La place triangulaire de Santo Stefano, ou la « piazza delle Sette Chiese », la place aux sept églises, au centre de Bologne avec son enchantement irrésistible. Sur un côté, la façade de la basilique, cet enchaînement unique de sept églises qu’on parcourt toujours ébahi devant tant d’étrange beauté, les deux autres côtés flanqués d’élégants portiques. Et lorsque la lumière dorée de fin d’après-midi caresse les visages, les pierres et les songes, les terrasses où accourent jeunes et moins jeunes, Bolonais et flâneurs venus de loin, sont des aimants qu’on ne peut quitter. Cette place se trouve à proximité du domicile de Romano Prodi. Pour de multiples raisons intimes, cet endroit a une valeur centrale, et plus que jamais depuis juin dernier, dans l’imaginaire de celui qui est aujourd’hui la personnalité la plus respectée et la plus écoutée de la ville, mais aussi bien, avec le président de la République Sergio Mattarella et Mario Draghi, l’incarnation d’une Italie ambitieuse et ouverte à l’Europe et au monde. Siège de l’une des toutes premières villes universitaires qui n’a cessé d’accueillir au cours des siècles ce que la pensée européenne a eu de plus passionnant et innovant, Bologne suscite un attachement viscéral chez celui qu’on surnomme « Il Professore ».

À l’âge de 84 ans, l’économiste, l’ancien président de la Commission européenne (1999-2004) et l’ancien président du Conseil italien (1996-1998, puis 2006-2008) n’est pas dans la nostalgie. Si, avec plaisir, humour parfois et bienveillance toujours, il apprécie de rappeler, en les parsemant d’anecdotes, certaines rencontres qui l’ont marqué au cours de décennies passées au sein des plus hautes instances économiques et politiques internationales, Romano Prodi est ancré dans le présent, réfléchit à demain et porte sur l’Italie et le monde un regard toujours aussi vif et pointu. Et l’Europe reste sa grande passion. Son avenir le préoccupe, la servir d’une façon ou d’une autre est sa mission. Sa connaissance des pays du sud de la Méditerranée, de l’Afrique et du Moyen-Orient l’amène à une conclusion sans appel : l’Italie et l’Europe ne peuvent plus tourner le dos au Sud. L’espace culturel et géopolitique méditerranéen est crucial pour notre avenir. La vision qu’il porte pour en faire une région d’échanges, de développements intellectuels et économiques, de paix est à la fois simple et révolutionnaire.

Christian Longchamp : Il y a quelques jours, vous avez fait une apparition très remarquée à la Cesena Fiera, dans le cadre de journées d’études du Parti démocrate intitulées « Energia Popolare » et organisées à l’instigation de Stefano Bonaccini, gouverneur de la région Émilie-Romagne, candidat favori mais battu par Elly Schlein lors de l’élection du nouveau secrétaire du parti il y a quelques mois.

Cette belle ville reste marquée encore par les inondations terribles qui ont touché l’Émilie-Romagne au mois de mai dernier. Cesena, ville au centre de laquelle se trouve un des plus remarquables témoignages de l’humanisme de la Renaissance : la Biblioteca Malatestiana, première bibliothèque civique en Europe, ouverte au milieu du XVe siècle, un haut lieu de l’étude, de la pensée, de la confrontation avec des domaines du savoir religieux aussi bien que profane, une basilique de l’intelligence et de la recherche. Un des lieux à partir desquels un monde nouveau est apparu. Ce n’est pas sans raison que je rappelle cet endroit au moment où nous débutons cette conversation, car c’est précisément pour parler d’un projet extraordinaire, que vous portez depuis des années, que je suis face à vous aujourd’hui : la création d’une « Università del Mediterraneo » dont l’ambition est de modifier en profondeur les relations entre étudiants et intellectuels du sud et du nord de la Méditerranée, et plus largement de favoriser l’émergence de relations, d’échanges, de projets intellectuels communs entre des rives que tout éloigne aujourd’hui. Une nouvelle figure d’humaniste pourrait apparaître sous condition, à nouveau, que l’étude, la pensée et la curiosité pour la différence en soient au principe.

Mais je souhaiterais que nous revenions tout d’abord sur votre intervention de Cesena, la première depuis fort longtemps dans le cadre d’un événement du Parti démocrate, et dont la presse italienne a souligné la hauteur de vue. Pourriez-vous nous donner les principaux points que vous avez évoqués à cette occasion ?

