Christine Angot relève les paradoxes d’une époque qui, bien que soucieuse de mieux se saisir de la question des violences sexuelles, sombre parfois dans la procédure (« former des gens pour recueillir la parole »), les généralisations et les formules creuses – « La parole, ça n’existe pas ; il y en a autant que de personnes. »
« Dire “j’ai été victime de” ce n’est pas la même chose que de dire “je suis une victime”, comme si c’était intrinsèque, défend-elle. On ne peut pas faire des victimes un groupe social. Sinon, on en arrive, et c’est déjà le cas, à voir émerger des “chefs de victimes” et à prévoir des chaises attitrées sur les plateaux de télévision pour la victime du jour, quelle qu’elle soit. Moi, je suis une personne libre. Je ne m’assieds pas sur cette chaise. » Entretien.
Alix L’Hospital : L’inceste est une thématique récurrente dans votre œuvre. Il y a eu L’Inceste, en 1999, Une semaine de vacances, en 2012, puis Le Voyage dans l’Est, en 2021. Lors de la promotion du premier, vous aviez dû affronter les rires du public de l’émission Tout le monde en parle, lorsque Thierry Ardisson avait lu un passage de votre ouvrage. Entre-temps, il y a eu le mouvement #MeToo… Avez-vous senti une évolution dans l’appréhension de votre œuvre par le public et la critique ?
Christine Angot : S’il n’y avait eu que Thierry Ardisson, ç’aurait été parfait. La tendance allait bien au-delà. Et elle existe toujours, même si elle prend d’autres formes. La solidarité de ceux qui dominent et comptent bien continuer n’a pas disparu. Ils ne vont pas lâcher. Ils continuent de tolérer ce qu’ils appellent désormais des erreurs de parcours, des maladresses, qui résulteraient de manipulations dont celui qu’on accuse aurait été le jouet, victime de sa naïveté, lui-même allant jusqu’à plaider sa propre bêtise, qui devient une qualité par un retournement approprié. Sans cette solidarité, rien ne serait possible. L’agresseur y est décrit comme ayant été victime de malveillance ou de malentendus en série. Qu’il soit question d’inceste, de viol, de prostitution, le même système d’entraide opère. Il ne faut pas croire que des prérogatives admises depuis la nuit des temps vont céder en quelques années. Bien sûr, les bénéficiaires font plus attention, prennent des précautions oratoires, s’organisent. Font précéder leur discours d’un préambule sur leur attachement à la condition des femmes. Mais, sur ce plan-là, rien n’a changé.
En revanche, pour les personnes qui ont souffert d’abus de pouvoir, quelque chose a changé. Ce n’est pas la honte qui a changé de camp, comme on dit, ceux qui dominent continuent d’en être fiers, mais c’est la solitude. La solitude, c’est fini. Les personnes qui ont été victimes sont ensemble, et en colère. Et elles sont solidaires.
Il y a ceux qui « croient » les victimes et ceux qui dénoncent la « chasse aux sorcières » menée contre les mis en cause. Comment trouver un juste équilibre entre « réception de la vérité » des victimes et préservation du principe de présomption d’innocence des mis en cause ?
C’est le rôle du droit. Mais, en matière de violence sexuelle, la question du vrai et du faux fonctionne mal avec le système des preuves matérielles. Ça ne veut pas dire que les traces n’existent pas. S’accorder le droit de savoir ce qu’on a vécu, au point de pouvoir le formuler à soi-même, est un processus extrêmement violent, qui implique de penser ce qui a eu lieu et qui demande une grande force. Et, là, l’institution judiciaire est rarement à la hauteur. La justice ne recherche pas la vérité. Elle statue à partir des qualifications juridiques, les mots du droit. Il faut que ce que vous dites corresponde à la façon dont le droit a été écrit pour recevoir une qualification juridique. Or le Code pénal a été rédigé aussi pour protéger les droits issus des privilèges que certains s’accordent. C’est un équilibre qui résulte d’un rapport de force. Tous les contrats suivent ce principe. Ce sera comme ça jusqu’à ce que le rapport de force se modifie. Et ce n’est pas encore le cas.
On ne compte plus les affaires dont les faits sont prescrits ou insuffisamment établis. C’est bien la preuve que le droit est inadapté en la matière. « Circulez, il n’y a rien à voir. Cause toujours, tu m’intéresses… » Voilà ce que dit le droit très souvent. La façon de vous écouter au tribunal, c’est pour vous coincer dans une qualification juridique, ce n’est pas pour vous entendre. Pas du tout. Si l’expert ne voit pas une trace de sperme sur vous, vous n’irez pas très loin. Je sais de quoi je parle. J’ai moi-même fait l’expérience d’un juge qui m’écoutait avec beaucoup de politesse, mais sans prendre une note, parce que ce que je racontais ne rentrait pas dans les critères établis juridiquement. Je pense que la colère qui s’exprime aujourd’hui a tout à voir avec ce vide.
