Le festival «afroféministe» Nyansapo, particulariste et non-mixte, doit se tenir à Paris en juillet prochain. La polémique est déjà bien installée et Anne Hidalgo, maire de la capitale, a fait savoir qu’elle en demandait l’annulation avant d’arriver à une solution de compromis selon les termes de laquelle les activités effectivement non-mixtes auraient lieu dans un cadre strictement privé, tandis que les activités publiques seraient ouvertes à tous.

Le collectif Mwasi, organisateur de ce festival, prétend vouloir émanciper les «femmes noires». Ça n’est pas la première fois que l’antiracisme prend ce visage mais ça n’est pas non plus, dirais-je, une habitude si ancrée chez nous qu’elle ne suscite plus l’étonnement des Français : l’antiracisme à la française, quels que soient les reproches qu’on puisse lui faire – et il y en aurait –, est à tout le moins universaliste et, comme on dit en anglais, «color-blind», daltonien, aveugle à la différence de couleur. L’idée d’un antiracisme différencialiste nous est exotique, mieux, nous n’y voyons généralement qu’une autre forme de racisme, inversé ou non.

L’exemple canonique, c’est le PIR, le Parti des Indigènes de la République, qui théorise le racisme antiblanc en arguant que ça n’est précisément pas du racisme : à en croire Bouteldja, le racisme consiste en une haine systémique, dirigée contre une minorité ; la «majorité» ne saurait en aucun cas en être victime, la haine dont elle serait l’objet ne pourrait s’appeler racisme et serait même souvent légitime.

Cette théorie fait du groupe «racisé» une sorte de nouveau prolétariat : au fond et pour paraphraser le Manifeste du Parti Communiste, l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’aurait été que l’histoire de la lutte des «races». Des races et non des classes mais cela reviendrait au même car il y aurait des races opprimées et d’autres oppressives.

Enfin, non, il y a une différence et l’analogie ne tient pas complètement. En effet, le mérite de Marx aura au moins été sa dialectique. Une classe, la bourgeoisie par exemple, peut être tour à tour opprimée – sous l’Ancien Régime – et oppressive – à l’âge industriel. Le prolétariat moderne, défini assez précisément, n’aurait le droit de se dire universel (le prolétaire, c’est l’homme même, et la libération du prolétaire, c’est celle de tous les hommes…) qu’au terme d’un très long processus historique. A contrario, l’idéologie «postcoloniale» résume la dialectique historique à une opposition figée, éternelle, anhistorique donc, entre «Blancs», forcément oppresseurs, et «Noirs», forcément opprimés.

Les Arabes, étrangement, se changent ainsi en Noirs : aux oubliettes les traites négrières millénaires, les Africains castrés des siècles durant pour servir d’eunuques, l’enfer des harems, la destruction des peuples berbères, l’oppression des chrétiens et des juifs, les Européens également capturés et vendus comme esclaves au XVIe et au XVIIe siècles, les misérables travailleurs asiatiques du Golfe, j’en passe… Aux oubliettes également les grands empires africains, le Ghana, le Mali, les vaincus des peuples voisins vendus aux marchands portugais et anglais par des seigneurs, noirs certes mais pas moins impérialistes que leurs compères blancs. Au passage, ce qu’il y a précisément d’humain chez tous ces gens est oblitéré : le Blanc est mauvais, le Noir est bon, un point c’est tout.

Incohérence, d’ailleurs, de Madame Bouteldja : «J’appartiens, a-t-elle déclaré, à ma famille, à mon clan, à ma race, à mon quartier, à l’islam, à l’Algérie.» Phrase totalitaire et fasciste qui empêche en dernier recours d’envisager la race comme le simple fait politique qu’elle est censée être : non seulement cette identification est-elle figée dans le temps (les «Blancs» et les «Non-Blancs»), mais encore pouvons-nous inférer de ce propos le caractère objectif, biologique, de l’appartenance raciale. De sorte que la justification de ce racisme inversé par le racisme systémique dont son groupe fait l’objet n’est qu’a posteriori : a priori, il y a déjà, cela me semble évident, cette positivité de la race, qui vaut rejet, exclusion de tous les éléments humains extérieurs. Bouteldja est d’ailleurs explicite en la matière : n’admet-elle pas les relations amoureuses mixtes s’il s’agit d’un homme arabe et viril, et d’une femme «blanche» alors que la réciproque vaudrait à ses yeux trahison du clan ?

