La roue remuée qui tourne et le jour qui renaît. Hier désormais l’ombre des croix de l’extermination sur les camps. Remonter. Remonter de la paillasse et de la boue, remonter des flammes et de la fumée, remonter à la vie. Femmes, enfants, hommes, vieillards, nul souffle aligné pourtant n’était destiné à revenir de cet enfer. Aucune âme. Personne. Alors qu’ont-ils ressenti ? Qu’ont-ils ressenti à cette heure-là, à cet instant-là? Qu’ont-ils ressenti, tous ces revenants, tous ces rescapés de cette sombre nuit, fragments nus de douleur ? Qu’ont-ils ressenti ce jour-là, tout au fond de leurs cœurs ? La joie ou la tristesse ? La joie et la tristesse ?

La joie d’être encore là ? La joie d’avoir survécu, échappé à l’effacement ? La joie d’avoir eu raison de l’enfer ? La joie d’être toujours là, debout ; debout plus fort que l’anéantissement, debout même titubant, corps maigreur sans muscles, les os en vrac ; la tête, rongée par le malheur et l’écho des râles ténébreux ; la poitrine forçat trouée par la toux ; l’estomac épouvanté de faim et de soif ; les jambes avalées par la misère et l’errance…

Qu’ont-ils vraiment ressenti ce jour-là ? La tristesse ? La tristesse sans bornes, plus immense que l’univers ? La tristesse face à la trahison du monde ? Car le monde savait : les destins rayés d’étoile jaune, les trains, les rames, les convois, les chemins de fer, les tunnels, les camps, la vie piétinée, la vie rabaissée, humiliée, détruite ; la mise à mort organisée, la mise à mort industrielle, les fours, les chambres à gaz, les cheminées, la cendre… Aux jours de l’anéantissement ni bonté, ni compassion, ni secours de l’humanité à l’humanité. L’indifférence. Munich, Vichy, Drancy, Veld’Hiv, Malines, Cracovie… L’indifférence, l’indifférence qui mène à la mort, l’indifférence qui tue. Si… Si seulement si… Si on avait ciblé, attaqué, bombardé, bombardé les chemins et les convois conduisant aux cendres… Si seulement si… Si on avait… Les morts ne seraient pas morts.

Qu’ont-ils ressenti, qu’ont-ils vraiment ressenti ce jour-là ? La douleur, l’amertume, la tristesse d’avoir survécu ? Car comment vivre après Auschwitz, comment vivre après Chelmno, comment vivre après Birkenau, Belzec, Maidanek, Treblinka, comment vivre après Buchenwald, Bergen-Belsen, Mauthausen, comment vivre, comment revivre après Dachau, Dora, Ravensbrück, Treblinka, Sobibor, Flossenbürg, Majdanek, Natzwiller, Sachsenhausen, Stutthof, Gross-Rosen ?

Oui, comment vivre quand d’autres sont morts, morts dans le brouillard, morts emportés, emportés sans retour, emportés en wagons, emportés en charrette, emportés en fumée ? Comment vivre la vie hantée à jamais par l’absence de tous ceux qui ne seront plus là, de tous ceux qui sont tombés ; tombés, le souffle, un centimètre plus près, le souffle, un centimètre plus loin, le souffle, une seconde trop tôt, le souffle, une seconde trop tard ?

Qu’ont-ils ressenti, oui, qu’ont-ils ressenti ce jour-là, à cet instant-là ? De la tristesse ? De la joie ? Le devoir de vivre ? Le devoir de vivre malgré tout au-delà des remparts du néant pour affirmer la vie plus forte que la mort ? Vivre pour raconter, vivre pour dire, dire ce qui doit être dit, tout ce qui doit être dit ? Mais comment dire, oui, comment raconter l’indicible ? Avec quels mots? Existent-ils quelque part, dans quelque langue, des mots pour dire Auschwitz ? Comment dire le néant glacé, obscur ? Comment dire ce que les mots ne peuvent pas dire ? Comment dire, dire la douleur des lèvres muettes pour que ceux qui viennent ne repiquent pas demain la même haine replantée par grappes sur le bleu de l’horizon ? Car cette haine-là, cette haine-là n’est pas une haine de hasard, de simple saison décomposée, sans préparation, sans suite, cette haine-là ne dort jamais complètement à jamais ; bête ressuscitée, elle finit toujours par vouloir commencer à recommencer.

Et comment continuer, se lever, se relever, avancer, lorsque l’on sait, gravé dans sa propre chair en nombre et en chiffres, qu’Auschwitz fut ; que cela, tout cela est advenu ? Comment vivre, revivre malgré cette douleur sans remède ? Et comment croire, croire encore, croire de nouveau, croire en l’homme lorsqu’on a vu de ses propres yeux, de sa propre respiration l’homme SS bourreau de l’homme ; l’homme, le cœur, l’âme, le cerveau corrompus par la haine fanatique ; l’homme assassin forcené donnant la mort calmement…

Oui, comment dès lors, comment croire, croire encore en l’homme lorsque, seuls, seuls on fit face à la nuit, seuls sans rivages, seuls sans secours, seuls dans l’indifférence ? Comment vivre, vivre à mieux, vivre de nouveau les joies banales du quotidien, et repartir vers l’infini de la vie, tanguer, balancer, enfanter de tout son cœur, de toute son âme, la mémoire vive ouverte sur l’avenir, la vie parfumée de samedi soirs, floraison et foi invincibles, lumière d’esprit, traçant des lignes d’espérance jusqu’au bout des temps ; comment, passant et passeur, sortir de la nuit et des brumes, cavaler le temps, et aimer, aimer encore comme autrefois ?

