Madame Wiesel, chère Marion,
Cher président Maurice Lévy
Très cher François Gros,

D’Elie Wiesel je n’oublierai ni la voix, ni le chant, ni l’amitié qu’il me témoigna depuis 1982.

D’Elie, je n’oublierai pas, aussi longtemps que je vivrai, sa réponse à la question de Bernard Pivot le 16 septembre 1983 :

«– Quel miracle a fait que vous ayez survécu ?

– Pas de miracle. C’est un mot trop beau. C’est le hasard. Je n’ai rien fait pour. Mais il y a toujours en moi ce sentiment de culpabilité… parce que je sais que pour que moi je vive, quelqu’un a dû mourir.»

À Buchenvald, à l’aube crépusculaire de ce 29 janvier 1945, Eliezer Wiesel découvrait un homme sans visage à la place de son père emporté dans la nuit au crématoire.

C’est un immense honneur, cher Maurice Lévy, que vous me faites de m’inviter à parler ce soir aux côtés du Président Sarkozy, de Bernard-Henri Lévy, de Jack Lang, qui fut l’un de ses grands amis, de Haïm Korsia, d’Izio Rosenman… Réussirai-je, selon les mots de rabbi Yohanan, l’un des maîtres du Talmud, «à rendre parlantes les lèvres assoupies» d’Elie Wiesel, comme s’interrogeait Levinas ?

Une amitié de trente-cinq ans me lia à Elie Wiesel, à son action, à son œuvre, à son enseignement. Quel honneur sans pareil d’avoir publié de son vivant sept livres avec et sur lui depuis Le Mal et l’Exil et d’avoir dirigé l’unique – je dis l’unique – colloque consacré à son œuvre littéraire qui ait eu lieu en France, à Cerisy-la-Salle, en juillet 1995, saluée par le Président Jacques Chirac. Ce colloque eut lieu en présence d’Elie.

Voici soixante ans, Wiesel traduisit du yiddish en français la version originelle de La Nuit, Et le monde se taisait… pour l’apporter à François Mauriac, qui non seulement en écrivit la préface mais la proposa avec succès, après pas mal d’ échecs, à Jérôme Lindon, le patron des éditions de Minuit. Dans cette préface, Mauriac appelait les lecteurs futurs à être aussi nombreux que ceux du Journal d’Anne Frank.

Sauf aux Etats-Unis, on n’a pas vu les lecteurs espérés par le grand Mauriac.

En 2008, Elie me disait ces paroles que je rapporte dans nos derniers Dialogues[1] :

«Ma vocation d’écrivain, mes rencontres avec Mauriac, Chouchani, Levinas, tout cela pour moi, c’est la France. Je veux ajouter Jérôme Lindon […] et Paul Flamand, le PDG du Seuil. Aux Etats-Unis, je n’oublie pas ce que je dois à la France et je tiens à rappeler que je suis citoyen américain et écrivain d’expression française.»

La France, c’était aussi pour lui l’OSE.

Je veux donc dire ici l’importance de son œuvre littéraire, souvent minorée, composée d’une cinquantaine de volumes dont deux ou trois seulement traitent de son rapport direct avec son expérience concentrationnaire. Son œuvre est composée de pièces de théâtre, de romans où il traite de la guerre puis surtout de l’après-guerre et de thématiques aussi actuelles que la vengeance ou le sort des poètes dans les dictatures (dans Le Testament d’un poète juif assassiné) de la folie clinique et mystique (dans Le Crépuscule, au loin), de la maladie d’Alzheimer (dans L’Oublié), de la condition d’otage (dans Otage) et de sa survie après son triple pontage (dans Cœur ouvert, son dernier livre paru en 2010). Sous chacun de ses mots, on voit les flammes qui ont emporté son peuple.

Ses Mémoires et ses journaux occupent aussi une place importante, mais parmi tous ses livres, ses Célébrations constituent, à mon sens, la partie la plus intime de son être, de sa mémoire, de sa façon de comprendre et surtout d’aimer la tradition juive. Je nommerai Célébration hassidique et Célébration talmudique.

