− La première fois que j’ai vu Castorf, c’était à Chaillot. J’avais trouvé ça extraordinaire. C’était un Dostoïevski, je crois. Crime et châtiment, je crois. Ça m’avait bouleversée. C’était magnifique. Il y a avait un acteur… extraordinaire. Martin Wuttke. J’ai plus envie de voir, je sais pas pourquoi. Mais c’est lui qui a inventé les scènes filmées en direct et d’autres jouées face au public en même temps, c’est ce qu’ils font tous maintenant. Vas-y, toi, si t’as jamais vu. Il faut voir. C’est vraiment bien. Ça m’avait impressionnée à l’époque. Mais là, cinq heures de spectacle…
− Cinq heures quarante-cinq.
− Ah non. Et puis je supporte pas Balibar. De toute façon il y a plus de places.
− T’aimes pas Balibar ?
− Pas trop.
− Moi j’adore. Tout le monde dit que c’est Le spectacle du festival…
− Je sais, mais ils sont tellement longs tous ces spectacles ! Les Parisiens, trois heures trente. Saïgon, quatre heures. Castorf, six heures. L’année dernière, y en avait un, c’était douze heures.
− Place des héros, t’avais adoré, c’était quatre heures.
− Ah oui, ça oui !
Dans les rues, dans les restaurants, les gens parlent de ce qu’ils ont vu, et prévu d’aller voir.
− On l’a vu, on est arrivé à l’entracte…
− Alors là, arriver à l’entracte. J’admire. Alors ça ! Ça, c’est intelligent.
− N’est-ce pas ?!!
− On te voit pas partir après la première partie, on te voit au contraire te précipiter pour la deuxième, t’arrives en courant, tu dis « j’ai fait mon maximum pour être là à temps », et tu te tapes pas la totalité. Franchement… J’admire.
Ceux qui voient beaucoup de spectacles, toute l’année, parce que c’est leur métier, n’en peuvent plus, parfois, physiquement déjà, de rester des heures et des heures sans bouger, à regarder quelque chose qu’ils ont l’impression d’avoir vu et revu. Ils arrivent à l’entracte, ils s’endorment, ou au contraire, ils disent « il y a toujours quelque chose à voir dans un spectacle ».
Dans la cour de mon hôtel, pratiquement vide, il y a une femme, seule à une table, qui téléphone.
− Tu vas voir. C’est la personne la plus merveilleuse du monde. Elle est très chouette, Anne Rotenberg. C’est une femme extraordinaire, dans le travail, et avec une grande douceur, sympa, vraiment bien. C’est elle, le « Paris des femmes ». Les « Correspondances », c’était elle. Tu vas voir, tu seras bien reçue… T’as une très belle résonance… Bon… Tu me rappelles…
Juste à ce moment-là, Anne Rotenberg arrive dans la cour. Fait son entrée, on pourrait dire. Cheveux attachés, robe blanche, elle avance jusqu’à celle qui vient de téléphoner, elle me voit, on s’est rencontrées quelques fois, elle me sourit. La cour est pratiquement vide.
Puis, c’est l’heure du déjeuner. Je suis avec Charly à une table. À une petite distance derrière lui, je vois passer Vincent Dedienne, dont j’ai vu le spectacle l’année dernière. Il entrait nu sur scène, se dirigeait vers un portant sur lequel étaient accrochés des vêtements, il s’habillait, puis s’adressait au public. Il parlait de Duras, de Muriel Robin, de sa mère qui l’a abandonné, de la famille qui l’a adopté, et de son homosexualité. Je l’avais attendu à la fin. On avait échangé nos numéros de téléphone. Je lui envoie un texto, il se retourne, il vient nous dire bonjour, il dit qu’il déjeune avec des amis, et qu’il revient après.
Charly me dit qu’il aimerait poser une question à tous ces gens. Le directeur de la SACD est là, Pascal Rogard, il est assis un peu plus loin. Bolloré ne paye plus les auteurs depuis six mois. Les sociétés d’auteurs ont assigné Canal Plus. Il vient de donner une interview à Télérama. Quand on passe à côté de sa table, il est au téléphone, et il parle de ça.
