Une étrange apathie a gagné le centre de Rome en ce lendemain de victoire électorale spectaculaire de Giorgia Meloni et son parti Fratelli d’Italia lors des élections parlementaires du 25 septembre. Une apathie à l’unisson du calme inattendu qui a suivi les résultats la veille au soir. Les bureaux de vote ferment tard lors des élections en Italie et les premiers résultats ne sont tombés qu’après 23h. Aucune manifestation de joie, aucun appel à la résistance dans les rues. Est-ce du fatalisme, de l’indifférence ou une satisfaction secrète ? Un nouveau chemin incertain, difficile et inquiétant s’ouvre pourtant sous les pas de ce pays cofondateur de l’Union européenne : les Italiens ont souhaité qu’un parti post-fasciste prenne démocratiquement le pouvoir. 

Sur la terrasse de Rosati tout d’abord, piazza del Popolo, un bar que fréquentaient en leur temps Alberto Moravia, Elsa Morante, Italo Calvino, Pier Paolo Pasolini, Federico Fellini et d’autres artistes et intellectuels qui nous ont tant fait aimer l’Italie ; dans les bureaux de la société de production Stand by me, ensuite, dans le quartier de Prati aux belles façades du tout début du Novecento, où il termine la postproduction d’un documentaire consacré à la Marche sur Rome qui sera diffusé sur la RAI le 28 octobre, le jour anniversaire du centenaire de cette date funeste pour l’Italie, nous avons longuement évoqué avec Ezio Mauro, le grand journaliste et intellectuel italien, l’importance de cet événement qui impactera non seulement l’avenir de l’Italie mais celui de l’Union européenne.

Ezio Mauro s’exprime avec précision et élégance. D’origine piémontaise, il a mené une carrière de journaliste prestigieuse comme correspondant à Moscou pour la Repubblica au moment de la Chute du mur, comme directeur de La Stampa, puis comme directeur de La Repubblica, durant vingt ans, à la suite du retrait du fondateur mythique Eugenio Scalfari qui l’a choisi pour lui succéder, position qui lui a valu de mener un combat féroce contre Silvio Berlusconi dans les années où celui-ci était au plus haut dans l’opinion italienne. En tant qu’éditorialiste, il est désormais l’une des signatures les plus respectées de ce grand quotidien européen qu’est La Repubblica. Ezio Mauro a par ailleurs publié plusieurs livres importants dont Babel avec Zygmunt Bauman, La dannazione. 1921. La sinistra divisa all’alba del fascismo ou encore Lo scrittore senza nome. Mosca 1966 : processo alla letteratura consacré à l’écrivain et traducteur Iouli Daniel broyé par la machine communiste en 1966 lors du procès qui sonna comme le retour à l’obscurité en URSS après l’espoir du dégel khrouchtchévien, Iouli Daniel qui, à la différence d’Andreï Siniavski qui partagea avec lui le banc des accusés lors de ce procès où ils furent accusés de propagande antisoviétique, resta en Russie jusqu’à sa mort en 1988. 

Les premiers mots d’Ezio Mauro sont ceux que l’on emploie lors de funérailles : « c’est un triste jour pour nous, pour l’Italie ». Mais chez lui le besoin de comprendre, d’analyser, d’évoquer le passé pour imaginer des perspectives l’emporte rapidement sur l’abattement. 

Entretien avec Ezio Mauro

Dans quel état se trouve le pays ? Quels premiers enseignements tirez-vous de cette situation inédite ?

