L’exigence de l’information en continu, la course au buzz, les nouvelles règles d’écriture imposées par Google sont autant d’éléments qui modifient en profondeur le travail du journaliste. Un bouleversement fondamental que Lauren Malka nous fait vivre de l’intérieur dans son essai : Les journalistes se slashent pour mourir.
L’auteur, elle-même en proie à de multiples questionnements, plonge ses lecteurs dans un milieu parfois opaque. Elle analyse avec nuance cette conversion numérique et les changements qui en découlent. Empreint d’optimisme et de lucidité, l’essai expose avec habilité les tensions entre logiques d’audience et maintien de la qualité du contenu au sein des rédactions. L’efficacité du livre tient aussi à la forme adoptée, originale et ludique. L’enquête prend des airs de fable en faisant dialoguer les thèses et contradictions du débat à travers une ronde de personnages passionnés et truculents, incarnant divers points de vue.
Les journalistes se slashent pour mourir, ou l’exploration audacieuse, drôle et éclairante d’une profession appelée à de profondes mutations. AP


Dans votre essai Les journalistes se slashent pour mourir, vous sondez le métier de journaliste à l’heure du numérique, mais surtout son image et sa représentation dans la société. Comment avez-vous procédé pour examiner cette « mythologie » construite autour de la figure du journaliste ?

Les journalistes m’ont toujours intéressée, sûrement parce que j’ai grandi dans une famille qui en comptait beaucoup. Des parents, oncles et tantes qui parvenaient, tout en exerçant ce métier au quotidien, à en entretenir le « mythe » et à garder une haute estime de leur mission. Je pense qu’au départ, on est attiré par un métier aussi grâce aux fantasmes qu’il génère. Une de mes meilleures amies rêvait par exemple de devenir avocate pour porter la toge noire. Moi je voulais appartenir à ce milieu de journalistes culturels qui ergotent sur telle actualité, tel auteur ou telle pièce de théâtre dans des conférences ou des cafés parisiens. Ensuite, j’ai lu les grands reportages romancés de Joseph Kessel, d’Albert Londres ou d’Antoine de Saint-Exupéry qui ont nourri mon imaginaire autour du métier.

Puis autour de l’année 2010, le mythe s’est brisé pour moi de façon assez amusante. Je commençais à collaborer avec un certain nombre de rédactions en tant que pigiste et à constater, bien sûr, l’écart entre mes illusions et la réalité. Parallèlement à cela, je menais, dans les archives du Figaro, une recherche documentaire pour un livre édité par le quotidien autour des grands écrivains publiés dans ses colonnes au XIXᶱ siècle. En lisant ces journaux anciens, j’ai croisé par hasard un nombre impressionnant d’articles de grands écrivains comme Théophile Gautier, Proust ou Montherlant sur le métier de journaliste. Il y aurait une anthologie à faire ! A l’époque, j’ai mis ces textes de côté. En m’attelant à l’écriture de ce nouveau livre, plusieurs années plus tard, j’ai rassemblé tout cela – ces souvenirs, ces documents –, j’ai ajouté les textes d’autres écrivains comme Balzac avec son hilarante « Monographie de la presse parisienne ». Et j’ai aussi mené une enquête auprès de journalistes confirmés et d’étudiants dans les écoles. La question était de savoir ce que devenait ce mythe du journaliste à la Tintin ou Hemingway, s’il continuait à faire rêver les jeunes stagiaires des rédactions dont l’esprit d’aventure ne peut parfois s’exercer au-delà de 140 signes !

Vous mettez en scène autour de vous, entre autres, « le naïf », « l’historien » et « l’étudiant », incarnant les différents points de vue sur le journalisme actuel. De quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?

Tous ces personnages parlent en moi à longueur de temps, sans qu’aucun ne prenne le dessus, ils sont épuisants ! Pour les calmer un peu, j’ai créé ces personnages fictifs qui leur donnent un écho. J’ai effectué mes premiers stages et contrats de journaliste au moment où les directeurs de rédaction prenaient conscience de l’importance du web et se mettaient à engager des équipes de consultants dont la mission, pendant une dizaine de jours, consistait à former les rédactions aux nouvelles techniques d’écriture pour le web. Notre nouveau lecteur, c’est Google, nous expliquaient-ils. C’est à lui qu’il faut plaire et cela implique l’apprentissage de son langage, de ses codes. Les journalistes, dans leur grande majorité et quel que soit leurs âges, ont été heurtés par ce changement éditorial soudain. De mon côté, j’ai été partagée et je le suis toujours. La façon de faire est brutale et frappe de plein fouet la fragile mythologie dont nous parlions tout à l’heure. Et pourtant, le web est là, c’est un nouveau support d’information qui suscite des craintes pour le métier comme la télévision ou la radio à leur époque, mais qui offre certainement de belles opportunités aux journalistes qui acceptent d’explorer son potentiel. Dans mon livre, j’ai essayé de donner corps à ce débat à travers la confrontation entre plusieurs personnages : notamment un jeune journaliste convaincu d’assister à la mort en direct du métier de ses rêves et un historien plus optimiste sur la question. Les prédictions ne m’intéressent pas beaucoup donc je n’ai pas voulu trancher. Ce qui m’intéresse, c’est cette croisée des chemins.