Romano Prodi : Je voudrais commencer par évoquer un événement de ces derniers jours qui confirme selon moi ce que j’ai pu dire à Cesena au sujet de la politique internationale, je veux parler du coup d’État à Niamey et la chute du Niger dans le groupe des pays hostiles à la France. C’est extrêmement préoccupant pour le pays, ça l’est tout autant pour nous. Cela confirme à la fois l’influence considérable de la Chine et de la Russie sur le continent africain. Instrumentalisée ou non, la foule brandissait aussi bien des slogans anti français que des drapeaux russes.

Je connais bien l’Afrique. Aujourd’hui la relation de la France avec de nombreux pays de la région est très difficile. Au point que ça en est impressionnant. En peu d’années, quelque 5 000 mercenaires du groupe paramilitaire Wagner, avec l’aval du Kremlin — il n’y a aucun doute là-dessus –, ont conquis la moitié de la Libye, le Mali, dont la surface est deux fois plus grande que celle de l’Italie, le Burkina Faso et la République centrafricaine, même si des forces françaises y sont toujours. Aujourd’hui le Niger. Et il y a une grosse préoccupation pour le Soudan. Comme délégué de l’ONU, j’ai pu noter qu’au Mali, bien après l’indépendance, tout était français, tout, des toilettes à l’université. Aujourd’hui, la France, qui a un pouvoir économique dans le pays, est toujours vue comme un État colonisateur.

La situation est explosive. Et qu’avons-nous vu à Saint-Pétersbourg lors du deuxième sommet Afrique-Russie il y a quelques jours ? Même si les quarante pays présents lors du sommet précédent ne s’étaient pas tous déplacés, Vladimir Poutine a signé des accords de coopération militaire avec de nombreux pays africains.

La France risque de perdre le Sahel. Il n’y a qu’une réponse à apporter à cette situation et elle ne peut être qu’européenne. L’Europe doit s’y engager. Elle n’a pas le passé colonial de la France. Psychologiquement, aujourd’hui, cela change considérablement.

C.L. : Une réponse européenne, comme il ne peut y avoir qu’une réponse européenne aux défis que posent aujourd’hui les États-Unis et la Chine ?

R.P. : Absolument, c’est essentiel. Dans le contexte international très préoccupant que nous observons, les États-Unis sont confrontés à un « ennemi » géopolitique qui a une politique étrangère fondamentalement différente de la sienne. La Chine suscite de l’angoisse dans les démocraties occidentales et cela vient en partie de sa politique étrangère déterminée. Comme il manque à la plus grande puissance industrielle au monde la matière première dont elle a besoin, la Chine va où elle trouve ses intérêts, elle va où d’une certaine manière elle doit aller. Depuis quatre décennies, la Chine change la face du monde en raison de nécessités qui découlent de sa nature. Lors de mes premiers échanges bilatéraux, je voyais les Chinois, tout communistes qu’ils étaient, curieux, intéressés par l’Europe, par l’aventure de l’euro. Je voyais même une forme d’admiration pour la démocratie. Aujourd’hui plus du tout. Tout a changé. La Chine est un défi d’un point de vue économique et stratégique. Durant la décennie qui a précédé le Covid-19, la Chine a eu une croissance économique de l’équivalent d’une Russie par année ! Et la Chine, pour revenir un instant à l’Afrique, est désormais dans plus de cinquante pays du continent.

Les États-Unis, quant à eux, demeurent de loin la première puissance au monde. Ils exportent des biens, de l’énergie et… la démocratie. Leur indépendance économique et surtout la démocratie ont comme conséquence de modifier souvent de façon spectaculaire la politique extérieure de Washington. Nous faisons la guerre en Irak, puis on rapatrie les corps des soldats morts, alors on change de politique. Même scénario en Afghanistan. L’opinion publique change, la politique change. Opposition complète avec la politique étrangère chinoise. Pour les alliés des Américains, ces changements peuvent être angoissants et déstabilisants. Prenez les Bush, amis-ennemis, ils étaient toutefois des fils de l’Europe ; Clinton qui est devenu avec le temps un europhile convaincu ; Obama pour lequel il n’ y a pas de différence entre Copenhague et Singapour ; Trump qui est structurellement, intellectuellement, économiquement et politiquement un ennemi de l’Europe ; Biden qui, avec la guerre et l’aide de l’OTAN, a ravivé une idée politique de l’Europe mais qui, au niveau économique, poursuit à l’égard de ses alliés la même agressivité de Trump lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts des entreprises américaines.