Lorsque vous étiez chroniqueuse pour l’émission On n’est pas couché, vous vous étiez montrée très critique à l’égard des propos de Sandrine Rousseau, qui accusait l’ex-député EELV Denis Baupin de l’avoir agressée sexuellement. Quel avait été l’élément déclencheur ?
Je ne me suis pas montrée critique à l’égard des accusations contre Denis Baupin, pas du tout. Mais, quand Sandrine Rousseau, qui est une personnalité politique, s’est mise à réduire mon livre Une semaine de vacances à une sorte d’outil pour servir le message de son parti, je me suis sentie instrumentalisée. On ne peut pas réduire la littérature à ça. Je n’ai aucune raison de laisser faire ça sans rien dire, quel que soit le groupe politique ou la carrière d’une personne. Pourquoi j’accepterais sans broncher qu’un texte détaillé, pour lequel j’ai passé trois ans à placer une virgule, soit subitement compacté pour servir un slogan ?
A l’époque, certains ont qualifié votre réaction d’ »acharnement », tandis qu’ils décrivaient Sandrine Rousseau comme victime de votre « pétage de plombs ». Comment l’expliquez-vous ?
Elle a pleuré. Moi aussi, j’ai pleuré, mais dans ma loge, pas à l’image.
Vous aviez notamment fustigé son idée de « former des gens pour recueillir la parole ». Pourquoi cela ?
Former des gens pour recueillir la parole, c’était une sorte d’aveu qu’il n’y avait pas d’écoute, que celle-ci était impossible. C’était terrible d’entendre ça. Qu’auraient-ils « en plus », ces gens « formés » ? Une capacité supplémentaire de décrypter les mots ? Une ouïe plus développée ? On ne peut pas tout simplement écouter quelqu’un ? Il faut des outils ? On n’en peut plus des procédures.
Et « la parole »… Il y en a qu’une ? La parole, ça n’existe pas. Il y en a autant que de personnes. Sur ce plan-là, tout ce qui est de l’ordre de la procédure rime avec incapacité. Alors qu’il suffit d’écouter, si ça nous intéresse, si on en est capable, dans un rapport d’égalité. C’est l’égalité qui est trahie en cas de viol et en cas d’inceste. Ce qui manque, c’est quelqu’un qui serait prêt à vous écouter sans rien savoir. Quelqu’un de démuni, d’ignorant. Qui ne sait rien. Formé à rien, pas prêt. Mais qui est là. Ouvert. A vous, qui savez.
D’aucuns vous répondraient que si une telle idée a émergé, c’est peut-être que cette simple écoute que vous prônez fait parfois défaut… Alors que faire ?
J’avais répondu à l’époque, et ça avait tant fait scandale : « On se débrouille. » Or, oui, on se débrouille. Demandez autour de vous. Je ne dis pas que c’est bien, je dis que c’est ainsi. Commençons par regarder froidement ce dont on parle pour comprendre les processus d’asservissement et de négation du plus faible. La parole, c’est une question d’oreille, pas d’écoute, c’est une question de musique. Entendre la musique de quelqu’un. Personne n’entend. Chacun est trop occupé à chercher ce que l’autre va dire, ce qu’il va répondre. Le mot « reconstruire », on n’en peut plus.
Le crime d’inceste n’a rien à voir avec la pulsion sexuelle, mais tout à voir avec le désir de diriger, d’annihiler, de posséder l’autre, d’en jouer, et d’en jouir, pour exercer un pouvoir et une violence déterminés. Il ne faut pas rêver : on ne s’en débarrassera pas. Ça fait partie de l’humanité. Mais, pour mieux comprendre, il faut s’intéresser au fond du sujet. Admettre, par exemple, que le fait que nos sociétés soient complètement fascinées par la force, le succès, la puissance joue un rôle dans ces processus d’asservissement. C’est tout ça que mes livres s’attachent à décrire.
Qu’offrent les livres que les procédures et les cellules d’écoute ne peuvent apporter ?