Quel est le cœur incandescent de son œuvre finalement depuis La nuit jusqu’à Cœur ouvert ? «Le mystère qui unit le père au fils et le fils au père – la mémoire ou la mémoire de la mémoire » disait-il en 1989 à Jacques Chancel. Il y avait chez lui quelque chose qui dépasse notre entendement, car il n’aurait pas voulu être contemporain de l’Holocauste, comme il disait dans les années 1970, sans en être un témoin direct. «L’Holocauste fut l’événement le plus extraordinaire, le plus important de notre histoire. Le seul événement qui puisse lui être comparé c’est le Sinaï, il y a 3000 ans. Puisqu’il y a un Holocauste, j’étais content d’être lié à cet événement[2]

On a beaucoup dit qu’Elie Wiesel était judéo-centré. C’est par ignorance. Tous les combats qu’il mena le prouvent. Dans Le Mal et l’Exil il me dit : «Nous disons qu’Israël est un peuple choisi ou élu, mais nous disons aussi que tout peuple a le droit de dire la même chose de lui-même. Chaque peuple peut être élu et se vouloir élu.»

Pourquoi Wiesel est-il à ce point méconnu dans la France d’aujourd’hui, lui qui était célébré et reconnu il y a encore dix ans ? En Sorbonne, posons la question de savoir d’où vient le silence qui entourent l’œuvre et le nom de Wiesel ? Est-ce dû à l’oubli, à l’hostilité ou, pire, à l’indifférence ? Le cardinal Lustiger parla de lui comme de «l’un des très grands théologiens de notre temps[3].» Mais notre temps n’a que faire des théologiens-poètes, de surcroît juifs…

Ma seconde constatation est celle-ci : sans doute aucun autre écrivain rescapé de la Shoah aura été à la fois plus honoré et en butte à autant de jalousies mais surtout d’injures, jusqu’à voir sa déportation mise en doute par les pires révisionnistes hongrois et français dans les années 2010, qui lui demandèrent rien de moins que de prouver qu’il était bien Eliezer Wiesel, et qu’il arbore son matricule tatoué à Auschwitz-Birkenau : A-7713 ! Quelle infamie !

Mon angoisse, je vous la livre : c’est que sa mémoire, son œuvre, sa voix, tout ce qu’il nous a transmis d’éternel en quelque sorte, ne tombent dans l’oubli, ce qui serait une double défaite de la pensée, d’une part pour la France, sa culture, son héritage millénaires dans lesquels passe bien sûr la sève hébraïque et juive depuis Rachi au moins, d’autre part, pour nous qui n’aurions rien fait pour sauver cette œuvre et ce nom de l’oubli. Je dis : la France a une dette vis-à-vis d’Elie Wiesel.

Il écrit dans Tous les fleuves vont à la mer : «Qu’adviendra-t-il de la Torah ?» Autrement dit : «qu’adviendra-t-il de la Torah si nous oublions de l’étudier ?» Mais qu’adviendra-t-il de son œuvre si nous oublions de la transmettre ?

Ce que je propose en conclusion c’est ceci : que nous tous, ici, avec Maurice Lévy, le Président Sarkozy, Bernard, Jack Lang et vous tous amis, nous signions une lettre ouverte à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, pour qu’il propose dans les programmes de 4e et 3e la lecture de La Nuit, ce qui aurait certainement été le vœu de François Mauriac que nous faisons nôtre.

Ainsi, serons-nous chacun d’entre nous dignes de l’amitié, de la confiance, du sourire que nous avons reçus d’Elie.


[1] Dialogues avec Elie Wiesel 1982-2012, suivi de Wiesel ce méconnu, Parole et Silence, 2017.

[2] Radioscopie avec Jacques Chancel, 26 juin 1970. INA.

[3] «Carmel d’Auschwitz. Les pièces majeures du dossier», La Documentation catholique, n°1991, 1er oct. 1989, p.27.