Derrière nous il y a un petit canapé en osier. Contre un mur recouvert de vigne-vierge, et orné d’un flamand rose posé sur un rebord en pierre. Richard Brunel m’appelle, il va passer. Vincent Dedienne avance vers nous, il s’assoit. Charly lui dit : « J’ai une question à te poser. »
− C’est quoi ta question ?
− Ça t’embête si je te filme ? Tu veux bien t’asseoir là ?
Il lui montre le canapé en osier, Vincent s’assoit. Il a ses lunettes de soleil, il sourit. Charly pose son téléphone sur un pied, vérifie l’écran, le visage, le cadre, le mur en pierre, avec le flamand rose qui se détache.
− Vincent, qu’est-ce qui change, pour toi, quand tu entres sur scène ?
− Heu…
Il arrête de sourire, il renverse la tête en arrière, et il soupire…
− Heu… je pense que ce qui change, quand j’entre en scène, c’est le sens de la circulation sanguine. Je ressens qu’en fait ça change tellement tout, toute la physionomie, le fonctionnement des organes, la circulation des fluides, tout, que j’ai l’impression que moi je change. Comme si mon sang tournait d’habitude dans le sens des aiguilles d’une montre, et que d’un coup il tournait dans le sens inverse. Barbara disait qu’elle pouvait se couper le doigt, enfin… s’ouvrir le doigt, avant d’entrer en scène… elle entrait sur scène ça arrêtait de saigner, elle sortait de scène l’hémorragie recommençait. Eh bien moi, il y a quelque chose aussi un peu comme ça. De… du sang qui… qui se modifie.
− Ce changement, quand tu entres en scène, est-ce que tu l’aimes ?
− Ouais. Ah ben oui. C’est même… C’est comme une drogue. C’est après ce changement, que je cours de soir en soir. Et que je veux retrouver. Ça doit faire une ébullition qui est un petit peu… addictive. Que je cherche à retrouver, de soir en soir. Parce qu’il n’y a rien dans la vie qui me fait ça. Il y a que le théâtre pour faire ça.
− Les gens, tu as l’impression que tu les connais ?
− Les gens qui sont en face ? Non. Tant mieux.
− C’est des inconnus ?
− C’est des inconnus, oui. En plus, moi, mon spectacle il est un peu impudique, donc j’ai besoin de ne pas les connaître, de ne pas les identifier. Comme si je me livrais à un total inconnu, une nuit, dans un bar d’hôtel. Ou comme si je parlais à voix basse… face à la mer. C’est des inconnus un peu… assemblés les uns aux autres, par une obscurité, c’est une masse, c’est un peu… C’est comme la mer.
− Je peux te poser une question heu… délicate ?
− Ouais.
− Parce que j’ai vu ton spectacle l’année dernière, donc je me permets de te la poser. Toi, ta mère biologique, tu la connais ?
− Non, je la connais pas. C’est une question de mère. Inconnue.
On parle encore un peu, il retourne à sa table. Richard Brunel arrive quelques minutes plus tard. Il est metteur en scène, et parfois acteur. Charly lui pose sa question.
− Waouh ! Qu’est-ce qui change pour moi, quand j’entre en scène… Waouh.
Il est assis sur le canapé en osier, il regarde l’objectif.
− Ben, quand j’entre en scène, j’essaie de me débarrasser de tout ce qui… me pèse, pour être là, avec les autres. Les regarder, heu… et puis surtout essayer de dire… tenter de dire, ce que j’ai à dire, aux gens qui sont là. Ça me fait des frissons, tu vois. Rien que de parler d’entrer en scène, j’en frissonne.
Il nous montre son bras, il passe sa main sur les poils hérissés.
− C’est vraiment un moment très… Où tu… T’es avec toi-même, sans personnage, tu joues rien, tu es là. Être là, avec les gens. Et leur dire, et leur dire… ce que tu as à leur dire. Dans le moment où tu es avec eux, c’est un moment de pure présence.
− Tu ressens la même chose quand tu mets en scène une pièce et qu’elle commence ?