Le son unique d’une personne. La résonance entre la personne qui a écrit et celle qui est en train de lire. Le lien, autrement dit. Pas la formation, pas le bourrage de crâne, pas l’information. L’accent de vérité. Dans l’espace libre qu’est la littérature. Vous choisissez ce que vous écrivez, c’est votre phrase, vos détails, votre sensibilité, pas celle du flic, du journaliste ou du conseiller social. La vérité, ça s’entend. C’est musical. La littérature est l’art de la faire entendre sans aucune soumission à une instance sociale. C’est un art qui se pratique avec les mots courants, j’écris les choses comme elles sont, sans esthétique du trash ou de la crudité, et sans qualification.
Vous avez souvent revendiqué le fait de ne pas vouloir vous positionner en victime. Mais choisit-on jamais ce rôle ?
J’ai été victime d’inceste, et c’était l’enfer. Et je n’ai pas pu en parler pendant longtemps. Mais, dire « j’ai été victime de » ce n’est pas la même chose que de dire « je suis une victime », comme si c’était intrinsèque. Je ne suis ni une victime unique ni une victime parmi d’autres.
« La parole », « une victime »… toute tentative de généraliser a pour effet d’indifférencier. Or l’indifférenciation conduit toujours à l’indifférence. A la mise sur le même plan. L’humain, ce n’est pas ça. Il n’y a que par la précision, l’écoute, le respect de la personne unique qui a été victime d’une personne précise, dans une configuration politique, sociale, intellectuelle, géographique précise, que l’on peut appréhender ces questions avec justesse. Être victime d’un viol dans une cave en Ukraine n’est pas la même chose qu’être victime d’un viol commis par son père dans un appartement à Strasbourg. C’est différent. Et pourtant, elle est ma sœur, et inversement.
On ne peut pas faire des victimes un groupe social. Sinon, on en arrive, et c’est déjà le cas, à voir émerger des « chefs de victimes », et à prévoir des chaises attitrées sur les plateaux de télévision pour la victime du jour, quelle qu’elle soit. Moi, je suis une personne libre. Je ne m’assieds pas sur cette chaise.
Quel regard portez-vous sur la façon dont sont abordées ces thématiques dans les médias ?
Sur les plateaux, la parole est systématiquement divisée en deux. Il y a toujours une victime (d’un accident de la route, de la perte d’un enfant, de la guerre, de la drogue, de viol…) invitée à « raconter » son expérience. Mais qui tire les conclusions ? Pas elle. Une autre personne invitée en tant que spécialiste (sociologue, historien, médecin…) pour expliquer ce qu’a vécu celle qui vient de parler, et qui indifférencie son « cas » dans une analyse globale. Sur ce plan-là, on en est encore au XIXᵉ siècle, quand des médecins venaient présenter des cas de « femmes hystériques » au public, à qui ils les décrivaient. Ça n’a pas changé fondamentalement, il y a toujours l’objet du drame, qui a été victime, et le sujet de parole, qui explique son cas. Or la connaissance, dans ces matières, est du côté de la personne qui sait ce qu’elle a vécu.
Samantha Geimer, à l’origine des poursuites contre Roman Polanski, accusé de l’avoir violée, en 1977, alors qu’elle avait 13 ans, a fait savoir quelques décennies après qu’elle avait « pardonné » le cinéaste et qu’elle avait la conviction qu’il n’avait pas « cherché à [lui] faire du mal » ? Que pensez-vous des conclusions qu’elle a tirées de cette expérience ?
Elle est tout à fait libre de ses décisions. Elle est la première à savoir ce qu’elle a vécu. En revanche, ça ne lui donne pas le droit de dicter sa loi et de dire que « c’est classé ». De toute façon, ce mouvement de prise de conscience ne va pas s’arrêter. Aujourd’hui, c’est presque devenu un conformisme. Des tas de choses qui m’étaient personnellement insupportables sont devenues insupportables massivement. Par-delà les prises de pouvoir de tel ou tel, il se passe quelque chose. Les gens ont compris qu’il faut s’arrêter là-dessus. Et c’est grâce à la génération des plus jeunes, qui veut « se débrouiller » non plus individuellement, mais collectivement et politiquement.
J’aurais voulu un entretien plus long.
Et sans Sandrine Rousseau. Elle n’a rien à faire ici.
Grazie per la sua brillante analisi, signora Angot. In Italia la situazione è la stessa.
E non dovrebbe essere diverso da nessun’altra parte
Christine Angot a dû se sentir bien seule lorsque l’Inceste est paru. Mais sa solitude, c’est fini !
Si c’est dur aujourd’hui, je n’ose imaginer ce qu’elle a dû vivre. Le livre est sorti en 2001. Et elle en parlait déjà avant…
Bilan d’une grande clarté.
