Qu’arriverait-il au mouvement de la pensée, s’il n’y avait personne pour l’entretenir, de quelque manière qu’on s’y prenne ? Vous pouvez répondre froidement : rien. Et vous en inquiéter. Seule solution alors : entreprendre tout de suite un voyage dans le temps, avec pour compagnons les écrivains et les philosophes, les livres et les idées, les lieux de culture, la dynamique des arts, avec pour guide du jour l’écrivain Philippe Sollers. Le voyage sera mouvementé ? Il ne s’agit pas de repos ! Mouvement, le dernier roman de Sollers, nous emporte. Embarquement immédiat. Ravissement.
« Le seul vrai roman est le roman de l’Esprit, rien d’autre », écrit le romancier, qui précise, quelques pages plus loin : « Dans le roman, comme dans la guerre, ce qui compte avant tout est le mouvement. » Le monde est une infinité de courbes, parfums, saveurs, rencontres. Tel est le roman selon Philippe Sollers.
« Je revois Georges Bataille, à la fin de sa vie, entrer et s’asseoir très calmement, en fin d’après-midi, dans le petit bureau d’une jeune revue d’avant-garde. Il se taisait beaucoup, et j’écoutais son silence. Il avait l’air heureux d’être là. » L’intimité se recrée, toujours nouvelle, la proximité sans cesse restaurée. La fréquentation que Sollers entretient depuis longtemps avec les écrivains et les artistes, les musiciens et les poètes, les philosophes et les mathématiciens est toujours une surprise. C’est plaisir, c’est merveille. Rarement ils nous ont été aussi proches, aussi vivants, aussi présents.
Dans Mouvement, vous croiserez Roberto Saviano, et son livre éblouissant Extra pure, lui qui, à 35 ans, est déjà condamné à mort par la Camorra napolitaine et vit jour et nuit sous protection policière ; vous traînerez un peu avec Wei Yingwu au cœur du VIIIe siècle ou vous suivrez Zhu Xi, qui vit de 1130 à 1200 et qui est un très bon connaisseur en peinture. Comme Isidore Ducasse, à l’affût, posté sous la coupole, vous écouterez Blaise Pascal qui, depuis son tombeau dans l’église Saint-Etienne-du-Mont, à deux pas du Panthéon, apostrophe Voltaire, quand la nuit est profonde ; vous retrouverez à nouveau Georges Bataille pour plonger avec lui dans les mille et une nuits de la grotte de Lascaux, à la poursuite des bisons furieux et tout à fait ithyphalliques, en pleine vie sauvage et gracieuse. Plus loin, c’est Dante et son chant 17 de L’Enfer que vous saluerez. « On se souvient que Dante, à la sortie de son éprouvante saison en enfer, est heureux de revoir les étoiles », écrit Sollers.
Il y en a encore d’autres, qui voyagent avec nous dans les étoiles de Mouvement, comètes éternelles comme Nietzsche, Claudel, Céline ou le Bernin, qui file avec eux, l’architecte de génie, entre Rome et Paris, où il se promène du 2 juin au 20 octobre 1665. Sûr : Sollers et lui se sont croisés et ont échangé quelques mots. On espère en savoir un peu plus ! Patience, répond Sollers. « J’attends de voir si mon éditeur me demande de développer ces portraits. D’autres figures pourraient se présenter », annonce-t-il. C’est qu’il y a encore dans Mouvement la présence d’Althusser, déjà mis en scène dans Femmes (1983), où il apparaît sous les traits du philosophe Laurent Lutz. Ici, Sollers se demande si Althusser a bien compris ce que signifie la négation de la négation, c’est-à-dire l’infini. « L’avenir dure longtemps », disait Althusser…
Lire se fait d’instants où d’immenses solitaires se penchent vers vous et vous glissent quelques mots à l’oreille. Grandes orgues ou petits voix, en brusques flambées ou à feu doux, les livres sont là. Tout près. Ils renaissent dès qu’on les aime, dès qu’on s’efforce de les déchiffrer un peu, tendrement, au plus près du secret.
« Si je me réveille brusquement à 5 heures », témoigne Sollers, « tout est différent. J’ai la tête philosophique, et une formule de Heidegger s’écrit distinctement sous mes yeux. » Ou bien, en plein sommeil, une nuit à 3h.30, voilà un rêve extraordinaire, d’une netteté saisissante : Sollers a rendez-vous avec Lénine, à Paris, dans un splendide hôtel particulier. Il se présente à l’accueil, où un concierge l’accueille courtoisement. « J’ai rendez-vous avec le camarade Lénine », lui dit Sollers, « il souhaite que nous parlions de Stendhal ». Bientôt les deux hommes se serrent la main. Sollers offre à Lénine un exemplaire des Privilèges, livre peu connu de Stendhal. « J’en profite pour féliciter Lénine de son esprit dialectique qui éclate dans ses Cahiers sur Hegel. Il semble touché de ce compliment, d’ailleurs sincère. » Voilà comme on prend langue.