Un commentaire

  1. Il est deux combats que le camp des droits de l’homme ne peut décemment plus manquer. Deux guerres durant lesquelles il fera tout ce qui est en son impuissance pour éviter de répliquer par les armes adverses. Le double combat auquel nous ne nous déroberons pas va opposer notre homme en phase de construction, primo aux barghoutistes, secundo aux breivikiens. Les accommodements avec l’inhumain prévalant pour tous les modes opératoires terroristes, ces modes seront assimilés à des crimes contre l’humanité en ce qu’ils s’arc-boutent à un appareil théorique échafaudé sur la base de la déshumanisation de l’ennemi, — un funambule de gélatine roulant sur un seul et même bord de l’univers viable. Au-delà, on foule une zone inqualifiable que nos anciens se hasardèrent à symboliser sous la forme du feu rédempteur. En deçà, les camps de la mort polonais ne sont pas des camps juifs. Je répète. Les camps d’extermination nazis n’ont pas été conçus dans le but d’assouvir le désir de rédemption par suicide collectif d’une secte déicide ainsi que le suggèrent les négationnistes Dernière Génération, tirant leurs propres vers du nez des Arbeitsjudendont ils feignent d’ignorer 1) qu’ils avaient pour éminents voisins ces messieurs Höss, Clauberg ou Mengele ainsi qu’une fourmilière de gardiens, soldats et officiers de la Waffen-SS habilités à mitrailler du haut des miradors les prisonniers assaillis par un rêve d’évasion, 2) que ces rouages de l’innommable ignominie étaient coincés de deux manières très différentes derrière les barbelés du néant lorsqu’au sommet de la perversion antijuive, si, par malheur, un damné des damnés refusait de pousser dans le Krematorium le cadavre de son double après qu’il l’y eut traîné devant depuis la chambre à gaz, on le jetait au four vivant. Techniquement, au sens où un empire étend sa souveraineté aux frontières de ses terres de conquête, on dira des camps de Treblinka, Auschwitz ou Sobibor qu’ils furent des multinationales délocalisées sur un territoire colonisé par l’Allemagne, province du Troisième Reich dont le peuple soumis aux pillages systématiques n’en aura pas moins été pour partie collaborationniste. L’histoire de la Pologne, dès l’instant qu’elle recoupe l’histoire d’une nation, ne saurait prendre une direction unique. Son destin, autrement dit, les choix dont elle sera irréversiblement comptable, ne se laisseront pas confondre avec ceux d’un simple gouvernement républicain, glorieusement exilé à Angers, puis à Londres, de même que l’état de la France n’aura strictement rien à voir avec l’exosquelette poudreux d’un poltergeist au moment où celle-ci prendra la décision tragique de se couler dans le formaldéhyde pétainiste. Cela dit, le Generalgouvernement Polen se verra, dès octobre 1939, flanqué d’un Reichsleiter ayant pour nom Hans Frank. Les Polonais seront alors déchus de leur citoyenneté en même temps que de leur souveraineté, perdant du même coup l’intégralité des droits y afférents. Lors du programme Lebensborn, les Allemands soumettront des enfants, évidemment non juifs, à des batteries de tests ayant en vue la fabrication d’une race supérieure. Les sangs mêlés, mais aussi les sujets maigrichons, sans compter les porteurs de fardeau héréditaire comme le gène de la myopie, seront éliminés telle une portée de chiots truffiers derrière la bergerie aryenne. Le chloroforme ne faisant pas effet, il arrivera qu’après ensevelissement sommaire, la terre se soulève en grondant pendant une demi-heure avant que de finir par s’immobiliser. Nous ne desserrerons pas les mailles du filet jusqu’à laisser passer entre elles le simple exécutant des massacres d’Oradour-sur-Glanes, mais à l’inverse, nous ne permettrons pas au sommet de l’organigramme islamonazi de se planquer dans l’ombre d’une microsociété hors-ciel. La Troisième Guerre mondiale est la deuxième qui oppose le monde libre au fascisme. Si nous voulons sauver ce qui peut l’être encore, faisons tomber les masques d’Amour, du bas au haut de l’échelle du crime contre l’humanité. Le totalitarisme appelle toujours à une réSolution finale. Torquemada chante Leonard Cohen? Laissons-le faire et il n’y aura bientôt plus que lui et ses suivantes pour pouvoir le chanter.