance ton porc» démontrent ces derniers jours que la lutte contre les violences sexuelles semble avoir résolument changé de nature. Elle paraît, pour être plus précis, avoir adopté une tonalité révolutionnaire. Cela faisait certes plusieurs décennies que le monde occidental avait accepté l’idée que le harcèlement sexuel était inacceptable, mais rien n’y fait : tout atteste que demeure une disproportion massive entre ce que l’on dit et ce qui se fait, entre l’image et l’intime, entre l’antichambre des lieux de pouvoir et les chambres d’hôtel où se jouent les véritables rapports de domination. Face à un tel abîme, il suffisait d’un prétexte, d’une goutte d’eau, d’un «attentat de Sarajevo» pour donner naissance, sinon à une guerre mondiale, du moins à un profond ébranlement de nos consciences qui n’a d’autre possibilité que de transformer de fond en comble nos esprits.

Par deux aspects au moins, la lutte a changé de visage. Ce qui me frappe, en premier lieu, c’est que les victimes ne se tournent pas vers le domaine de la légalité pour répondre à leurs souffrances : ce n’est plus vers le commissariat, vers le tribunal, vers les maisons de police qu’elles se tournent. Ce n’est plus aux uniformes qu’elles s’adressent. Non, elles ont opté pour une tribune plus directe, détachée de tout le formalisme des procédures pénales, préservée de la lenteur des procès et de l’incertitude des sanctions : à l’heure où seuls 1% de ceux qui sont l’objet d’une plainte pour violences sexuelles (harcèlements ou agressions) sont de facto condamnés, les victimes se tournent vers cette agora universelle que sont devenus les réseaux sociaux. Oubliées, la présomption d’innocence, la vérification des témoignages, la rigidité des procédures. Place à un mouvement de nature révolutionnaire, qui ne se contente plus des réponses pénales, qui se détourne de la légalité (sans être pour autant illégal), car il ne s’adresse pas aux juges, mais à notre conscience occidentale. Et puis, surtout, la véritable leçon de cette affaire, l’authentique découverte qu’apporte ce mouvement nouveau, c’est que, quand bien même voudrions-nous négliger l’ampleur de ce phénomène, nous sommes bien obligés d’admettre qu’il concerne tout le monde, qu’il se propage dans tous les lieux de socialité ou de pouvoir : au bureau, dans les milieux artistiques, et même, visiblement, chez des prédicateurs religieux…

Nous avons affaire, osons le mot, à une crise. A condition, bien entendu, de comprendre ce terme avec subtilité : il ne s’agit pas de la crise au sens économique (crise qui se distingue par sa durée, sa prolongation à travers les décennies, et donc par l’impossibilité d’en sortir), mais de la crise au sens grec. Car que nous dit le grec ancien ? Qu’une crise est le théâtre du krinein (décision) : qu’une crise est ainsi un virage, ou plutôt un moment décisif, où il faut se résoudre à prendre un parti, à choisir un chemin, à s’orienter à nouveaux frais. Un moment, surtout, où il nous incombe de remettre en cause tout ce qui nous habite profondément, où nous devons renouveler notre conscience durablement. En l’occurrence, c’est tout notre imaginaire occidental de la séduction qui doit être questionné, interrogé, accusé. C’est lui, le coupable. Et pour cause : une des choses les plus frappantes, dans toute cette affaire Weinstein, est le halo de confusion qui, pour beaucoup d’Occidentaux, règne sur la frontière entre séduction et harcèlement sexuel – cette distinction, pour la plupart d’entre nous, demeure juridiquement floue, moralement incertaine, ténue jusqu’à l’inexistence. Une séduction ne serait que la version galante d’un harcèlement – et un harcèlement ne serait qu’une séduction ratée.

Et si c’était notre imaginaire de la séduction qui devait être remis en cause ? Et si nous ne pouvions pas nous contenter de dire que le harcèlement est condamnable – comme s’il s’agissait d’un vice qui nous était hermétiquement extérieur –, mais que nous devions comprendre que le harcèlement est, d’une certaine manière, que nous le voulions ou non, en nous. Qu’il est resté, malgré les siècles, malgré le glorieux défilé de celles et ceux qui ont contribué à libérer la femme, un synonyme, dans notre langue, de la séduction. Si l’on veut affronter courageusement l’affaire Weinstein, ce n’est pas seulement la violence que nous devons combattre – c’est la séduction qui, désormais, devient suspecte, et rejoint le banc des accusés.

Car qu’est-ce que la séduction ? Le latin nous le dit : sé-duire (seducere), c’est écarter l’autre de son chemin. Séduire, c’est détourner, opérer en autrui un demi-tour, c’est renverser, c’est détourner une volonté comme on détournerait un avion, c’est faire dire «oui» là où il n’y avait qu’un «non». Si bien que toute personne séduite est littéralement ce que Proust appelait un «inverti». Séduire ne revient pas à attirer, mais à emmener de force, à capter pour chambouler. Les belles répliques de Don Giovanni nous reviennent, dotées d’un nouveau visage, plus sombre, moins sympathique : Là cidarem la mano, Là mi dirai di sì. Il faut les traduire différemment : «Là-bas, nous nous donnerons la main. Là, tu me diras oui, alors qu’ici, tu me dis non.» Il existe une véritable géographie de la séduction, mais il s’agit d’une géographie de l’exil : va-t’en de ta contrée, sors de ton identité, de la terre natale qu’est ta volonté, et viens dans la mienne.

Où est-elle, à la lumière de ces considérations, la frontière entre harcèlement et séduction ? Nous cherchions une distinction, et nous n’avons trouvé qu’une équivalence. C’est la séduction toute entière qui, selon le bon mot de Rimbaud, est à réinventer.

