Un artiste, comme souvent, nous avait alertés. Il s’appelle Barbet Schroeder.
Il l’a fait à travers un beau film grave, «Le Vénérable W», portrait du moine birman Ashin Wirathu, dit «W», qui montrait l’autre visage (raciste, fasciste, d’une violence à couper le souffle et les têtes…) d’un bouddhisme universellement perçu comme le prototype de la religion d’amour, de concorde et de paix.
Le film est allé à Cannes.
Il a bénéficié d’une couverture de presse impressionnante. Je me souviens d’une émission d’Ali Baddou, sur une chaîne du service public, où le réalisateur annonçait, avec une assurance qui fait rétrospectivement froid dans le dos, que la minorité musulmane de l’ouest de la Birmanie, les Rohingyas, était dans le collimateur du parti du «Vénérable».
Et il suffisait de se renseigner pour savoir qu’elle était, cette minorité Rohingya, une communauté martyre, apatride dans son propre pays, affamée quand cela chante aux militaires qui tyrannisent le pays depuis plus d’un demi-siècle, pogromisée quand ils en ont assez de l’affamer – 1 million d’hommes et de femmes interdits de vote et de représentation politique, interdits d’accès aux hôpitaux et aux écoles, 1 million d’âmes à qui l’on impose ce statut unique, inconcevable de cruauté calculée, d’être à la fois errantes (car privées d’existence officielle dans un pays qui pousse l’obsession raciale jusqu’à dénombrer 135 «ethnies nationales», mais ne compte pas les Rohingyas dans ce nombre et en fait donc, au sens propre, une race en trop) et assignées à résidence (car n’ayant, au terme de la loi, le droit ni de bouger, ni de travailler, ni même de se marier hors de leur village d’origine – et n’ayant droit, une fois mariées, qu’à un nombre limité, un numerus clausus, d’enfants…).

Seulement voilà.
On ne s’est pas renseignés.
On n’a écouté ni le cinéaste ni les quelques journalistes qui, depuis des années, criaient dans le désert.
Et, là, nous y sommes.
Par une de ces accélérations que rien ne semble annoncer mais dont nous devrions savoir, à force, qu’elles sont le rythme même de la pulsion génocidaire, ce sont près de 400 000 personnes qui, parce qu’elles appartiennent à la race innomée, sont passées, en quelques semaines, du statut de sous-hommes à celui de bêtes traquées, enfumées dans les villages où on les avait pourtant cantonnées, poussées sur les routes, mitraillées, harcelées encore, torturées pour le plaisir, victimes de viols de masse et parvenant, quand, par miracle, elles survivent, jusqu’à des camps de fortune installés à la frontière du Bangladesh voisin qui est lui-même l’un des pays les plus déshérités de la planète et n’a donc, le voudrait-il, pas les moyens de les sauver.
Pour les Nations unies, qui, une fois n’est pas coutume, ont puisé dans ce qui leur restait d’honneur pour dénoncer ces crimes, les Rohingyas sont, aujourd’hui, la minorité la plus persécutée au monde.
Pour quiconque a ne serait-ce qu’un peu d’oreille et de mémoire, on est face à une situation qui rappelle la purification ethnique en Bosnie ou, pis, les massacres du Rwanda.
Et, parce que les Rohingyas n’ont pas de visages, parce que leurs persécuteurs, en organisant le blocus des images, sont en train de réussir, en effet, à les déshumaniser, parce qu’ils sont musulmans, enfin, et qu’il ne fait pas toujours bon, ces temps-ci, être musulman, tout le monde, ou presque, s’en moque.

On méditera, face à cette tragédie annoncée, sur ce que l’ami Jean-François Revel (qui, dans ces colonnes et ailleurs, n’en finit pas de nous manquer…) appelait la connaissance inutile ou la passion de l’ignorance.
On pestera contre la naïveté qui nous a tous fait sanctifier cette fameuse «dame de Rangoon» qui a eu droit à un autre film, hagiographique celui-là, mais, avec le recul, désespérant, puisque c’est elle, Aung San Suu Kyi, qui, devenue la dirigeante de fait du pays, aura donné le coup de grâce aux Rohingyas (avant, ce mardi matin, la pression internationale devenant insoutenable, de se déclarer «désolée pour les souffrances» des civils «pris au piège»).
On signalera au passage (mais sans grand espoir, hélas, que cela aboutisse…) la pétition réclamant que lui soit retiré le prix Nobel qu’on lui aurait donné plutôt deux fois qu’une au temps où elle semblait la réincarnation en un seul corps de Mandela, de Gandhi et du dalaï-lama, mais qui, dès lors qu’elle nous assure, main sur le cœur, qu’elle n’a rien vu à Sittwe, qu’il ne s’est rien passé en Arakan et que toutes ces nouvelles qui nous alarment ne sont que la «pointe émergée d’un iceberg de désinformation», est devenu un prix alibi.
Les plus perspicaces verront dans ces Rohingyas l’exemple de ces hommes nus, dépossédés de tout et même de leur propre mort, incomptés dans le sein de la communauté humaine et donc littéralement sans droits dont Hannah Arendt prophétisait qu’ils seraient, aux côtés du Citoyen, ou du Travailleur, ou du Réfugié, l’une des figures de l’humanité future et un défi vivant (ou, en la circonstance, mort-vivant) à des déclarations des droits de l’homme incapables de les protéger.
Mais, en attendant, on formera surtout un vœu : dans quelques heures, c’est la dame de Dacca, Sheikh Hasina, Première ministre du Bangladesh, qui montera à la tribune des Nations unies pour y appeler à la mobilisation et à l’aide ; je connais Hasina depuis presque cinquante ans ; j’ai eu, depuis notre lointaine jeunesse, maintes occasions de mesurer non seulement sa noblesse d’âme, mais aussi son attachement viscéral à un islam modéré, éclairé, ami des droits de l’homme et des femmes ; et le vœu que je forme est qu’il se trouve, ce jour-là, à New York, assez de consciences pour entendre cette autre dame et faire, en l’entendant, que le tocsin qu’elle sonnera n’ait pas la funèbre résonance d’un glas.