− Ah non. Ça n’a rien à voir. Rien à voir. Quand tu es metteur en scène, au contraire, tu… Il y a un repli un petit peu. Tu as délégué à d’autres l’entrée en scène. Donc c’est les autres qui entrent en scène à ta place. Voilà.
Pascal Rogard passe à côté de nous, il est toujours au téléphone :
− Je n’ai jamais vu ça !! Jamais. En trente-cinq ans de métier. Jamais. Ils ont un retard de cinquante millions d’euros. Je n’ai jamais vu ça de ma vie. Il y a déjà eu des retards de paiement, mais c’est la première fois que ça porte sur un tel montant.
Richard s’en va, il a un rendez-vous. Pascal a raccroché, il s’approche, il sourit :
− Alors, vous faites encore semblant de travailler ? Qu’est-ce que c’est que ça ?! Votre ordinateur est même pas allumé. Qu’est-ce qui se passe ? Allez allez…
− J’ai lu votre interview dans Télérama, elle est formidable.
− C’est un scandale. C’est la première fois que je vois ça.
− Vous avez cinq minutes, vous voulez vous asseoir ? Quand vous dites que c’est une attaque de Bolloré contre l’intelligentsia… pour faire baisser les coûts…
− C’est des méthodes de centrales d’achats. Ils ont fait pareil avec les producteurs de lait. Ils veulent faire baisser les coûts de production. C’est une épreuve de force. Ils veulent des rabais. Mais moi je vais pas lâcher. Ils vont payer. Bolloré a viré de Canal tous les gens qui avaient du talent. La chaîne s’est effondrée. Il a eu des pertes. Il faut qu’il fasse des économies, alors il paye plus. Et il y a des milliers d’auteurs qui attendent l’argent pour vivre. La ministre est passée à Avignon la semaine dernière. Elle a été impeccable sur Bolloré, elle a très bien réagi. Elle, elle ne comprend pas comment on peut ne pas payer des auteurs. Mais sur le budget de la culture, elle a dit qu’elle ne se prononçait pas. Ça risque de faire comme Filippetti, avec Hollande, dès le début ils ont réduit le budget de la culture. Faut voir ce que c’est le budget de la culture. C’est un tout petit budget. C’est 0,6% du budget de l’État. C’est très peu. Il faudrait dire « on touche pas ».
− Est-ce que vous pouvez répondre à une question, qui n’a rien à voir ?
− Allez-y.
− Quand vous arrivez dans un théâtre, que vous vous asseyez dans la salle, qu’est-ce qui change pour vous, Pascal ?
− Eh bien ce qui change pour moi… C’est compliqué, parce que pendant longtemps j’ai voulu faire du théâtre. J’ai fait l’école Lecoq dans ma jeunesse. Et les choses dont je me sers le plus dans mon travail, ce n’est pas mes connaissances juridiques ou quoi que ce soit, c’est les cours de Lecoq, où il fallait trouver son propre clown. Donc, quand je suis dans une salle de théâtre, souvent, je me vois de l’autre côté. Et je me dis « c’est quand même complètement idiot, tu as tout raté dans ta vie, t’aurais été beaucoup mieux à jouer, faire des mises en scène − ça me passionnait, la mise en scène − plutôt que de faire la SACD, et tout ce que je fais… » Après, ça dépend des spectacles. Si le spectacle est enthousiasmant, je me dis « j’ai raté ma carrière », et si le spectacle est mauvais, je me dis que j’ai bien fait.
− Pourquoi vous n’êtes pas devenu acteur ?
− Je suis pas devenu acteur, parce que, je pense, je me trouvais pas assez bon. Quand on réfléchit… Pour faire ce métier, il faut pas réfléchir. Quand on réfléchit, on se dit que, soit on est très bon, et ça marche, on a la gloire, et tout ça, et on se voit comme les grands acteurs, qui gagnent bien leur vie, même très très bien leur vie. Mais si ça ne marche pas, c’est un métier épouvantable. Les acteurs, qui passent leur temps à courir les cachets, les castings, qui rament pour avoir leurs heures Assedic. C’est un métier où il faut avoir la foi. Ou alors il faut faire − et c’est ce qui est arrivé à certains de mes amis − des choses que je trouve totalement inintéressantes, mais qui rapportent beaucoup. Comme des doublages. Non seulement c’est inintéressant sur le plan artistique, je trouve, mais, de plus, ça déforme l’acteur. Celui qui fait beaucoup de doublages, ensuite, comme acteur, je trouve qu’il est moins bon. Donc, c’est la raison qui l’a emporté sur les sentiments.