Et il y a une affaire qui pourrait, dans ce contexte, nous éclairer : une controverse peu connue qui serait capable de nous sortir de notre déroute. Cette polémique, c’est celle qui opposa Sartre et Beauvoir. On s’imagine toujours que Beauvoir n’est qu’une prolongation de la plume de Sartre, qu’elle écrit à chaque fois en son nom, que ses livres auraient pu être signés par son compagnon. Que l’œuvre de Sartre et celle de Beauvoir sont, en un sens, interchangeables.

Mais ce n’est pas tout à fait vrai, et un exemple en témoigne.

1943. Entre le café de Flore et sa chambre d’hôtel, Sartre écrit puis publie l’Etre et le Néant. Son existentialisme est né, à travers ce livre intimidant et remarquablement écrit, à travers cet essai qui marie à merveille la rigueur allemande et une tonalité élégamment française. Et, au détour des premières pages, il introduit un concept capital dans l’économie de son œuvre : celui de mauvaise foi, destiné à prouver que l’on est ce qu’on n’est pas, et que l’on n’est pas ce que l’on est. Il lui faut un exemple, car cette définition reste, malgré la clarté de son style, éminemment aride. Cette illustration, Sartre va la trouver dans la description qu’il propose d’une scène de séduction. Il développe : «Voici, par exemple, une femme qui s’est rendue à un premier rendez-vous d’amour. Elle sait fort bien les intentions que l’homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu’il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n’en veut pas sentir l’urgence : elle s’attache seulement à ce qu’offre de respectueux et de discret l’attitude de son partenaire. (…) L’homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. (…) Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi.» Il est indéniable que, du point de vue de l’architecture de la pensée de Sartre, l’exemple qu’il convoque correspond parfaitement au concept qu’il introduit. Mais il est tout aussi flagrant qu’en associant la mauvaise foi à la féminité, Sartre lui-même s’en exclut[1]: il est toujours confortable de parler de la mauvaise foi des autres, de situer ce concept ailleurs, de le loger dans la psychologie de l’autre sexe. Le coup de force de la psychanalyse consiste précisément à soutenir qu’on ne peut pas utiliser la grille de lecture freudienne pour se contenter d’observer, dans une position surplombante, les méandres de l’esprit des autres, sans admettre l’existence, en soi-même, d’une activité inconsciente. La mauvaise foi, de même, ne peut être qu’un bien commun.

Toujours est-il que Beauvoir fut particulièrement agacée par la vision qu’avait Sartre de la séduction. Par sa manière de faire de l’homme un acteur sincère, honnête, des relations sentimentales ou érotiques – et d’enfermer la femme dans le cachot d’une passivité qui est l’autre nom d’une posture de mensonge. Et, demi-hasard, elle était elle-même en train d’écrire un roman, l’Invitée. Roman qui est, de sa première page à la dernière, un livre existentialiste, mais qui se construit néanmoins contre Sartre dans plusieurs passages.

Et nous trouvons, au cours du récit, une scène de séduction que Beauvoir a écrite dans l’unique but de répondre, par la littérature, à la séduction philosophiquement décrite par Sartre. J’en restitue quelques extraits :

«— Pourquoi souriez-vous ? dit Gerbert.
—Pour rien, dit Françoise. (…)
— Vous avez pensé quelque chose ? dit Gerbert.
— Non, dit-elle, ce n’était rien. (…)
— D’ailleurs, je sais ce que vous avez pensé, dit Gerbert, d’un ton de défi.
— Qu’est-ce que c’était ? dit Françoise. (…)
— Je ne le dirai pas.
— Dites-le, dit Françoise, et moi je vous dirai si c’était ça.
— Non, dites la première, dit Gerbert.
Un instant, ils se toisèrent comme deux ennemis. Françoise fit le vide en elle et les mots franchirent enfin ses lèvres.
— Je riais en me demandant quelle tête vous feriez, vous qui n’aimez pas les complications, si je vous proposais de coucher avec moi.
— Je croyais que vous pensiez que j’avais envie de vous embrasser et que je n’osais pas, dit Gerbert.»

Voilà une scène de séduction d’un nouveau genre. Il ne s’agit plus de convaincre l’autre, de faire naître le désir en lui, de retourner un «non» en «oui», mais de déceler chez autrui un désir qui existe déjà, de transposer un «oui» muet en une invitation consommée. C’est tout un travail d’herméneutique, d’interprétation, où la personne désirée n’est plus considérée comme la cible d’une conquête, mais comme le pôle d’un tissu d’envies. Ce n’est plus une dialectique du «oui» et du «non», mais du désir occulté et des avances timides. Nous avons peut-être, à travers ce passage, l’image de ce que pourrait être un imaginaire érotique qui dissocierait totalement séduction et harcèlement. Nous avons sans doute ainsi trouvé la réponse à nos interrogations soucieuses.

Que faut-il retenir, arrivés ici, de cette controverse ? La difficulté absolue de l’invention d’un imaginaire érotique qui refuse de voir la séduction comme une provocation ? Assurément. Mais c’est un autre aspect qui, pour ma part, m’interpelle : le constat que Beauvoir ne répond pas à Sartre en écrivant un essai de philosophie, mais par la voie du roman, de la narration. Comme si seul le champ du récit pouvait édifier un autre imaginaire de la séduction. Comme si seule l’éternité de l’art pouvait nous sauver de nos crises de conscience.


[1] Bien évidemment, ce que je dis ne vaut que pour cet exemple, car Sartre est le premier à se remettre en cause de manière permanente, notamment dans Les Mots.