Aimer. Comment malgré mille et mille incurables lésions et déchirures, le souffle, juste de voix, recousu de tous les noms tombés, vivre et revivre comme avant la saison de l’obscurité et cheminer de nouveau armé de soleil pour que la nuit ne revienne plus ? Seuls ceux qui sont revenus de l’enfer savent. Eux seuls savent.

 

2 Commentaires

  1. Rarement des larmes versées pour un homme politique avaient été empreintes d’une chaleur si profonde. Or le grand homme, politique s’il en fut, est-il assimilable à un politique stricto sensu? Perdre Shimon le Grand. Perdre le symbole de l’existence d’une double voie israélo-arabe. Perdre l’artisan inégalé de la solution des deux États pour deux peuples. Que représente pour un monde en voie de disparition une si forte impression d’extinction?
    Les lumières ne sont pas toutes faites du même bois. Il y a la lumière qui se fabrique, promise à l’implosion ou l’explosion à l’instar d’une étoile ou d’une ampoule électrique. Mais avant cela, on parle d’une lumière qui fabrique les hommes. Cette énergie étincelante s’inscrit dans une forme d’économie supérieure. À ce point supérieure qu’on aura tendance à la nimber de suprématie. La paix universelle participe et procède de cette économie suprême. A contrario, faire la paix à tout prix c’est avoir la guerre à coup sûr. Voilà pourquoi nous n’avons jamais vu le grand Shimon Peres livrer son peuple aux saboteurs. Voilà pourquoi le faucon blanc ne restera pas dans l’Histoire comme l’assassin involontaire de l’État juif, qui lui doit tant, qui lui doit tellement plus que ne veulent s’en persuader ceux qui ne manqueront pas de lui attribuer des idées courtes leur garantissant la jouissance aveugle d’une paix de courte durée. La paix est affaire de foi. Elle se fait par la foi, et donc, par les hommes qui, de fond en comble, en ont été pétris. Or ce n’est pas le tout d’avoir la foi, il faut encore ne pas se retrouver seul à tenir son foyer.
    Shimon n’a pas été l’ennemi d’Ariel ou de Benyamin. Il était l’ennemi de l’idée fixe qui ronge le cœur des assassins, dans lequel il tentait d’injecter l’antidote du rétrovirus antisioniste, antidote dont il n’aura eu de cesse qu’il ne soit mis au point. Certains continuerons de faire de lui ce qu’il eut mille fois l’occasion de contrefaire après Oslo. Pourtant, nous ne le vîmes jamais cul et chemise avec les assassins. Il restait auprès de son peuple car, bien plus qu’un Israélien, le Président dévoué, j’allais dire davidique, était en quelque sorte Israël à lui seul puisqu’il était, pour ainsi dire, au-delà de lui-même. Ainsi Shimon reste vivant, dans la demeure, avec ses risques et ses périls, telle une conscience qui ne s’enfonce vers les abysses que dans les yeux de ceux qui marchent sur la tête.
    Détrompez-vous, vous qui pensez qu’un président d’Israël n’a pas de mains! À plus forte raison quand ce dernier possède une voix portant aux quatre coins du globe ses vertus cardinales. Shimon Peres n’était pas une icône pop de la paix pour la simple et bonne raison qu’il n’aurait souhaité l’être pour rien au monde. Le dernier père fondateur d’Israël était trop conscient de la précarité des images pieuses pour risquer d’entraver la progression qu’il insufflait à l’hypothèse universaliste de l’État de paix. Il lui aurait été pourtant facile de prendre son bâton de pèlerin et d’aller se chercher des alliés sur la crème de fantasme dont nous barbouillent, depuis des lustres, ces locataires d’un animisme mal digéré que sont les théoriciens de la permutation identitaire entre martyrs et bourreaux de la Shoah. J’ai employé le mot «facile»? vous voyez comme il faut soupeser chaque sachet de pensées avant de le vider, avide, entre ses pieds…
    Les actions de Shimon tout comme ses apparentes absences de réaction seront scrutées au télescope par ses descendants de la même façon qu’elles l’avaient été par ses contemporains. Elles représentent autant de prescriptions ou proscriptions qu’un imbécile scrupuleux reproduira au millimètre près quand son modèle aurait préféré lui remettre quelque chose d’un peu plus consistant qu’un simple prix de bonne conduite. Que signifiait l’attitude de Peres au moment où les bombes iraniennes du Hamas pleuvaient sur Sdérot, Jérusalem ou Tel Aviv? Comme chacun des indestructibles architectes de la paix véritable, la conscience de Shimon le Grand est un monument d’histoire, un monument de mémoire qui se mêlera à nos histoires et nos mémoires jusqu’à la fin de nos vies ou de celles auxquelles nous nous serons attachés à transmettre son héritage. S’insinuant en nous à la manière d’une rêverie. Sans que nous y prenions garde. Elle nous rattrape déjà par le collet au moment où nous avançons un pied entre les clous sans avoir regardé à droite, puis à gauche, avant de traverser la route de nos automatismes.