« Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi (…) la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne » (poème de John Donne dont Hemingway a tiré le titre de son roman Pour qui sonne le glas)

Je me rappelle que, quand j’étais petite, mon père rentrait parfois du bureau avec un visage grave, assombri, la voix caverneuse et les sourcils froncés. C’était rare, cela n’arrivait pas plus d’une ou deux fois par an. La plupart du temps, il était joyeux et rieur mais ces soirs-là, il était indéridable. J’avais peut-être fait une bêtise ou bien dit quelque chose de méchant. Peut-être avait-il une migraine ou des problèmes de bureau. Non, il était en fait tourmenté par la situation du monde, par l’actualité française ou les derniers événements au Proche Orient. A table, il grappillait alors deux bouchées du dîner avant de retourner écrire et m’écartait gentiment en marmonnant que le monde n’allait pas très bien « tu sais ma chérie… ». J’étais très jalouse de lui dans ces moments-là, de cet ancrage profond dans son époque. Je lui demandais comment « l’actualité » pouvait l’atteindre à ce point et s’il arriverait un jour où j’entendrais au JT une information qui me concernerait un peu, au point de me couper l’appétit comme lui. Un jour où je cesserais de me sentir sur le rebord du monde, comme une enfant qui assiste aux répétitions de théâtre d’une pièce pour grands. Il répondait que si je ne m’intéressais pas au monde, le monde finirait un jour par s’intéresser à moi.

C’est ce qui est arrivé le 13 novembre. Je vais essayer de ne parler ici qu’en mon nom propre mais je pense pouvoir dire que mes propos concernent une bonne partie de mes proches. J’ai toujours perçu dans ma génération une véritable capacité à affronter l’adversité, un désir ardent de l’éprouver, de la braver. Les livres le montrent un peu. Tous ces premiers romans écrits par des trentenaires qui abordent la question de la guerre, de l’engagement, la quête d’un combat qui nous dépasse, d’une spiritualité sans Dieu. Je suis entourée de guerriers en mal de causes à défendre, d’engagés en manque de révoltes. Mes amis cherchent une foi, une cause supérieure comme une louve chercherait ses petits. Si j’utilise cette image, c’est parce qu’il est faux de dire que cette quête soit confuse ou dangereuse. Les personnes qui m’entourent sont intelligentes, raisonnables et n’attraperaient pas n’importe quel saint pour y téter le goût d’une transcendance passagère. Ils cherchent leur combat, celui qui appellerait leurs tripes et leur donnerait la force de se dresser pour lutter ensemble comme un seul homme.

J’ai toujours entendu dire que ma génération souffrait d’inauthenticité, de superficialité, de narcissisme. On lui reproche Internet, les réseaux sociaux, les « selfies », la crétinerie de ses programmes télé, la vulgarité de ses teintures de cheveux, la médiocrité de ses artistes… On accuse les jeunes journalistes de ne s’intéresser qu’aux divertissements sans cerveau, aux romanciers de « fabriquer » de bons sentiments, aux membres de Facebook de se « liker », aux « Twittos » de se « twitter » et aux internautes de rendre souverain l’esprit primaire et les pires instincts. Les vieux sociologues, psychosociologues, philosophes… s’inquiètent – c’est sûrement plus sage – et s’enferment tout seuls dans leur scénario cauchemar, imaginant un monde où proliféreraient de monstrueux « avatars du soi », aussi dangereux que les rats géants de New York (chacun son combat). Mais toute cette construction soi-disant vulgaire, ce tissage de réseaux sans fond ne préparaient-ils pas la cuirasse la plus solide pour affronter ce qui arrive aujourd’hui ? Comme cette légende magnifique racontée par Atiq Rahimi dans son dernier livre, celle d’une misérable toile d’araignée à l’entrée d’une grotte qui aurait protégé Mahomet et Abu Bakr de leurs ennemis.