L’un de vos chapitres s’intitule « Un métier dont on dit beaucoup trop de bien et beaucoup trop mal », citation tirée d’un article du Figaro datant de 1837, et qui semble toujours d’actualité, montrant le manque d’objectivité lorsque l’on aborde ce sujet. Pourquoi ce métier déchaîne-t-il tant les passions, depuis si longtemps ?

Cet article non signé fait partie des pépites que j’avais trouvées à l’époque où je menais des recherches dans les archives du Figaro : « Le journalisme est un petit métier tout parsemé de lys et de roses, un métier dont on dit aujourd’hui beaucoup trop de bien et beaucoup trop de mal, et dont nous allons essayer une fois pour toutes de chanter les déboires et les délices… ». Je trouve ce petit texte éclairant car il montre que le journalisme n’a pas attendu le web pour engendrer cette double mythologie : d’un côté les caricatures et de l’autre les figures les plus lyriques. Quant à savoir pourquoi ce métier déchaîne les passions, je ne peux répondre, mais je pense que l’imaginaire véhiculé par la littérature, le cinéma ou encore les séries autour de cette profession entraîne immanquablement une déception. J’ai remarqué récemment en discutant avec certains lecteurs que les médecins, avocats, comédiens (tous ces métiers un peu iconiques) s’étaient reconnus dans mon livre et se posaient des questions proches des miennes.

Y a-t-il véritablement plus de méfiance envers les journalistes aujourd’hui ?

L’un de mes personnages, qui est historien, est convaincu que chaque siècle sonne le glas de la presse ou annonce la décadence du journalisme depuis sa naissance ; je suis plutôt d’accord avec lui ! Les intellos sont souvent nostalgiques d’un passé qui n’a pas existé. Comme cette inscription trouvée sur une poterie d’argile de Babylone datant de plus de 3000 ans et qui disait déjà que la jeunesse n’était plus celle d’autrefois : « Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture. »

Si l’on s’alarme d’une supposée détérioration du journalisme due à l’arrivée d’Internet, vous montrez que les journalistes eux-mêmes sont inquiets pour l’avenir de leur métier, en raison de l’apparition de Google, devenu le « grand patron des journalistes ». Les craintes semblent donc être partagées ?

Dans mon livre, plusieurs personnages dialoguent. Un historien se moque gentiment de ces intellectuels qui refusent d’évoluer et agitent le drapeau noir de la presse à chaque renouvellement technologique, pleurant un passé fantasmé ; et face à lui, un jeune journaliste s’inquiète et montre les menaces concrètes que ces nouvelles règles éditoriales font peser sur la profession. Ces personnages illustrent des points de vue très présents dans le débat actuel autour de ces sujets. Même s’il me semble assez rare d’entendre, dans le détail, les raisons pour lesquelles le web menace les valeurs du journaliste. C’est ce que j’ai cherché à faire dans ce livre, en examinant une à une les nouvelles règles éditoriales imposées aux journalistes par le « Dieu » Google.

Vous montrez une opposition entre les journalistes qui se jettent à corps perdu dans la course à la productivité liée au basculement de la presse sur Internet, et ceux qui gardent un profond respect pour une pratique idéalisée du journalisme. Or, aucune de ces deux versions du journalisme ne paraît satisfaisante aujourd’hui. L’expérience du personnage de l’étudiant vous pousse au constat suivant : « le chemin moderne était superficiel au moment où les voies anciennes ne menaient plus nulle part ». Est-il possible pour un journaliste, à l’époque actuelle, de s’enthousiasmer pour cette nouvelle pratique sans pour autant renier les qualités du journalisme plus traditionnel ?

C’est une question que je me pose sans arrêt avec mes confrères – c’est même l’un de nos sujets de conversations préférés ! En menant mon enquête, j’ai interrogé des étudiants en journalisme et constaté qu’ils conservaient une idée très noble de ce métier. Or, la plupart des jeunes que j’observe « passent » aujourd’hui par le web en espérant que cela sera provisoire et leur permettra d’intégrer des rédactions pour exercer (plus tard) le métier dont ils rêvent. J’espère pour ma part – et j’y crois  – que le journalisme web sera bientôt autre chose que cela. Comme la mythologie du journalisme traditionnel existe toujours dans l’esprit des jeunes, je suis convaincue qu’ils continueront de la distiller dans le web pour créer un journalisme singulier, qui n’appartienne qu’à eux. 

Vous évoquez longuement le rôle joué par les consultants web, c’est-à-dire les personnes envoyées au sein des rédactions pour « décrypter les volontés cachées de Google », c’est-à-dire expliquer les techniques nécessaires pour être mieux classé dans les recherches Internet, et ainsi être plus lu. Quels sont ces mécanismes que tous les journaux doivent impérativement mettre en place aujourd’hui ? Pourquoi Google les garde-il secrets ?