Le lendemain, il arrive au petit déjeuner, un journal à la main, il me salue.
− Bon, on a une interview de Saada dans Le Figaro ce matin. Il ment comme il respire.
− Une interview de qui ?
− Maxime Saada. Le directeur général de Canal Plus. Il dit qu’il nous a appelé en septembre. C’est faux. C’est moi qui lui ai écrit en décembre. Alors là j’ai rendez-vous avec ma directrice de communication, parce que là…
Il rejoint sa table. Norah Krief entre dans la cour. Elle joue dans le Off pour la première fois. Elle s’assoit sur le canapé. On a rendez-vous.
− Norah, qu’est-ce qui change, pour toi, quand tu entres en scène ?
− Quand j’entre en scène, quand j’arrive de l’extérieur ?!… Rien. Rien. J’attends de prendre tout ce qu’y a quand j’arrive. J’attends de me construire avec ce qui se passe sur le plateau, et les gens qui sont là. J’ai pas de passé. J’ai pas d’avenir. C’est ça qui me plaît. Il y a un changement, mais c’est pas une construction. C’est une disponibilité, une espèce d’écoute. Une perception particulière, très aigüe. J’adore ça, hein. Donc je me concentre. Moi, ma concentration, c’est pas de me dire « je suis Phèdre ou je sais pas quoi », j’essaye d’ouvrir toutes mes oreilles…
− Qu’est-ce que tu entends ?
− Ça dépend. Parfois j’entends le silence. Et puis ma parole après. Le texte est très important, c’est ça qui va me fonder. Dans la chanson ou dans le théâtre. La langue. Je sais que je parle à quelqu’un qui sait ce que je dis.
− Ça change quelque chose de jouer dans le Off ?
− Oui. Et j’adore vraiment. J’arrive au dernier moment. C’est ce que je faisais déjà avant, mais moins simultanément, moins radicalement. Là, déjà, je m’habille dans la rue. Parce que j’ai pas de loge. Et j’adore. Puis j’entre sur le plateau. J’essaye d’être moi, et d’être au même endroit que le spectateur. Lui, avec moi. Je vais pas me raconter des choses psychologiques qui me sont arrivées avant ou après, parce qu’il y a rien qui m’est arrivé avant ou après.
Elle se lève. Elle doit aller tracter pour son spectacle au Gilgamesh le soir. Elle joue à sept heures moins le quart, il y sept spectacles par jour dans la salle, la location du créneau est à 18000 euros pour le mois. Elle nous montre les tracts dans son sac, et elle part.
Un peu plus loin, une femme est assise à une table. Charly va la voir, ils se parlent un peu, et il revient avec elle. Elle s’assoit sur le canapé en osier, face à l’écran du téléphone.
− Chantal, vous êtes professeur, vous travaillez dans l’Éducation nationale. Vous auriez aimé monter sur un plateau, je crois. D’après vous, quand on monte sur un plateau, qu’est-ce qui change ?
− Pour moi, arriver sur un plateau, c’est concrétiser ses propres créations. C’est se transcender soi-même…
− Vous m’avez dit tout à l’heure que vous vouliez être actrice, mais que vous en avez été empêchée.
− Oui, parce que j’ai eu une maman, qui était une femme extraordinaire, qui me parlait de sa passion de la littérature. Et je voulais être actrice. Je voulais faire du théâtre. Mais j’en ai été empêchée. Je vais arriver à un âge canonique, 60 ans, et, quand j’étais jeune, imaginer des comédiennes noires, dans la sphère publique française, c’était très compliqué. À part pour avoir des rôles de femme de ménage ou que sais-je encore. Donc même si j’avais la certitude de pouvoir entrer au conservatoire, il m’a été fortement recommandé de ne pas le faire.