Si j’ai bien compris le philosophe René Girard, l’inauthenticité est un passage obligé de tout individu, de toute société, de tout être vivant. C’est en frôlant la mort qu’un être dépasse l’inauthentique pour s’engager dans le réel. C’est aussi le propos du très beau livre d’Hugo Boris, « Trois grands fauves », dans lequel il raconte de quelle façon Hugo, Churchill et Danton ont grandi avec l’arrière-goût de mort dans la bouche. Pour René Girard, je crois que frôler la mort n’est pas à prendre au pied de la lettre, on peut aussi expérimenter une forme de mort en traversant un deuil, un choc, ou en devenant écrivain par exemple si l’on crée un personnage assez puissant pour nous faire sortir de notre corps, et entrer dans le réel. C’est exactement ce que je ressens aujourd’hui, pour moi comme pour ma génération dont j’observe l’incroyable créativité sur les réseaux sociaux.

On me dira sûrement que mes fréquentations ne sont pas représentatives de la population française. Mais à force, il faut cesser d’espérer trouver quelque part une parole unique qui prophétiserait l’avenir à coup d’« avant » et d’ « après » 13 novembre. Personnellement ce n’est pas du tout ce que je recherche. Ce que je remarque depuis ma lorgnette, c’est la beauté d’une réaction collective, c’est une génération qui déploie d’un coup les trésors que cachaient ses réseaux sociaux, dont on lui a tant reproché la vacuité, pour se consoler, échanger des fleurs, des bougies, des dessins, des mots de courage et d’humour et même pour survivre en créant des alertes pour identifier les personnes en danger. « Permettez ? », a dit ma génération aux vieux sociologues avant de retourner l’objet galeux qu’ils examinaient pour en faire sortir des perles. Fallait-il connaître la mort, la vraie, la voir surgir dans nos lieux de fête pour comprendre que nous étions prêts au combat, que notre génération n’avait rien d’une adolescence chaotique mais était au contraire bien plus rassemblée que celle qui nous précède ?

Pour la première fois de ma vie, j’ai été la cible d’attaques terroristes. Je dis « je » car à nouveau, ce que j’écris ici est personnel et sincère, je tiens à ne parler au nom de personne. Ce sont mes amis, mes lieux, mes bars, mes habitudes qui ont été visés. Mais pour la première fois aussi, j’ai un peu moins peur de mourir. D’abord parce que je n’ai aucun autre choix que de m’exposer dans les lieux les plus menacés, les métros aux heures de pointe, les terrasses des restaurants, les boutiques à Noël, les lieux de détente, de fête et de musique. Le fait de n’avoir pas le choix rend bizarrement la peur moins paralysante. Mais aussi sûrement parce qu’une part de moi affronte aujourd’hui l’idée de mort pour défendre les personnes et les valeurs qui ont été attaquées le 13 novembre. Les terroristes ne se trompent pas de cible, oui ma génération sans cause défend au moins celles de la fête, de la musique, de la liberté des mœurs. Ce ne sont pas là des valeurs que nous avons acquises nous-mêmes, ou pour lesquelles nous nous sommes battus, mais nous y tenons très fort, assez pour avoir tressé, les 10 dernières années, de solides filets pour les protéger.

Si je suis touchée par un attentat aujourd’hui ou dans les temps qui viennent, j’aimerais qu’on ne parle pas d’injustice, de mauvais sort, de hasard malheureux. Je ne veux pas que l’on parle d’un sale coup du destin comme si un pot de fleurs m’avait malencontreusement assommée. Si je meurs comme les autres de ma génération, tués au Bataclan, au Petit Carillon, au Petit Cambodge, à la Belle Equipe, à la Bonne Bière, je veux qu’on garde tout de suite le souvenir de mon goût pour la liberté, pour la remise en question permanente du champ des possibles pour ma vie, pour l’absence de limite dans mes choix, pour la fête, la séduction, l’amour, l’amitié, le vin et l’apéro en terrasse, tout ce qui a été attaqué, car pour la première fois je me sens plus vivante que jamais de voir la mort menacer une cause qui est la mienne.