Nous ne pouvons pas être les vassaux des États-Unis. C’est-à-dire des alliés qui ne comptent pas. Il y a une autre voie possible : des alliés fidèles mais capables d’élaborer leur propre politique unitaire et de définir leurs propres intérêts.

Aujourd’hui, la force diplomatique de l’UE ne correspond pas à sa force économique. Plusieurs éléments l’expliquent. À Bruxelles, l’affaiblissement du pouvoir de la Commission européenne au profit du Conseil européen, au cours des années 2000, c’est-à-dire au profit d’une nationalisation de l’Europe, en a été une des causes majeures. Et il est souvent sous-évalué. Cela correspond à un affaiblissement grave. Avec pour conséquences la difficulté, voire l’impossibilité d’adopter de grandes décisions stratégiques en raison d’impératifs nationaux. C’est l’âme du projet européen qui a changé.

C.L. : Une Europe par ailleurs qui connaît une guerre majeure pour la première fois depuis 1945 ?

R.P. : Aujourd’hui la guerre a changé l’Europe. En Allemagne, après soixante-dix ans d’opposition à l’armement du pays, en un jour, tous les partis se sont accordés sur un budget militaire qui est deux fois supérieur au budget militaire français. La Pologne cherche à apparaître comme le « fils aîné » des États-Unis, ce qui peut constituer un problème majeur pour l’indépendance de la politique européenne.

Que faut-il faire alors ? me demandent des amis français. Je leur réponds ceci : la France possède les clés de l’avenir de l’Europe. La France peut en un jour transformer l’Europe en une puissance : en offrant à l’UE son poste au Conseil de sécurité, et donc son droit de veto, et en mettant son arme nucléaire au service de l’Europe. C’est irréaliste, j’en suis conscient, et pourtant je le pense. Cela changerait tout. Aujourd’hui, ce n’est pas possible, ou disons que c’est très, très difficile.

Par ailleurs, comment ne pas être accablé par le fait qu’aucune proposition diplomatique commune de l’Europe ne soit apparue depuis bientôt dix-huit mois pour un règlement pacifique de cette guerre terrible imposée par la Russie. La Turquie a été une force médiatrice, même le Vatican. L’Europe, non. Ce n’est pas l’Europe que nous voulons.

C.L. : L’Europe que vous souhaitez doit être animée de projets visionnaires. Parlons donc dans le détail de celui que vous portez depuis longtemps et que vous avez présenté récemment à la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen : votre projet d’Université méditerranéenne. J’aimerais que vous nous en présentiez tout d’abord les grands principes.

R.P. : Commençons par ceci : si nous ne développons pas de projets ambitieux en collaboration avec la rive sud de la Méditerranée, l’Europe est finie. Simplement finie. J’en suis convaincu. Ce projet a pour objectif la création de centres universitaires mixtes, paritaires, parmi les universités de la côte européenne et les universités de l’espace moyen-oriental et arabe de la Méditerranée. Attention, l’idée n’est pas de créer une université française ou italienne à Beyrouth ! Non, l’idée est de s’appuyer sur des structures existantes pour se projeter dans l’avenir.

En 2002, lorsque j’étais président de la Commission européenne, en raison de l’opposition de la Grande-Bretagne et de pays du nord de l’Europe qui considéraient que cette initiative n’engendrerait qu’un gouffre financier, ce projet n’a pas même été discuté. Aujourd’hui le cadre a progressivement évolué et la situation géopolitique a changé radicalement.

La frustration européenne de ne pas être un protagoniste de la paix dans le monde méditerranéen s’accompagne de la conscience que le processus de dégradation produit des tragédies toujours plus grandes, avec des conflits armés et des migrations considérables, une illégalité endémique, une expansion du terrorisme. À cela s’ajoute la conviction partagée par beaucoup de l’importance du bassin méditerranéen pour une construction réussie, équilibrée de l’UE.

