Voici cinquante-sept ans après sa première publication en français aux éditions de Minuit par Jérôme Lindon, préfacée par François Mauriac, qui sort chez Gallimard en cd/mp3, lue par Guila Clara Kessous, comédienne, lauréate du prix d’Artiste pour la paix de l’UNESCO en 2012. J’y vois un événement rendu possible grâce à la persévérance exemplaire de Josette Keisermann, présidente du Cercle d’Etude Elie Wiesel Handicap Amitié Culture (H.A.C.), à Marseille, et de l’OSE (Œuvre de Secours aux enfants) fondée pendant la Seconde guerre mondiale, qui a aujourd’hui une action sociale d’utilité publique. L’association H.A.C. œuvre en faveur des personnes handicapées et travaille à l’intégration des moins favorisés et contre l’exclusion, tel fut le but de Josette Keisermann au départ de l’association en 1995, qui reçut immédiatement l’appui d’Elie Wiesel.
L’écrit, dès l’origine de l’humanité, a toujours été dit, cantilé ou chanté avant d’être lu, depuis la Bible et Gilgamesh, du Mahabharata jusqu’aux tragédies classiques et à toute la musique vocale. Dire aujourd’hui La nuit, soixante ans après l’édition originelle yiddish du texte Un di velt hot geshwign (Et le monde se taisait), est lui restituer une force quasi sacrée, sa fonction prophétique, et qui mieux que Guila Kessous, la dernière étudiante française d’Elie Wiesel à Boston University, avant sa retraite académique, pouvait lire ce texte comme un «rouleau sacré d’Auschwitz» ? Wiesel avait d’ailleurs préfacé en 1982 la version française des «Rouleaux d’Auschwitz-Birkenau» (Meggilat Auschwitz), publiés sous le titre Des Voix dans la nuit (Ber Mark, La résistance juive à Auschwitz-Birkenau, Plon), qui regroupaient trois témoignages de trois membres du Sonderkommando de Birkenau, affectés aux chambres à gaz et aux crématoires, Zalman Gradowski, Zalman Lewental et Leib Langfus.
La fonction prophétique de La nuit, sa fonction rhétorique, est tout d’abord a-rhétorique, a-prophétique, en ce que le texte de Wiesel présuppose la fin de la prophétie, la fin de toute théodicée et la fin de la rhétorique classique pour parler d’Auschwitz et de la Shoah. Il leur substitue trois fonctions : la mémorielle, la poétique, la testamentaire.
La belle diction de Clara Kessous, avec sa voix chaude, sert avec profondeur et subtilité toutes les nuances de la prose wiesélienne pour dire tour à tour la remémoration du shtetl et du ghetto avant le tragique de la séparation à Birkenau d’avec sa mère et sa petite sœur Tzipora (gazées immédiatement) et ses deux grandes sœurs qui, elles survivront, puis sa survie au camp avec son père jusqu’aux marches de la mort et la mort de celui-ci à Buchenwald.
L’artiste appartient à cette jeune génération de passeurs de mémoire mus par l’urgence qu’il y a à écouter et à travailler avec les tout derniers témoins de l’enfer nazi, de l’enfer de la Shoah. Ses adaptations comme ses créations théâtrales des textes de l’écrivain juif américain d’expression française, sont bien connues depuis Boston, Harvard jusqu’à Avignon. Ses qualités d’artiste sont inséparables de son talent de metteur en scène, d’acteur et vraiment elle nous donne ici une lecture épurée, sans fioriture ni lyrisme intempestif.
Que Gallimard, l’éditeur de Romain Gary, Primo Levi, Raul Hilberg, Anna Langfus, Jorge Semprún, George Steiner, et de tant d’autres dont le nom reste lié à la déportation et à la Shoah, publie aujourd’hui cette édition orale de La nuit , destinée à la fois aux écoles, aux mal-voyants, à d’autres publics plus enclins à écouter lire un texte qu’à le lire soi-même, est un signe important avant que ne se referme le 70e anniversaire de la libération des camps et de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Si la version anglo-américaine du livre, Night, s’est vendue depuis 2006 à plus de 6 millions d’exemplaires aux Etats-Unis seulement sous l’effet d’Opra Winfrey le choisissant pour son «book club» le 16 janvier 2006, qu’en est-il en France ? Le livre s’est vendu à ce jour à moins de cent cinquante mille exemplaires ! La disproportion qui fait du coup disparaître toute échelle de grandeur nous accable. Un livre comme La nuit aurait dû se vendre au moins autant que Les Bienveillantes, pour citer la plus célèbre fiction sur la Shoah depuis quinze ans. Quel abîme entre les deux !
La version française de Guila Clara Kessous ne concurrence rien ni personne et ne se compare pas de fait à la «révélation» d’un livre à tout un pays comme les Etats-Unis par sa plus célèbre animatrice, possédant son propre label «Oprah’s Book Club», mais il n’en reste pas moins vrai que cette édition orale peut apporter un nouveau souffle au chef-d’œuvre d’Elie Wiesel, le livre qui doit rester de lui pour les générations à venir. Il a exprimé l’idée qu’ «Auschwitz niait toute littérature» mais cette déclaration ne se trouve-t-elle pas en contradiction avec le fait même que sans Auschwitz-Birkenau il ne serait jamais devenu écrivain et que son récit La nuit n’aurait jamais été écrit ?
Si Wiesel a toujours dit avoir une dette envers la France avant les Etats-Unis, La France, c’est-à-dire Nous, ne devons pas oublier non plus que Wiesel opta pour le français au lieu du yiddish ou plus tard de l’anglais pour écrire tous ses livres, à une exception près, Un di velt. Oui Wiesel est un écrivain d’expression française et c’est dans notre langue qu’il a donc choisi d’écrire ses quarante livres, qui reçurent plusieurs prix comme le Médicis pour Le Mendiant de Jérusalem (1968). Il faut reconnaître soixante ans plus tard le rôle insigne joué par François Mauriac – et par Jérôme Lindon – dans la notoriété mondiale apportée au texte de Wiesel dès 1960, même si ce ne fut alors qu’un succès d’estime et non un raz-de-marée commercial comme en 2006. Quel chemin accompli de Mauriac à Oprah Winfrey, avec au milieu un prix Nobel de la paix – et non de littérature ! – venant pourtant honorer un écrivain et un grand Témoin plus qu’un grand combattant pour les droits de l’homme.
Que celui, que celle, qui n’a encore jamais lu La nuit se fasse aujourd’hui un devoir de le lire ou d’en faire écouter cette version magnifique à ses amis, à ses enfants, car c’est un livre à tout jamais unique. Mais c’est avec le poème sacré, au souffle biblique, de Primo Levi ouvrant Si c’est un homme, que je terminerai :
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
Une belle initiative qui permet de transmettre sans oublier .Une interprétation juste…
Et dire que ce livre magnifique a failli ne jamais trouver d’éditeur, jugé trop « déprimant » !!
Sans remettre en doute le talent de la comédienne, étrange choix que celui d’une femme alors que l’on s’imagine, tout au long de la lecture, Elie Wiesel comme narrateur… Cela dit, là n’est pas le plus important, son parcours ainsi que ses engagements justifient ce choix. Simple souci d’identification.
Récit bouleversant et magnifique. L’entendre doit être d’autant plus touchant.