Le génocide est un crime singulier, unique, absolu, sans au-delà ; un crime de l’impensable produit par la pensée et prolongé par un système discursif, le négationnisme. Ce déni de l’horreur perpétré,  cet agrégat de perversions, est intrinsèquement lié au génocide ; il en est le corollaire, le mécanisme de défense, le prolongement. Le projet d’extermination, le crime généalogique, le crime du nom, est  effet consubstantiel  à cette volonté d’effacement des  traces du forfait commis, essence même du discours négationniste. Mais quels sont les procédés, la mécanique, la finalité de ce discours?

Disons-le d’emblée, sans ambages : le négationnisme est une volonté délibérée, intentionnelle, résolue de distorsion, de falsification, de destruction de la vérité.  Au nom de la recherche de la « vraie vérité », que fait cyniquement, le négationniste ? Il trifouille des broutilles, fabule, réclame l’ordre d’exécution signé du génocide, met en doute la planification des massacres, oppose le nombre des morts.  Que cherche-t-il au fond ? A banaliser, relativiser, nier le caractère singulier du génocide, à l’inscrire dans un contexte de folie meurtrière, à retourner l’accusation : procédé classique de renversement des rôles, tentative de renversement  victimaire.

Mieux encore : le négationnisme accuse les victimes, il les charge, les incrimine, les met en accusation, disqualifie leur parole : les témoins Tutsi ne peuvent qu’être suspects, intéressés ; leur témoignage propagande, rumeur et mensonge. C’est que le négationnisme est  une brutalité idéologique qui vise à amoindrir, à rabaisser, à décrédibiliser, à évincer du débat,  à enfermer dans le silence la parole du rescapé. Que le rescapé du génocide accroché à la vie, s’efforce de dire l’indicible de son vécu, ses morts, son âme volée, ce qui est arrivé à la vie et à la mort, la douleur qui ronge ses entrailles, et voilà le négationniste  qui l’interrompt et qui lui rétorque que contrairement à ce qu’il énonce, « ca ne s’est pas passé comme ça ».

Quel est donc l’objectif insidieux du négateur ? Déréaliser le génocide,  le rendre non advenu en soufflant sur l’Histoire : le génocide contre les Tutsi du Rwanda, affirme-t-il, n’a jamais existé, le gouvernement de l’époque a été attaqué par les Tutsi regroupés au sein du FPR, il fallait bien qu’il se défende ( le génocide ne serait qu’un massacre utilitaire donc, commis à chaud dans un face à face armé) ; les Tutsi ont provoqué leur propre extermination en organisant l’attentat contre  l’avion présidentiel, ils l’ont bien cherché (les exterminés  exterminateurs d’eux-mêmes); ou alors plus retors, il n’y a pas eu un mais deux génocides (usage galvaudé, instrumentalisé du mot génocide : tout meurtre serait un génocide), et d’ailleurs le nombre des Hutu morts fut plus important que celui des Tutsi. L’opinion publique aurait donc  été trompée, flouée ! Le récit établi, jugé du génocide ne serait que tissu de mensonges et  imposture,  escroquerie. Et le négationniste de montrer du doigt ces Tutsi qui ne chercheraient d’ailleurs qu’à accaparer l’exclusivité du statut de « génocidé » pour en tirer un profit historique et pécuniaire.  Les pré-acquis sur le génocide seraient donc à déconstruire.

Qu’on ne s’y trompe pas : le négationniste n’est pas obsédé par le travail de l’esprit : il sait que son discours est sordide, malhonnête, frelaté, falsifié, faux. Et pourtant, il continue ; il continue de parler, de bavarder, de batifoler, de folâtrer, de gambader, de badiner  avec les mots, avec la signification, l’acceptation, le contenu des mots. Les faits, le droit, l’histoire ? Il s’en moque, la vérité n’a aucune importance pour lui : il nie qu’il fait jour en plein midi.

Pis : par un exercice de retournement des mots,  il piétine la décence et le sens commun, remet en débat, remet en cause la légitimité des faits établis, incontestés, incontestables : la criminalité de l’Etat rwandais de l’époque dans la préparation et l’exécution du génocide, l’ingénierie étatique, la politique de génocide, l’émulation meurtrière des milices, la complicité des voisins, la propagande de la haine… Le négationniste réfute, relativise ou jette aux orties tous ces éléments à charge; il bouscule jusqu’aux règles structurant la perception et la compréhension du réel. Son objectif est de désorienter, de pénétrer, d’absorber, de se saisir des têtes. Le négationnisme est une volonté de décervelage.

Stratégie d’effraction et d’occupation de la vérité, teintée de sadisme,  le discours négationniste est un acte réfléchi, délibéré de démolition de la mémoire des survivants. Que projette-t-il en effet, quand il affirme que le génocide contre les Tutsi du Rwanda n’est qu’une guerre tribale africaine de plus, que tout compte fait  l’Histoire ne serait qu’une histoire sans queue ni tête ?  Que vise-t-il ainsi ? L’effacement mémoriel du rescapé, l’annihilation de son nom,  de sa mémoire.  Le négationnisme est une infamie, une brutalité, une cruauté mentale totale qui  cherche à barrer, raturer la parole, le visage et l’existence des exterminés, et à décomposer leur histoire, à démembrer leur mémoire.

Mais quelle est au fond  sa détermination ultime ?  : la reproduction des conditions de l’extermination du groupe ciblé, les Tutsi du Rwanda.  Ne l’oublions pas : le discours négationniste n’est pas qu’une simple phobie, une  haine inflexible : il invite de nouveau au passage à l’acte.  L’enjeu est bien celui-là, et celui qui relativise le génocide contre les Tutsi du Rwanda ou s’évertue à nier sa réalité, participe à une potentielle récidive de l’indicible.

Un commentaire

  1. Analyse magistralement intelligente, rigoureuse et sensible! Bravo David et merci.