L’un de mes personnages, qui est étudiant en journalisme et stagiaire dans une grande rédaction, assiste à l’arrivée de consultants marketing dans les rédactions, employés pour les former aux nouvelles règles d’écriture optimisées pour Google. Comme ce jeune journaliste, j’ai assisté à ces formations – devenues obligatoires dans la plupart des rédactions – et j’ai eu l’impression à l’époque que malgré les discours alarmistes ambiants sur Internet et sur la presse, personne ne réalisait vraiment les dangers de cette course à l’audience imposée aux journalistes. Pour plaire à Google, qui est notre « premier lecteur », il faut non seulement écrire dans une certaine langue simplifiée, avec des mots clés, des titres courts et attrayants. Mais il faut aussi « produire » un grand nombre d’articles sur les mêmes sujets – les sujets générateurs d’audience – et les écrire le plus rapidement possible pour arriver « premiers ». Ces règles évoluent sans arrêt et ne sont écrites nulle part. Elles sont décryptées par des passionnés qui passent un temps fou à analyser les algorithmes de Google. Cela m’a amusée car j’y ai vu une sorte de commandement religieux qu’il faudrait interpréter. Je détaille ces nouveaux commandements – du moins ceux qui m’ont été « révélés » – dans mon livre tels qu’ils sont perçus par le jeune journaliste rétif à qui on tente de les enseigner.

Parallèlement à la métamorphose d’un métier, vous traitez de la transformation de toute une industrie qui, en passant du papier au web, se trouve soumise à des impératifs économiques de façon extrêmement violente. Comment voyez-vous l’avenir de la presse ?

Nous en sommes encore aux premiers tâtonnements et je ne pense pas que nous trouverons tout de suite la solution aux problèmes économiques engendrés par ces chamboulements numériques. Mais sur le plan éditorial, je suis personnellement optimiste. Je crois – ou du moins j’espère – que nous assistons à la naissance d’une nouvelle forme de journalisme qui tisse des liens très créatifs entre les médias, les réseaux sociaux, les blogueurs, les communicants et explore de nouvelles façons d’informer. Les exemples qui nous entourent actuellement, comme les médias créés par « Nuit debout » vont, selon moi, dans ce sens. Leur enthousiasme et leur créativité m’apparaissent comme un bon exemple de ce que le web peut apporter de singulier et de novateur. Je suis personnellement convaincue que le média Internet peut nous surprendre en ce sens !

Cet essai peut être vu comme un état des lieux à destination des jeunes journalistes. Quel serait votre conseil pour un jeune qui souhaite se lancer dans le métier ?

Se lancer dans ce métier aujourd’hui m’apparaît comme une occasion de vivre une aventure passionnante au milieu de la puissante vague d’Internet, qui transforme tout sur son passage. Mon conseil serait donc de vivre cette aventure pleinement, de la penser, de l’interroger et surtout de la créer, au lieu de s’y opposer. Autre conseil : mettre des sous de côté au début, car comme toute folle aventure, celle-ci est féconde mais coûteuse !

Cet ouvrage paraît dans une nouvelle collection dirigée par Mazarine Pingeot et Sophie Nordmann chez Robert Laffont intitulée « Nouvelles mythologies », en référence à Roland Barthes. Qu’est-ce que cela signifie, pour vous, de faire paraître cet essai résolument moderne au sein de cette collection ?

Je suis heureuse que mon livre inaugure, avec celui de Mazarine Pingeot, La Dictature de la transparence, cette nouvelle collection chez Robert Laffont. Lorsque Mazarine Pingeot m’a proposé de réfléchir à une idée de « mythologie contemporaine » pour la nouvelle collection qu’elle lançait avec de jeunes plumes sous l’égide de Roland Barthes, j’ai été non seulement touchée mais aussi surprise par la coïncidence. Roland Barthes fait partie des auteurs qui m’ont le plus marquée et qui m’accompagnent depuis très longtemps. Je l’ai découvert et adoré au lycée, puis je l’ai étudié de très près dans les cours de sémiologie que je suivais au Celsa. J’ai donc proposé à Mazarine de déconstruire le mythe du journaliste car c’était déjà, dans le petit secret de mes carnets, l’une de mes activités favorites !

4 Commentaires

  1. Enfin des explications un peu plus précises sur le rôle joué par les diktats d’internet dans le contrôle et le formatage de l’information. Qu’en est-il des chaînes de télé style BFM ? Beaucoup de choses échappent au public…

  2. Voilà des thématiques peu rassurantes pour la paranoïaque de Big Brother que je suis ! Les journalistes eux-mêmes seraient à la botte de Google ? Nous sommes donc définitivement pris au piège ! Tant qu’il reste des personnes éclairées comme vous pour nous montrer que le tableau n’est pas tout noir… Merci !

  3. J’ai eu la chance de lire ce petit livre d’une grande qualité. On rit beaucoup, on s’y reconnait, tout en apprenant énormément de choses. A mettre entre les mains de tous les apprentis journalistes (et celles des journalistes confirmés aussi d’ailleurs !). Une lecture qui ne laisse pas indifférent. Je le recommande chaudement.

  4. Un sujet extrêmement contemporain. Cette réflexion m’a l’air passionnante.