− Par qui ?
− Par l’institution.
− Par qui ?
− Par l’institu…
− Mais par qui ?
− Par qui… ?! Par l’institution.
− Qui ? Des professeurs, des directeurs ?
− Des professeurs. Mes parents. Qui ont eu peur pour moi. Qui ont eu peur que je souffre trop. De cette impossibilité, à l’époque, de pouvoir réellement me réaliser. Donc je ne l’ai pas fait. Et j’en ai conçu…
− Vous avez eu peur ?
− Je n’ai pas eu peur spécialement. Mais je me suis rendu compte, en effet, que j’aurais souffert. Énormément souffert. Cela étant, je me consume de l’intérieur quand même. Je n’ai pas pu réaliser ce qui était ma passion. Je me consume de l’intérieur, ce qui ne veut pas dire que je suis frustrée. Parce que j’ai réussi quand même à transmettre ma passion à des centaines d’élèves.
− En étant professeur.
− Voilà. Et j’ai été modestement, je dis bien modestement, à l’origine de la création des classes à horaires aménagés théâtre. Ce qui, à mon sens, se comprend comme une petite victoire.
− Vous vous souvenez des arguments de vos parents, ou des professeurs ? Qui vous ont convaincue, et qui ont été à l’origine de cet empêchement ?
− De mes parents, oui. « Ma fille, tu es noire. » Je pense que c’est suffisant. Largement suffisant. C’est tout de même assez violent.
− Quoi, de l’avoir entendu de vos parents, c’est ça qui est violent ou…
− Ce qui est violent, c’est que, marqué par la couleur d’une peau, qui ne veut en soi rien dire, on ne puisse pas aller au bout de ses rêves. C’est ça qui est violent.
− On pourrait imaginer que vos parents aient dit « écoute, c’est très difficile, mais… vas-y ».
− Mes parents m’ont protégée. Je suivais des cours de théâtre à l’époque. J’ai eu la chance de rencontrer des comédiens, des comédiennes extraordinaires, j’avais treize-quatorze ans, j’étais dans un établissement pilote. Et, confrontée à la réalité, je me suis bien rendu compte que mes parents disaient vrai.
− C’était quoi, la réalité à laquelle vous avez été confrontée ?
− La réalité, c’est que j’étais la seule, jeune, noire, qui avait cette passion. Qui était déterminée. Après on est confronté à des choses telles qu’on se dit « c’est pas le moment ». Voilà. Ça n’était pas le moment. Et j’ai travaillé pour que ça devienne le moment aujourd’hui. Et j’en suis assez fière.
Le lendemain, à Villeneuve, il y a un spectacle à la Chartreuse de Dorothée Munyaneza. Le sujet m’intéresse. Le viol. Les femmes. La presse est bonne. La salle est comble. Ça s’appelle Unwanted. Ça commence par cinq minutes magnifiques. Puis les réflexes reviennent. Les coupables. Les victimes. La colère identitaire. Comme un discours appris. Des témoignages sobres pour l’illustrer. Des détails pour ancrer les situations dans la réalité, « ils étaient riches, ils avaient une voiture ». Les dos décrivent des arcs de cercle. Les cheveux s’ébouriffent. Les voix déraillent. Le ballet réglé. Pas de surprise dans la salle. Des écrans de téléphone s’allument sur les genoux des gens qui regardent l’heure. L’impression de voir sur scène, non pas des personnes, mais des corps avec des paroles à côté. À part les cinq minutes du début. Personne qui vit vraiment. Personne qui parle vraiment. On attend que ça se termine. Poliment.
Beaucoup sont allés voir Antigone, le spectacle de Miyagi, dans la Cour d’honneur. C’est très beau, tout le monde le dit. C’est très beau, je le dis aussi. La barque avance sur l’eau, au début du spectacle, à la fin de nouveau, le passeur vient chercher les morts pour les faire passer de l’autre côté. J’avais la gorge serrée. La plupart reconnaissent qu’ils se sont ennuyés. Quelqu’un m’a dit : « Ah oui, le ballet aquatique ! » Il y a de l’eau sur scène, les personnages sont en blanc et glissent sur l’eau. Mais bon.