Certains diraient que ce racisme manifeste n’a rien à voir avec l’antiracisme. De même que celui du collectif Mwasi. Je crois pourtant que c’est ne pas comprendre d’où ces gens viennent et d’où ils parlent. Oui, nous ferions erreur si nous ne voyions là qu’un racisme déguisé en antiracisme. Au contraire, l’antiracisme américain suit depuis longtemps la voie du différentialisme, initiée notamment par les Black Panthers, Malcolm X et Nation of Islam – voie qui rivalisait naguère avec le généreux universalisme de Martin Luther King.

Je constate chaque jour, vivant aux Etats-Unis, qu’elle l’emporte de plus en plus et que les prêches du pasteur King ne font plus vibrer les activistes de la cause noire : le métissage n’est pas seulement une utopie, les couples mixtes (noirs et blancs) ne sont pas seulement rares, c’est le discours antiraciste lui-même qui a changé. Ou plutôt dirais-je qu’une tendance naguère minoritaire y domine désormais. Le 28 août 1963, Martin Luther King s’adressait à près de trois cent mille manifestants réunis devant la statue de Lincoln à Washington. C’est le fameux «I have a dream». Prophétique, il déclarait notamment : «I have a dream that one day on the red hills of Georgia the sons of former slaves and the sons of former slave owners will be able to sit down together at the table of brotherhood.» [Je rêve qu’un jour sur les rouges collines de Géorgie les fils des anciens esclaves et ceux de leurs propriétaires pourront s’asseoir ensemble à la table de fraternité…]

S’asseoir ensemble, manger ensemble, s’aimer, engendrer ensemble cette Amérique post-raciale qu’Obama appelait encore de ses vœux à Philadelphie en mars 2008. Ce rêve n’est plus d’actualité et les militants antiracistes ne réclament plus que le droit à la non-mixité. On l’a vu avec Clinton : de nombreux Blancs «libéraux» acceptent eux-mêmes aujourd’hui de ne parler qu’à des communautés fixes et séparées les unes des autres, plutôt qu’au peuple américain dans son intégralité.

Cette peste gagne les plus hautes sphères de l’élite intellectuelle et académique américaine. Je ne citerai qu’un exemple, et il est proprement hallucinant : les étudiants d’Harvard ont obtenu cette année, pour la première fois dans l’histoire de l’université, une cérémonie de remise des diplômes pour Noirs seulement. Martin Luther King se voit trahi, et flattés les racistes de Jim Crow par les fils mêmes de leurs victimes : re-ségrégation !

Certains persisteront, me diront que je suis à la vérité piégé par leurs sophismes, que ces délires n’ont rien à voir avec l’antiracisme, lequel ne saurait être qu’universaliste et, précisément, aveugle aux différences. Il n’y a, me dira-t-on encore, que l’antiracisme de King et son cousin français, les prétentions du PIR, de Mwasi ou des militants d’Harvard étant tout simplement fallacieuses.

Je ne pense pas ainsi. Pas tout à fait du moins. Je crois au contraire qu’une chose relie hélas l’antiracisme différencialiste et l’autre : c’est la conviction que l’humanité se répartirait entre opprimés et oppresseurs. «Ces personnes-là ne se rendent pas compte qu’elles sont dans des situations de dominants», affirmait à l’encontre du camp universaliste une militante de Mwasi aux Inrockuptibles. C’est l’idée que le racisme est à combattre en tant qu’idéologie politique… J’ajoute d’ailleurs qu’à mes yeux Martin Luther King n’appartient à aucune de ces deux tendances opposées. L’auteur de Strength to Love étant l’un des précieux exemples de lutte non-idéologique contre le racisme. Ou même, osons le mot, d’opposition non-antiraciste au racisme.

