J’étais au Liban quand j’ai appris ce qu’Israël vivait. Sous le même ciel, mais de l’autre côté de la frontière. Le matin était beau. Je prévoyais de me promener vers le centre-ville, avec ses immeubles juchés sur des arcades, ses façades jaune-ailleurs, son vivre-ensemble et sa mélancolie. J’appréciais cette ville. À vrai dire, même si je la découvrais, j’avais l’impression de l’avoir déjà vue. Car oui, c’était le portrait craché de Tel Aviv. Cette corniche pleine d’athlètes et de contemplatifs. La végétation qui poussait à même les rues, partout où elle pouvait, de terrasses en ronds-points. Son mélange d’un peu de tous les mondes. Et puis la Méditerranée, la grande mer en hébreu, notre mer en latin, la mer blanche en arabe, celle qui devrait servir de trait d’union entre les terres, qui fait nager tous nos imaginaires, qui crée un je ne sais quoi de commun entre les sociétés. Tel Aviv et Beyrouth : comment deux villes, comment deux mondes aussi semblables pouvaient-ils s’opposer ? J’avais passé la veille à ruminer cette triste question. 

Beaucoup de notifications sur mon téléphone. Un peu trop pour une journée normale. J’ouvris Twitter. 

Et c’est alors que : 
Qu’un cadavre arraché d’une voiture et piétiné par des jambes hilares. 
Qu’une jeune fille, les fesses en sang, tirée vers un pick-up. 
Qu’une autre femme traînée sur un scooter au loin de son fiancé. 
Qu’une famille en otage, les complaintes des enfants, les parents s’efforçant de camoufler l’horreur qu’ils éprouvaient, un fils demandant si sa sœur était morte. 
Qu’un festival interrompu par des rafales et des dizaines de corps. 
Que le cadavre d’une Allemande profané par des nouveaux nazis. 
Qu’une vieille dame, paraissant ne rien comprendre à la situation, prise en otage par des barbares en fête. 
Que des villages brûlent. 
Que le feu. 
Que la mort et le viol. 
Que du sang sur le sol et des rues éventrées. 
Que le massacre des soldats autant que des civils, des vieillards autant que des enfants, des hommes et puis des femmes, la mort sans âge parce que trépas sans fin. 
Retour du 11 septembre, du Bataclan, des agissements de l’État islamique. 
Depuis toujours la mort des Juifs de toujours. 
Méthodes à peine renouvelées, motifs à peine nouveaux, semblant jaillir des siècles. 
Images toujours les mêmes et toujours différentes. 

Je levai les yeux. Quelques nuages troublaient le matin bleu. Filandreux, d’un blanc plein de lumière, ils filaient vers le sud. Dans quelques heures, de Tyr à Nahariya, du versant à l’aval d’une même montagne, de la mer à la mer, ils l’auraient franchie, la frontière d’Israël. Ils se mêleraient aux fumées, s’imprégneraient de leur odeur de deuil et rougiraient de sang, ils entendraient les cris, le viol des innocentes, l’adieu des arrachés, ils écouteraient le soupir des cadavres, les hurlements et le bonheur des monstres. Gorgés de larmes, brûlant de la souffrance des villes, ils s’imbiberaient des vies exterminées. Je les imaginais, toujours aussi blancs, toujours aussi légers, mais gonflés de toute la haine dont l’Histoire est capable – et qui continueraient, encore et encore, de filer, de se défigurer, de se dissoudre par-delà toute terre, en hauteur de la laideur des hommes.

Tout au long de la journée, et des jours qui suivraient, les images continueraient. 
Un travailleur décapité à coups de pelles. 
Un civil égorgé et tiré d’une voiture. 
Des cadavres piétinés, démantibulés, transformés en trampolines macabres. 
Des maisons incendiées pour en faire sortir les habitants. 
Un enfant israélien, à Gaza, malmené par des gens de son âge. 
Des otages entassés dans une sorte de remorque, humiliés eux aussi et la mort dans les yeux.
Des raids de terroristes jalonnant les kibboutz pour traquer les survivants. 
Cette maman capturée avec ses deux bébés. 
Ce père grenadé sur un toit. 
Cette vieille dame, handicapée, que des barbares viennent chercher sur son lit. 
Ces retraités fusillés devant l’arrêt de bus. 
Ces scènes de liesse dans les rues de Gaza. 
Tout au long de la journée, donc, je verrais cette guerre depuis le double prisme de Beyrouth et des réseaux sociaux. 

Le point de vue de Twitter, d’abord. Parallèles aux images, la petite musique des commentaires complices. C’est normal que les habitants d’une prison à ciel ouvert répondent à la violence par la barbarie… Les miliciens du Hamas ne sont pas des terroristes, mais des militants… des résistants… des héros… Des Jean-Moulin… Trop longtemps que nous fermons les yeux sur l’humiliation, l’enfermement, la misère et le désespoir d’un peuple… Les décadents qui faisaient une rave party l’ont bien mérité… Les Palestiniens et les Palestiniennes se libèrent, ils nous donnent une sublime leçon d’émancipation, nous devons les soutenir… Toute la situation émane d’une politique d’oppression, de spoliation, de terreur menée par Israël… On ne fait jamais avancer l’Histoire sans massacres… Le contexte est sans appel, les forces palestiniennes ne font que se défendre… Certes, tout cela est bien triste, mais quand même… 

« Mais quand même », mot de passe de l’hypocrisie. Art de la diversion travestie en nuance. De la lâcheté camouflée en recul. 