J’aimerais que Angot analyse la question du féminicide. Je vois le viol comme une sorte de meurtre. Peut-on dire que le féminicide est le prolongement du viol ? La négation de l’égalité de l’autre, comme le dit si bien Angot, menée jusqu’au bout du bout.
Comment faire en sorte que la justice devienne juste ? Comment prouver une violence qui se pratique loin des regards ? Comment prouver sans preuves ? Y arrivera-t-on jamais ? J’aurais voulu poser cette question à Christine Angot.
On en crève des pseudo « spécialistes » (souvent des hommes) qui s’expriment à la place des femmes.
Les femmes ont leurs corps anéantis par les violeurs. Puis leur parole amoindrie par des « spécialistes ».
Ce papier met le doigt sur une question essentielle.
La solitude, c’est certes fini.
Nous savons désormais que nous ne sommes pas des cas isolés.
En revanche, nous continuons à subir des violences. Nous continuons à être culpabilisées. Nous continuons à être dissuadées de porter plainte. Nous continuons d’avoir honte. Non, la honte n’a pas encore changé de camp.
Non. C’est vrai que la honte continue de s’abattre sur les victimes.
Mais il est indéniable que, désormais, être reconnu comme un harceleur, un violeur, ce n’est plus saussi facile à porter qu’avant.
Pour la raison pointée par Chistine Ango : Les femmes ne se sentent plus seules lorsqu’elles osent en parler.
Ne pensez-vous pas que le pardon que Samantha Geimer a accordé à Polanski a dû l’aider à reprendre sa vie en mains ? Et que la médiatisation mondiale dont elle fait l’objet l’enferme, justement, éternellement à la place de la victime ? Elle aussi, elle a le droit de ne pas être réduite à ce rôle-là.
La route à parcourir est encore longue… Pour les hommes et pour la société.
Tout est dit. Merci.
Mais pourquoi vous délectez-vous d’un épisode douloureux vécu par Angot et Rousseau ? Quatre questions sur neuf à propos de ça !!! Pourquoi insistez-vous en opposer deux femmes ? Les “crêpages de chignons”, vous aimez ça, hein ? Vous aimez savoir qu’elles ont pleuré. Ça fait buzzer.
Je pensais que ce site était moins degeuelasse que d’autres. La règle du jeux ne peut plus donner de leçons à la trash tv.
Si mon commentaire n’est pas censuré, et si Mme Angot me lit : Votre dignité est à saluer, madame. Ne vous laissez jamais faire.
Parce que dire que deux femmes « hystériques » se battent entre elles, cela annule leur parole à toutes les deux.
La parole est donnée aux femmes – ce qui n’était plus le cas avant, certes.
Mais si on peut faire passer ces femmes pour des folles, qui hurlent et qui crient, on les décrédibilise sans faire d’effort.
Je comprends ce que vous dites. « Victime » n’est pas une identité sociale.
Mais ne pensez-vous pas qu’être reconnue par les autres en tant que victime est important pour la reconstruction ?
J’ai lu deux livres de Angot : Inceste et Une semaine de vacances. Intéressant de constater que si ses romans donnent autant à réfléchir, ce n’est pas parce qu’elle y fait part de son vécu. Mais parce qu’elle met en lumière un statut quo que nous commençons tout juste à questionner. Merci.
Vive le combat de toujours de Christine Angot ! Le temps a fini par lui donner raison.
Il fallait revenir encore et encore sur le sujet.
Malgré les critiques.
Elle l’a fait à un moment où cette parole-là n’était pas “libérée” et encore moins “accueillie”.
Alors elle a crié dans ses livres. Elle a crié face à Ardisson. Elle a crié, autrement, face à Rousseau.
Mais elle a dû beaucoup pleurer en cachette.
Maintenant, elle n’est plus seule.
Il en a fallu du temps pour comprendre que les Ardisson and co n’ont jamais été “cools”.
Ils étaient d’une misogynie écoeurante.
Cela ne m’a jamais fait rire les blagues d’Ardisson et de Laurent machin. Tout comme on regarde autrement Picasso aujourd’hui, il faudrait regarder autrement ces émissions nauséabondes.
Le viol ne devrait pas être prescrit.
C’est un génocide intime. Un crime contre l’humanité d’une personne.
Ardisson = normalisation de la violence faite aux femmes.
Cela faisait un moment que j’attendais que La Règle Du Jeu aborde cette question. Parce qu’il n’y a pas que la guerre en Ukraine à gagner ou le RN à battre. Il faut s’attaquer aux violences sexuelles, qui sont également politiques.
Vous en avez mis du temps !!!
Mais ça a valu le coup d’attendre.
Les propos de Christine Angot sont magistraux.