Nous sommes toujours en Mouvement. D’une séquence de rêve à un dialogue imaginaire, donc plus réel que nature, de vertiges oniriques en voyages mystérieux, Paradis est toujours là, Femmes ne manque pas, grand large, virées de bord, Sollers navigue avec ses voiliers-livres. Quelle est sa méthode ? « Les idées se succèdent, la logique opère d’elle-même, la dialectique aussi. Ma grande bibliothèque, en bois d’acajou, me rejoint partout, je déménage avec elle. » De Montaigne à Gide, filiations assurées, avec la fête des sens, la sensualité de l’esprit, la verve de l’idée. « Je me pose doucement sur l’herbe, on doit être en mars, j’entends des merles moqueurs. Tiens, des vignes, tiens, un petit château. Je n’ai pas le temps de frapper à la porte, puisque je suis basculé dans des embouteillages monstres, à Londres ou ailleurs. »
Si le rêve est ce qu’il y a de plus réel, l’écriture aussi. « Dès que je ferme les yeux, je délire. Je les rouvre : quel est ce cheval chinois qui court sur le mur ? Il est pourtant immobile, mais je le sens tressaillir en moi, prendre son élan, grandir et bondir. » Hallucination vaut pour exaltation, effet d’accélération ou de ralentissement. Tempo-Sollers. Ecrire est une suspension spatio-temporelle, comme celle qu’il évoque au début du roman, à propos de la découverte de l’infiniment grand, la nouvelle déesse du cosmos, SuSy, Super-Symmetry, grâce au voyage de dix ans de la sonde Rosetta ou du robot Philae, mini-laboratoire de 100 kilos. Puis c’est la découverte de l’infiniment petit, le monde des particules, divisé en deux familles, les bosons et les fermions. L’éternité est immobile, immuable et invisible ? Son mouvement est un secret. Sollers l’a percé. « J’écoute sans fin le vieux Bach, il me conduit ». L’écrivain-musicien est à l’écoute du temps. Héros de Mouvement, Hegel aussi l’avait compris. On y revient. « Si vous supprimez la négation de la négation, vous dirait Hegel, vous allez supprimer l’infini. Ce qui n’est pas rien », souligne par ailleurs Sollers, dans un entretien sur Althusser, pour un autre ouvrage, Althusser et nous.
Dans Mouvement, cette fois, nous sommes avec Hegel en 1831. C’est la fin : Hegel a 61 ans ; alors en pleine gloire, il meurt du choléra à Berlin ; puis nous revenons aux temps de sa jeunesse lorsqu’à vingt ans, avec ses camarades de Tübingen, Hölderlin et Schelling, tous ardents partisans de la Révolution française, il la compare à un superbe lever de soleil. La vie intime de Hegel est globalement très peu connue. Sollers nous parle de sa vie amoureuse, « sa liaison, avant son mariage, avec sa logeuse de Francfort, dont il a eu tardivement un premier fils ». La décision est prise : Sollers emporte Hegel dans son mouvement, ils discuteront ensemble de logique, de langage et du néant : « Je décide d’entraîner Hegel dans les labyrinthes du nihilisme et de l’humour noir. Ce sera vite fait, et j’espère l’amuser. »
Sollers et Hegel se rendent au musée, à Berlin. Hegel veut lui montrer son tableau préféré, L’Embarquement pour Cythère de Watteau. Les deux compères discutent : pourquoi ne pas republier La Phénoménologie de l’esprit avec le tableau en couverture ? « Il ne faut pas interpréter Hegel, mais l’être. Ce qui a pensé à travers lui l’est. Thèse, antithèse, synthèse, vous y êtes, vous ne pouvez plus vous tromper. » Hegel, aussi, a un secret. Il a percé l’énigme du temps, dans le beau printemps sec de Berlin, quand le savoir brillait à travers les fenêtres. Un temps sans fin. L’Esprit, dit Hegel, est lent, avec des accélérations rapides puis freinées, mais, toujours, dans le temps, s’approfondit, multiplie les détours, revient, recommence. A travers les nations, les peuples ou les individus, l’Esprit peut connaître des reculs et même des époques de barbarie. Le XXe siècle a fait ses preuves, le XXIe siècle semble, hélas, suivre ses pas de honte et de sangs.
Mouvement est un livre personnel. Au-delà de l’intimité de Sollers avec les écrivains dont il parle, leur présence sur le papier est une présence réelle. Celle qui traverse les siècles, quand tout s’efface et s’éteint. « J’ai ma méthode. Je cible une partie de ma mémoire dont j’établis la carte. Je voyage en elle, je me pose là où je veux quand je veux. Comme j’ai toujours vécu au plus-que-présent, c’est facile. Je suspends le vol du temps, j’arrête le cours des heures propices, je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses. » Qui ne serait heureux de faire avec Sollers ce voyage magique ?
Philippe Sollers semble définitivement bien meilleur lorsqu’il ne parle pas de Philippe Sollers !
Grande admiratrice de Sollers depuis Femmes, je suis heureuse de retrouver ce grand écrivain qui n’a malheureusement rien produit de très significatif depuis…
Le temps est le plus grand personnage au coeur des oeuvres de Sollers…