Dans ce projet devraient s’engager de nombreux et différents instituts universitaires. Et ce projet pourrait intéresser plusieurs dizaines de milliers d’étudiants par année.

Les pays qui devraient s’engager sont la France, l’Espagne, la Grèce, le Portugal et l’Italie, mais aussi Malte, Chypre et d’autres pays de l’Adriatique, la Croatie et l’Albanie qui seraient, j’en suis convaincu, ouverts à cette idée.

C.L. : Pouvez-vous préciser de quelle façon cette « Università del Mediterraneo » serait structurellement organisée ?

R.P. : Elle serait composée de plusieurs centres universitaires. Chacun de ces centres serait un consortium formé par deux universités, une sur la rive sud et l’autre sur la rive nord de la Méditerranée. Chaque centre universitaire serait donc composé de deux campus, un au sud et un au nord de notre mer commune.

L’idée n’est donc pas de déplacer les universités italiennes ou françaises en Tunisie ou en Libye. Le projet est plutôt d’inventer des structures académiques avec un seul siège divisé entre le Sud et le Nord. Avec un même nombre d’enseignants, un même nombre d’étudiants dans les deux campus de chaque centre universitaire, et l’obligation pour les étudiants de fréquenter durant le même nombre d’années les deux campus.

J’insiste sur ce point, une parité absolue serait donc nécessaire par centre universitaire : deux campus, même nombre d’enseignants dans le Sud et dans le Nord, même nombre d’étudiants, même nombre d’années passées dans chaque campus. Pour être plus concret, imaginons des centres universitaires qui associeraient Tobrouk et Lecce, Casablanca et Naples, Alger et Séville, Le Caire et Marseille, Marrakech et Athènes, Tanger et Dubrovnik, etc.

C.L. : Dans un projet d’études supérieures qui associe des étudiants de cultures, religions, pratiques politiques différentes, des obstacles pourraient rapidement apparaître insurmontables pour certaines disciplines universitaires…

R.P. : Ce projet n’est viable dans un premier temps qu’à la condition de se concentrer sur les disciplines scientifiques et appliquées, sur la médecine, l’agriculture, la physique, les mathématiques, la chimie, etc., et éventuellement sur l’économie, mais attention, c’est une discipline qui pourrait être perçue par certains comme trop « politique ». Il nous faut exclure toute possibilité de controverse. Mettons le projet en place et dans une deuxième phase, si toutes les conditions sont réunies, la confiance avant tout, alors nous pourrons imaginer ouvrir cette Université méditerranéenne aux sciences humaines. Mais il ne faut pas se presser sur ce point. L’essentiel est la confiance partagée et l’exclusion de ce qui pourrait être ressenti comme étant de l’idéologie. Personne ne veut convertir qui que soit ! Nous devons créer les conditions qui nous permettent de vivre ensemble avec nos différences. En conservant nos différences.

C.L. : Difficile de ne pas voir la double nature de ce projet. Il est à la fois intellectuel et géopolitique…

R.P. : Il est clair que les éléments de déstabilisation sont nombreux en Afrique. Nous avons évoqué certains pays du Sahel. La Chine et la Russie sont désormais très présentes sur le continent, mais n’oublions pas la Turquie qui rêve de retrouver une aire d’influence. Ces trois puissances se nourrissent de nos divisions. Elles profitent des politiques contradictoires des pays européens dans le sud de la Méditerranée pour développer leurs intérêts. Dans ce contexte, souder les pays méditerranéens dans un projet qui soit à l’avantage de tous, et notamment des pays européens, est primordial.

Compte tenu des avantages majeurs dont nous pourrions tirer dans la durée de tels rapprochements académiques, de telles relations de confiance, le financement de cette Université ne doit pas être un obstacle. La Commission européenne pourrait prendre en charge, par exemple, deux tiers du budget. Le tiers restant serait à charge de chaque centre universitaire, pour deux tiers par les universités européennes et pour un tiers par les universités du Sud. Tout serait supervisé par un fonds géré par la Commission et sous la supervision d’un Conseil des recteurs. Chaque centre universitaire pourrait recevoir par ailleurs un financement public ou privé spécifique.