Répondra-t-on que le Hamas est justement le bourreau, non seulement d’Israël, mais des Gazaouis qui vivent sous sa coupe ? Qu’il est le cancer de la cause palestinienne ? Qu’il est la force noire qui l’empêche de se défendre dignement et efficacement ? Que, contrairement à la Cisjordanie, Gaza est, depuis 2005, un territoire où la question de la colonisation ne se pose plus ? Que, sans le Hamas, la région aurait pu rayonner d’une façon constructive et donc porter l’espoir du peuple palestinien dans son entier ? Que ce sont précisément les voyous du Hamas qui ont empêché l’exercice de la démocratie, annihilé toute vie politique, defenestré les homosexuels, torturé les opposants, détourné les fonds destinés à construire des immeubles pour creuser des tunnels, utilisé les civils en boucliers humains ? Que, lorsqu’ils apprirent que le Hamas attaquait ainsi Israël, la première réaction des Gazaouis, lorsqu’ils n’étaient pas endoctrinés par la propagande de ce mouvement terroriste, fut d’avoir peur, de craindre pour leur vie, de se sentir une fois de plus piégés ? Que, d’ailleurs, nombreux furent ceux qui, l’été dernier, manifestèrent courageusement pour remettre en cause l’emprise de ce régime geôlier ? 

Que l’esprit-critique ne naît ni de l’indifférence ni du relativisme ? Qu’il n’a jamais recommandé de justifier le sang ? Que la contestation d’une politique ne peut pas, ne doit pas conduire à fermer les yeux devant des massacres de civils ? Que, d’ailleurs, la société israélienne est loin d’être rangée derrière son gouvernement, elle qui n’a jamais parlé à l’unisson et qui, depuis un an, a engendré un inspirant mouvement de contestation citoyenne, en faveur des droits universels ? 

Ce serait inutile. Tous ces commentateurs ne sont pas des demi-habiles, mais des faux-ambigus, des âmes cruelles cachées sous un vernis de pseudo-hauteur de vue. S’ils font semblant de court-circuiter l’émotion au profit de l’analyse, c’est pour mieux entraver le désir de dialogue. S’ils feignent de s’inquiéter pour les Gazaouis, c’est pour mieux piétiner leur souffrance. Et les vrais amis de la cause palestinienne – je pense notamment aux tweets de Fabrice Arfi, d’Arié Alimi, de Karim Rissouli, heureusement de tant d’autres – ont trouvé les mots justes pour démasquer cette imposture. 

Il n’empêche que, sur mon fil d’actualité, ces tweets haineux défileraient en même temps que les images de mort. En même temps… Comme un chœur d’Eschyle, accompagnant l’horreur, rythmant son dévoilement, disant sa vérité. 

La perspective de Beyrouth, surtout.

Tous ces Libanais qui, au cours de la journée, s’inquiéteront pour mes proches, me diront leur haine du Hezbollah, leur dégoût de la guerre qu’ils ont si bien connue et le désir de paix animant leur culture. Démonstration vivante que les populations, quand elles refusent le sang, savent très bien ce que signifie le projet du Hamas : non une entreprise de résistance politique, mais une monstruosité qui, si le Sud-Liban s’en mêle, les exposera à un surplus de malheur. 

Mais aussi ces manifestations dans la ville. Ces dizaines, ces centaines de partisans du Hezbollah réunis sur la corniche et sur la rue Hamra, pour célébrer l’événement. Chantant. Riant. Tirant des pétards. Noçant sur le massacre. 

Et puis cette moto, observée la veille, sur la corniche toujours, dont le pare-brise était orné d’une photographie du Fürher, et d’une légende : Heil Hitler. 

Demain, le temps des questions viendra. 
À l’horizon, la volonté de paix. 
Mais cet avenir n’est pensable et constructible qu’à condition de ne pas mentir sur le présent. 


Vol Beyrouth-Paris, le 8 octobre 2023
Merci à Christel, d’Air France.

4 Commentaires

  1. « Tous ces Libanais qui, au cours de la journée, s’inquiéteront pour mes proches »
    à trop penser par vous même contre vous même comme un petit paradoxe de service; je pense qu’il faut plus d’engagement et de prises de positions, votre lecture n’est pas agréable. Car elle ne reflète pas la réalité des actions matérielles infine. Là ou tout en haut des gens vont finalement prendre des décisions. La ou votre article empêche de prendre une décision.
    Ces libanais s’inquiètent mais le courage de combattre, de porter une idée et de la défendre contre les inlassables idées du mal que les déchus font entrer dans notre monde que vous mélangez dans un plat qui ne donnera de joie à personne. Ou est-elle prise ? La littérature, le dialogue le débat. C’est votre dimension. A moins que tout le monde ne devienne de votre passion. Je pense que vous êtes du vide alimenté par l’ensemble des réflexions. Je pense que vous ne pensez pas contre vous, car vous n’existez pas. Tout comme l’enfant battu à Gaza qui s’est évanouit et n’a plus été après. Réveillez-vous. Vos idées font l’islamo-gauchisme. Qui use la bienveillance israelienne. Dernier conseil, pensez contre votre estomac, mangez du sable.

  2. Il faut que les Israëliens disent aux
    Palestiniens : « Vous êtes chez vous en Israël,
    vous êtes citoyens à part entière, vous avez
    les mêmes droits »..

  3. Y a pas de bon dieu : il faut qu’Israëliens et
    Palestiniens dialoguent entre eux pour
    éradiquer définitivement la violence et les
    conflits.
    Trouver une solution : pour moi c’est le
    métissage !

  4. Il doit bien y avoir un problème dans la
    société israélienne avec ses voisins
    Palestiniens pour générer de telles
    violences.

    Il faudrait un jour se demander pourquoi
    et quelles solutions humaines apportées
    pour désamorcer cette violence chez les
    Gazaouis et en Cisjordanie ?

    Il faut arrêter les « gamineries » qu’elles
    soient religieuses ou politiques…