Samedi prochain, « Hôtel Europe » pose ses tréteaux au festival de Spoleto, en Ombrie, dans ce Festival des Deux Mondes où sont passés, avant lui, tout ce que le cinéma et le théâtre transalpins et mondiaux comptent de splendeurs. « Hôtel Europe » ? On se souvient, voilà un an quasiment jour pour jour, de sa création à Sarajevo : quoi de plus sensé, puisque, précisément, la pièce se passe dans la capitale martyre, cette Troie honteusement assiégée, où régnait avant la guerre cet esprit de Musil, de la Cacanie, les délices de l’esprit européen cohabitant sous les minarets d’un peuple musulman. La pièce a ensuite fait sa saison à Paris, ce qui là encore paraît évident, tant les têtes de turc d‘Hôtel Europe s’appellent Marine Le Pen et ses amis ; on l’a retrouvée par deux fois en Ukraine, où entre son message (l’Europe, en tant qu’idée, noud de force idéologique donnant la liberté, la Raison, une citoyenneté éclairée) et celui de la Révolution du Maïdan, s’établissait une affinité élective bizarrement bienvenue. Mais, me direz-vous, pourquoi (ou pourquoi pas) l’Italie ? Voici trois bonnes raisons de faire donner (et aller voir) « Hôtel Europe » sous le ciel de Dante.
On dit parfois – avec un peu de paresse – qu’en matière de sciences politiques, il se passe en Italie ce qui se passe ensuite, vingt ans plus tard, en Europe, de la naissance du fascisme à la normalisation du parti communiste, ou, plus tard, cette forme incroyable de politique-spectacle et d’oligarchie déliquescente que fut le Berlusconisme. Et, il est vrai qu’à regarder aujourd’hui la scène politique italienne, on est surpris par l’absence de toute inertie, la vitesse de recomposition des galaxies partisanes, le rythme ahurissant où sombrent les vieux éléphants jadis intouchables. Les électeurs italiens n’ont absolument aucun complexe à faire passer du Capitole à la Roche Tarpéienne leurs anciennes idoles, à voter pour des partis qui n’existent même pas encore, à faire élire des leaders inconnus la veille. C’est ce qui se passe, depuis trois ans, en Italie, et, à la fin du fin, il ne reste, dans cette arène, que deux hommes, qui se sont copieusement affrontés lors des dernières élections régionales partielles : Matteo Salvini, le jeune et nouveau leader de la Ligue du Nord (partenaire du Front National au Parlement de Bruxelles) et Matteo Renzi, le jeune et nouveau leader de la gauche italienne, convertie au libéralisme. Soit, face à face, dans un champ politique italien où jadis le parti communiste et la démocratie-chrétienne faisaient la loi – deux forces absolument rayées de la carte en moins de vingt ans – le populisme anti-européen autour duquel s’agglomère la droite, et, une nouvelle gauche, libérale, pro-européenne, post-marxiste. Le tout sous les yeux d’une troisième force : le Mouvement Cinq Etoiles, qui agglomère cette forme d’anarchisme plus ou moins joyeux et émancipateur, en tous cas porteur d’une demande d’horizontalité dans ces institutions trop vieilles, et qui est l’un des défis à la pratique politique contemporaine, lubie moderniste et pro-internet mise à part. Ainsi, l’Italie, avec une vitesse, encore une fois, inédite, a remplacé la langue ancienne de son histoire politique pour poser les trois bonnes questions auxquelles font face les démocraties du continent : Europe ou nation ? Aristocratie partisane ou agora connectée ? Libéralisme mondialisé ou voie spéciale d’autonomie ? Trois des axes de réflexion de l’Hôtel Europe, cette pièce qui prend la démocratie européenne à bras-le-corps. Et rien, à vrai dire, dans l’actualité politique du continent, n’est plus passionnant que la scène politique italienne.
Et puis, il y a bien sûr, la question des migrants. Il y a cette île de Lampedusa, qui est dans « Hôtel Europe » si présente, puisque le texte rappelle la vraie légende, qui dit en substance que la princesse Europe, emmenée par un Zeus aux traits de taureau, franchit la mer, passe de l’Asie à la Crète, comme ce geste que désespérément, ceux qui rêvent d’elle, Europe, entreprennent, bien des milliers d’années plus tard, en s’entassant dans des esquifs sordides. Il y a cette question des migrants, qui pousse silencieusement, honteusement, la France à réinstaller des frontières à Vintimille, le village connu dans la mémoire nationale pour figurer dans un film culte où, face à un Bourvil ahuri, apparaît le parangon du douanier crétin. Il y a ces Érythréens et ces Soudanais, fuyant les pires dictatures d’Afrique, une saignée migratoire prenant des proportions ahurissantes pour leurs pays et modestes pour le nôtre, tant et si bien que nulles raisons soi-disant économiques ne peuvent expliquer pourquoi deux ou trois mille réfugiés détruiraient la France. La question des migrants qui, et on pense à Sartre et Aron unis pour sauver les boat-people, n’intéresse rigoureusement personne parmi les intellectuels, qui ont, visiblement, d’autres priorités, défendant le latin et le grec, ces déclinaisons qu’on assassine, ces désinences qu’on massacre en silence… Ils ont donc oublié que Saint-Augustin était évêque d’Hippone, qu’on parlait latin à Carthage et de l’autre côté du rivage, ils ont donc oublié le plus bel héritage de Rome et d’Athènes, non seulement leurs langes, mais une identité (une solidarité?) méditerranéenne… Bref, il y a ces questions des migrants où l’Italie fait tant et la France si peu, cette question des migrants qui fait justement s’indigner le pape François. Le souverain pontife, qui, pour le coup, ne démérite pas de son haut patronage, puisque François d’Assise était le chantre même de la bonté humaine… Et de Assise, et ses églises blanches, à Spoleto, et son festival de théâtre, il n’y a que quelques ifs, et encore moins de collines…
Et, enfin, il y a ce festival des deux mondes de Spoleto. Deux mondes, pour l’européen et l’américain. Et, quelle meilleure résonance au texte de Bernard-Henri Lévy ? Si l’on ne devait l’écouter que pour une seule chose, ce serait pour avoir l’occasion, en 2015, d’entendre une ode au cosmopolitisme, d’entendre les mots de Husserl, sur la double malédiction du natal et du national… or qu’est ce que Spoleto, si ce n’est la croyance que par le brassage, l’art, se forgent des valeurs universelles, une mise à jour des échos traversant les mémoires, les cultures de deux pays éloignés sur les planisphères mais proches selon la littérature ? Qu’est-ce que Spoleto, si ce n’est cette part bénie de l’Italie des universités et de l’humanisme, de la mémoire des textes transeuropéens, l’Italie des ducs français et des princes autrichiens, des érudits et des poètes ? L’Italie, avec ses duchés baroques et son souvenir romain d’une Europe unique, qui fut peut-être le creuset de l’Europe ? L’Italie de De Gasperi, du tragique des frontières, de l’irrédentisme, puis, en réaction, de l’espoir communautaire ? Un homme d’Etat piémontais avait, dit, jadis, après la lente et houleuse réunification de l’Italie, après le Risorgimento : « Nous avons fait l’Italie, il faut faire les Italiens ». En somme, après les institutions, forger, par l’école et la politique, l’esprit d’un peuple. Hôtel Europe nous montre que si nous avons (mal et trop peu) fait l’Europe, il faut avoir le courage de faire des Européens…