Une question majeure reste celle de la langue de l’enseignement. Une langue spécifique par centre universitaire pourrait être une solution. Bon, maintenant soyons lucides, les problèmes sont nombreux. J’ai eu des retours très positifs des ambassadeurs algérien, tunisien et de beaucoup de représentants de nombreux pays. Et pour donner vie à une telle initiative internationale, il faut de la diplomatie. La diplomatie est l’art de parler avec celui dont nous n’approuvons pas les actions et dont nous ne partageons pas les idées. Parler avec saint François, tout le monde peut le faire. Avec le loup, c’est une autre affaire…

C.L. : Quel est pour vous le nombre de centres universitaires qui permettrait un développement ambitieux de cette université ?

R.P. : L’idéal serait de créer une vingtaine-trentaine de centres universitaires sur une période de dix-douze ans. Imaginez plus d’une quarantaine de campus autour de la Méditerranée engagés dans une telle aventure ! Cela signifie quatre ou cinq universités italiennes, quatre ou cinq universités françaises, quatre ou cinq en Espagne. La présence de ces trois pays est la condition du succès de cette initiative. Combien d’étudiants pourraient bénéficier de cette opportunité de se grandir intellectuellement et personnellement dans des contextes culturels et linguistiques différents ? 500 000 sur quinze ans ? Imaginez un instant ce que cela peut apporter à notre avenir.

C.L. : Avez-vous le soutien de l’actuelle présidente de la Commission européenne ?

R.P. : Oui, mais de manière informelle à ce stade. Le maire de Florence porte également ce projet. J’ai choisi Florence parce que c’est une ville connue dans le monde entier pour son engagement pour la paix et elle n’est pas en compétition pour accueillir un de ces sièges universitaires. J’ai choisi Florence pour m’aider dans cette lente diplomatie. J’en ai parlé au ministre italien des Affaires étrangères, au ministre de l’Éducation de l’université italienne qui était assis à votre place il y a quelques jours. Il est de Bologne, lui aussi, ce qui peut aider d’une certaine manière. Les réactions sont toujours positives jusqu’à présent. Mais est-ce que cela sera suffisant ?

Il est certain que la possibilité de faire connaître l’existence de ce projet dans les milieux intellectuels parisiens par l’intermédiaire de cet entretien est extrêmement important. Cet article dans La Règle du jeu peut être d’une aide colossale. Cela « déprovincialise » cette initiative.

Créons ensemble un nouvel esprit méditerranéen fondé sur les jeunes. Au plus vite. En évitant la moindre touche de néocolonialisme. C’est une initiative européenne, oui, mais qui devra se développer dans une totale parité.

C.L. : Des côtes libyennes ou tunisiennes arrivent aujourd’hui des migrants désespérés en quête d’un avenir en Europe. Parmi ceux-ci sans doute quelques étudiants, voire des femmes et des hommes qui ont suivi des formations universitaires complètes. Cette Université de la Méditerranée offre des opportunités d’études et plus largement de développements individuels qui tranchent avec ce que nous observons aujourd’hui. Pour s’en tenir à la situation actuelle, avez-vous le sentiment que parmi ceux qui arrivent sur les côtes italiennes, certains ont un attrait particulier pour l’Italie ou est-ce que c’est avant tout l’Europe qui leur fait prendre des risques mortels ?

R.P. : Je vous le dis honnêtement : l’Italie en tant qu’Italie intéresse dans une moindre mesure. Ce qu’ils veulent c’est l’Europe. Certains restent sur notre territoire et y font leur vie. Difficilement. Mais beaucoup pourrait être fait pour mieux les accueillir et les intégrer. Et j’ajoute ceci : nous ne pouvons pas être un pays où un étudiant étranger qui réussit ses examens finaux, le jour de la remise des diplômes, perd le droit de rester sur le territoire. Il doit s’enfuir. Pendant au moins quatre ans, il a pu étudier et vivre en Italie. Mais il doit partir parce qu’il n’a plus de droits. C’est la folie de la politique. Une folie qui a un grand succès politique. La seule catégorie intéressante d’étrangers pour les Italiens, ce sont les soignants. Avant tout ceux qui s’occupent des personnes âgées. Comme il y a un besoin dans chaque famille, ils bénéficient d’un statut symbolique différent. Les autres étrangers vivent sur notre territoire sous une pression continue.