Quand on rentre, Pascal Rogard arpente la cour de l’hôtel, il marche de long en large, son téléphone à la main, il raccroche.
− Je viens d’avoir des échos de l’audition au sénat. Saada a répété les mêmes mensonges. Il a dit qu’ils avaient engagé un dialogue avec nous, en octobre 2016. Alors que c’est faux. Si c’était devant le Congrès américain, il serait accusé de parjure.
Le lendemain, Thierry Thieû Niang montre son spectacle avec des enfants à la Collection Lambert. Avant que ça commence, on nous distribue des casques. Les enfants arrivent, eux aussi ont un casque, ils déambulent dans les salles, guidés par la voix de Thierry Thieû Niang, qui les appelle par leur prénom, il y a des petits, il y a des adolescents, Abel, Pierre, Zoé, Salomon, Oscar, Éléonore, Lucas, Mathieu, Quentin, Joe, Sacha, Sandro, Marin, Luciano, Anne, Icaro, Gaby, Thelma, Nine, Rose, Hannah. La voix de Thierry chuchote, les enfants marchent, ils nous font signe de les suivre, ils tombent, ils se relèvent, quand Thierry dit « statue » ils se figent, ils repartent, pas un ne ressemble à un autre, pas un regard, pas un sourire, que de l’unique. Dans une grande salle blanche, ils s’allongent tous au sol, l’un à côté de l’autre, dans leurs habits sobres, Thierry dit « Sandro maintenant tu te lèves », un petit garçon se lève, il a un petit pyjama mauve avec un dessin de squelette, il est tout petit, tout menu, et il a de beaux cheveux bruns épais, qui bougent au rythme de ses pas.
Le soir, on va voir le spectacle de Norah Krief au Gilgamesh. Revue rouge, ce sont des chants révolutionnaires. Il y a des spectateurs au premier rang, qui lèvent le poing. El pueblo. Unido. Le peuple. Uni. Rosa Luxembourg. Fred Fresson chante au piano Les anarchistes. Un type crie « merci, mec ». Les gens applaudissent comme des fous. Et dans la rue, après le spectacle, un spectateur dit à Norah, qui sort de scène, que c’était formidable :
− C’est formidable. Oui. Vraiment. Bon sang. Ça fait du bien. Ben oui, quoi. Y a pas qu’une pensée. Y a d’autres façons de voir. Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire. Y a pas qu’une pensée, non, y en a pas qu’une.
− Mais si. Si. Justement. Y en a qu’une. Bien sûr que si, y en a qu’une. Évidemment qu’il y en a qu’une. C’est ça qui est génial. Quel que soit le bulletin de vote qu’on a utilisé aux législatives, on peut voir ce spectacle. Il y a qu’une façon de voir. Bien sûr que si. La solidarité. La fraternité. C’est des sentiments universels. C’est pour ça que Norah peut les chanter. C’est pas Mélenchon qu’a inventé la fraternité. C’est un sentiment qui appartient à tout le monde.
Le lendemain après-midi, Richard Peduzzi est dans la cour. Il boit un citron pressé. Il part dans une heure, il est de passage. Mais il veut bien répondre à une question et s’asseoir sur le canapé en osier.
− Ce qui change sur une scène ? La cage de scène, tu veux dire. La cage de scène, c’est l’endroit où on peut retrouver l’extérieur. Retrouver toutes les libertés. C’est drôle, parce que ça s’appelle une cage. Moi c’est toujours à partir de la cage de scène que j’ai essayé d’inventer… J’ai écrit un livre il y a pas longtemps qui s’appelle Là-bas c’est dehors… La cage de scène, pour moi, c’est là où on retrouve l’extérieur. C’est là où on retrouve ses rêves. Où on peut organiser tout ce qu’on veut, des pluies, des orages, des océans, des paysages. C’est un endroit où j’ai passé un grand temps de ma vie.
− Et c’est un endroit que vous aimez ?