La métahistoire victimaire est le fondement de tout antiracisme. Toute histoire, diraient en fin de compte nos idéologues, est histoire de victimes et de bourreaux. Et le racisme n’est condamné qu’en tant que haine du bourreau, de l’oppresseur, du fort, contre la victime, l’opprimé, le faible. Dans l’idéologie française, on ne reconnaît évidemment pas l’identité du faible en soi, mais on lui pardonne son attachement à cette identité fantastique qui, espère-t-on, aura bien vite été complètement oubliée. On le lui pardonne comme on pardonne sa haine de l’autre. Parfois, on justifie même cette dernière comme le faisait Sartre qui défendait dans Orphée noir un «racisme antiraciste». Vous avez bien lu.

Chez les Américains, cette idée qu’il n’est de racisme que de la part des forts envers les faibles donne lieu aux conséquences que je viens d’évoquer. Mais jamais l’on ne condamne le racisme comme pulsion, comme passion de l’âme et de la chair rétives à la différence indépendamment de la situation politique.

Le mot de racisme peut désigner aussi bien ce stade primitif, que le stade idéologique que l’on voit à l’œuvre dans les régimes coloniaux ou dans le nazisme. Mais le fait que l’antiracisme réponde historiquement, qu’il soit «à la française» ou «à l’anglo-saxonne», au stade idéologique plutôt qu’à l’autre, ce fait suffit à entacher une telle attitude : le ver était dans le fruit, l’antiracisme, constitué historiquement, est une idéologie répondant à une autre idéologie, magnifiant les « faibles » quand son ennemie choisit les « forts ». Du même coup, la simple haine de celui dont la chair diffère de moi n’est jamais pensée. Le racisme envers les Chinois, lesquels ne furent jamais ni esclaves ni colonisés, l’antisémitisme, la rivalité shakespearienne des Sharks et des Jets n’existent même pas…

Voilà pourquoi, en un mot, je me dirais humaniste en refusant, et le racisme et l’antiracisme : croyons seulement en l’homme, en sa capacité à dialoguer, à aimer l’autre, malgré ou du fait de ses différences. Et voilà pourquoi je crois que l’événement de ce festival (anti)raciste doit être l’occasion d’un réveil philosophique de grande ampleur pour notre pays.

4 Commentaires

  1. Bref vous êtes pour l’irruption des charcutiers dans les Yeshivas? Vous êtes pour l’irruption des rugbymen blancs dans les boites de lesbiennes noires?… Et vous étiez contre le MLF dont les réunions étaient non mixtes. Que les femmes noires aient des choses à se dire entre elles c’est évident si on suit les statistiques: elles ont des tas de chose en commun que vous ne partagez pas: le sous emploi par exemple, Ce qui est trés étonnant c’est votre paranoia. Dix femmes noires se retrouvent pour parler entre elles et pour vous c’est la faim du monde.Comme si elles n’étaient pas capables de se retrouver ensuite avec les autres.

  2. Plus ça va et plus je mesure la grâce d’être français…
    Merci chers ancêtres des Lumières. Vous étiez grands, et aujourd’hui vous devenez immenses.

  3. Mr David, votre texte n’a pas de sens.

    Vous passez plus de temps a critiquer le PIR alors que l’actualite c’est Mwasi.

    C’est quoi l’anti-racisme a la francaise? La gestion par les blancs?

    En France ou aux Etats-Unis qui encourage la segregation? Je parle bien de la vraie segregation, les lieux d’habitation. Quel role y joue les institutions?

    MLKing etait quelqu’un de tres important pour combattre le racisme mais sans sa communaute il ne serai pas grand chose. Pour diminuer le racisme dans la societe plusieurs methodes existent.

    Aucun antiraciste serieux parlerai de haine systemique. Le racisme est souvent une question de pouvoir (financier, symbolique..).

    La haine n’est pas toujours presente dans le racisme. Par exemple on prete des qualites physiques ou intellectuels a certains groupes.