C.L. : C’est avec l’Italie que je souhaiterais que nous terminions cet entretien. Des gouvernements de coalitions hétéroclites ont gouverné le pays durant des années, des gouvernements auxquels le Parti démocrate a participé. Aujourd’hui, Giorgia Meloni dirige un gouvernement où se retrouvent les trois forces de droite à l’exclusion de toute autre. Ces coalitions répétées ont-elles fragilisé la démocratie au point de favoriser l’arrivée au pouvoir d’un parti populiste d’extrême droite, désormais le premier parti en Italie ?

R.P. : Les gouvernements de coalitions et les faiblesses des partis traditionnels ont imposé une gestion au quotidien des pays aux dépens d’une politique globale. Dans ces conditions, l’aujourd’hui domine toujours sur le demain. Nous sommes désormais confrontés à de grands défis. Il nous faut profiter de notre situation actuelle pour développer une réflexion générale sur le monde en mutation. Elle nous permettra enfin de définir un projet politique.

Je n’ai rien contre les politiques de compromis. Les compromis sont nécessaires en politique. Mais en politique, lorsque nous n’avons que des compromis, nous perdons l’âme du pays. Nous sommes confrontés aujourd’hui à des problèmes qui sont nés de solutions consécutives de ces petits compromis.

Nous devons inventer une idée partagée de l’Italie et de son futur.

Pour ce qui est du populisme, oui, il n’est pas arrivé par hasard. Nous avons déploré à maintes reprises son émergence. Mais attention, le populisme ne vient pas de nulle part. Le populisme est le refuge du peuple qui ne trouve pas « casa », qui n’a plus de maison. Il est certain que jusqu’à présent il ne l’a pas trouvée dans le PD. Ce parti a perdu en quinze ans la moitié de ses électeurs. Aujourd’hui, nous devons réfléchir au moyen de reconstruire un rapport avec le pays, reconstruire une « casa » pour accueillir les Italiens. Pour cela, il faut un projet sur le long terme.

Le PD doit parler avec tous les Italiens. Il doit affronter les raisons du déclin de notre pays et indiquer le chemin vers la renaissance.

Nous ne pouvons continuer à être un parti résigné dans un pays résigné. Nous devons nous connecter avec toutes les associations engagées dans la vie civile, les « think tanks » qui travaillent à l’élaboration de projets alternatifs. Il faut impérativement privilégier une fertilisation du parti par tous ceux qui devaient lui être proches mais qui s’en détournent. Sans cette richesse, le parti est mort. C’est ce que j’ai nommé à Cesena un « réformisme révolutionnaire » ou un « radicalisme doux ». Une synergie entre réformisme et radicalisme. Le PD a une possibilité historique de devenir le cœur de la transformation future du pays. Mais il lui faut une force et un esprit unitaires qui lui ont trop souvent fait défaut. Le temps est venu de concevoir « un’idea del paese », une conception de l’Italie.

C.L. : Cela fait plus de dix mois que Giorgia Meloni est présidente du Conseil. À ce titre, elle s’affiche avec un large sourire à Bruxelles, au G7, à Washington récemment. Qu’y a-t-il derrière ce sourire de façade ? Êtes-vous toujours aussi inquiet ?

R.P. : L’Italie a un don pour inventer les grands changements politiques avant les autres — Mussolini a été le professeur d’Hitler, Berlusconi a été celui de Trump, le Mouvement 5 étoiles a été le maître du populisme européen. L’Italie est un étrange pays, fragile, marginalisé parfois, mais avec une sensibilité politique extraordinairement forte. Désormais Meloni dirige le pays. Évidemment, j’étais inquiet et je suis encore très inquiet. Mon analyse a toujours été celle-ci : la nouvelle Première ministre ne peut pas se permettre de trop danser en dehors de la scène. Elle a donc nommé un ministre des Affaires étrangères atlantiste, un ministre de l’Économie, qui est un européen convaincu. Voilà pour le macro. La politique étrangère et l’économie. Pour le reste ? Comme on dit familièrement, le gouvernement va faire « carne di porco ». Tout va y passer. Rien ne sera laissé à l’écart. Tout va changer de manière spectaculaire : à la tête des grandes administrations, à la RAI, dans la santé, dans la culture, etc. Cela va transformer en profondeur le pays. Il y a des raisons d’être inquiet, oui.

Traduit de l’italien par Christian Longchamp.