− À un moment donné, je l’ai plus aimé. Parce que j’ai deux amis qui sont morts. Mes deux amis préférés, Patrice Chéreau et Luc Bondy. C’est comme si un rideau de fer s’était abattu devant moi. Et j’ai arrêté d’aimer ça. J’ai arrêté d’aimer ça. J’avais l’impression que j’étais interdit de théâtre. Et puis, peu à peu c’est revenu. Actuellement je travaille sur d’autres projets… Pour La Scala, boulevard de Strasbourg. Et là c’est toute la salle qui sera une cage.
− J’ai lu l’interview d’un marin dans Elle… Il disait que, quand il partait en mer, le plus difficile c’était de passer en une fraction de seconde de la vie calme d’un terrien au quotidien agité d’un marin. Ça m’a fait penser au changement de l’arrivée en scène… Je me suis demandé…
− Oui. Là-bas c’est dehors.
− Il disait que c’était très brutal, surtout en solitaire.
Puis Peduzzi retourne à sa table, il finit son citron pressé, et il part.
Le lendemain matin, devant le Jardin Ceccano, la queue dans la rue commence à se former devant les grilles à dix heures pour le spectacle de Anne-Laure Liégeois inspiré par Christiane Taubira, puis les grilles s’ouvrent, ça passe au compte-goutte après les fouilles, les gens s’assoient, où ils peuvent, ça commence à midi, un groupe de jeunes femmes et de jeunes filles arrive, elles montent sur scène. Ce jour-là, le sujet c’est les femmes. Et là, non seulement on ne s’ennuie pas, non seulement ça touche, non seulement on a les larmes aux yeux plusieurs fois, mais il y a une jeune actrice, Lucie, qui lit un texte de Gabily, et, à chaque inflexion de sa voix, non seulement on est surpris, personne ne fait comme elle, mais on est frappé par une vérité, chaque fois qu’elle pose sa voix sur une syllabe, on l’entend penser, mais ça reste universel, ce n’est jamais grégaire, elle le fait d’une façon telle qu’on ne se sent jamais pris dans un troupeau.
En milieu de journée, les directeurs de CDN ont une réunion avec Régine Hatchondo. La directrice générale de la Création artistique au ministère. Ils sortent énervés. Elle leur a dit que chaque fois qu’elle les voyait, ils lui demandaient de l’argent. Elle leur a dit : « Quand vous me parlez d’argent, vous me faites pas rêver. Heureusement que j’ai autre chose que vous dans ma vie. »
Ils sortent démoralisés. Désarçonnés. Ils se demandent comment ils vont réagir.
− T’imagines Robert Abirached en train de dire ça…
− Qui ça ?
− Celui qui dirigeait le département Théâtre et spectacles au ministère de la Culture dans les années Lang.
− Oui, mais en face c’étaient pas non plus les mêmes metteurs en scène.
− Certes.
La journée se termine en beauté dans la cour du Collège Vernet. Au début, tout le monde se bat pour les places assises. Et puis les musiciens arrivent. Ils viennent de Kinshasa. Basokin. Ils entrent en scène, et ils chantent : Bonsoir. Bonsoir. Bonsoir. Bonsoir. Bonsoir. Bonsoir. La chanson dure dix minutes avec ce seul mot. Question de rythme. Tout est dit.
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Longuet, le retour d’Avignon de Christine Angot. Il faut supposer que son intention fut humoristique. Du moins pourrait-on lui souhaiter (mais c’est hélas trop tard) d’avoir apprécié – malgré leur longueur – d’intéressants spectacles, en tout cas plus éclairants que son « Retour d’Avignon, 2017 » – dont le style ne pose, en contrepartie, vraiment aucun problème de compréhension.
Quant aux professionnels de la critique théâtrale (qui, suppose-t-on, ne sont pas payés au lance-pierres) peut-on leur suggérer, en cas de lassitude ou de dégoût, de changer de métier, en en choisissant, s’il en ont la compétence, un de même (ou supérieure) rémunération et n’affaiblissant en rien leur organisme ? L’on doute qu’ils en trouvent un vraiment satisfaisant.