L’Italie est engagée dans un changement qu’elle n’a pas connu depuis des décennies et dont les Italiens n’ont peut-être pas conscience. Il ne faut pas se limiter au constat qu’une grande partie du parlement est désormais l’apanage de la droite et que le gouvernement du pays sera certainement, d’ici peu, dans les mains de Giorgia Meloni. Il est question d’un changement plus fondamental. L’objectif de Fratelli d’Italia est de modifier la constitution et Meloni mettra tout en œuvre pour arriver à ses fins. Avec les résultats de ces élections se clôt donc un moment de notre histoire. L’antifascisme a été la culture de référence de la République née de la Résistance. Aujourd’hui, se rompt un lien qui a régi, contre vents et marées, la vie publique italienne de la Libération à ce mois de septembre 2022. Le lien avec le cœur de la Résistance nationale qu’il y a eu dans notre pays. Grâce à elle, le retour de la démocratie n’a pas été un projet octroyé par les alliés qui ont libéré la péninsule, mais bien la conséquence d’une reconquête par une opposition nationale, armée, spontanée, autonome, à la dictature. Là se trouve le fondement moral de la démocratie reconquise. Ce noyau originel est présent dans la constitution et dans les institutions, et donc dans la République. C’est ce lien qui aujourd’hui va se rompre. C’est à cet endroit que se situe le véritable changement historique. Nous pourrions dire que la République née après la Libération avec la chute de la dictature prend véritablement fin avec le résultat des élections. Une nouvelle période s’ouvre dans laquelle la culture républicaine de référence n’existe plus, où la constitution sera modifiée : nous entrons dans un territoire inconnu. 

La constitution a voulu éviter la présence d’un homme fort au sommet de l’État. Elle a été conçue comme un haut rempart pour protéger la République. Elle a veillé à orchestrer les forces du pouvoir en un savant équilibre pour interdire l’abus de souveraineté. Meloni, à plus d’une reprise, a déclaré qu’elle voulait introduire le présidentialisme. Le présidentialisme est leur cheval de Troie pour changer la constitution. En soi, une organisation de l’État selon un régime présidentiel n’est pas condamnable. La France est un grand pays démocratique. Mais ce système dépend de l’usage qui en est fait, de l’instrumentalisation dont il peut être la victime. 

Selon moi, l’objectif est de traduire dans la constitution l’idée que la droite se fait de la démocratie et de l’exercice du pouvoir, à savoir l’identification entre le leader et le peuple, le refus des conditionnements et des règles pour que l’exercice du pouvoir puisse s’exprimer sans contrainte. Le présidentialisme est à cet égard idéal. Ce projet rencontrera un grand soutien populaire. Meloni dira aux Italiens qu’ainsi ils auront une opportunité supplémentaire d’agir sur leur destin. Le choix du Président de la République qui était l’apanage des élus, de la « caste », sera désormais votre prérogative car je vous fais confiance. Le peuple sera assurément sensible à ce type d’argument. Mais il n’est pas possible d’introduire l’élection du Président de la République sans modifier l’architecture générale du pouvoir. Par conséquent, la fin d’une période historique fondée sur l’antifascisme, le changement de la Constitution, une modification capitale dans l’organisation du pouvoir avec l’élection du Président au suffrage universel, tout cela autorise à affirmer qu’avec l’élection de Meloni il ne s’agit pas seulement de l’arrivée à la tête du gouvernement de la présidente de Fratelli d’Italia, mais d’une prise de pouvoir. Nous restons dans le cadre de la démocratie, mais il y a l’idée de changer de système. Non pas de changer de gouvernement, mais bel et bien de système. C’était l’enjeu de ces élections. Codifier une autre conception de la démocratie. La droite extrême accède au gouvernement à travers des procédures légitimes mais avec la perspective d’incarner un changement de système. 

L’Italie entre dans un territoire inconnu avec à sa tête une personnalité politique qui a choisi la stratégie de l’évitement afin de ne pas s’expliquer sur son parcours politique au sein de mouvements d’extrême droite, le Movimento sociale italiano (MSI) et Alleanza nazionale (AN).

Compte tenu de la nature du lien de la constitution avec l’histoire de notre pays, il est essentiel que Georgia Meloni affirme une position claire sur le fascisme. Jusqu’à présent, elle n’a dit que des choses banales et évidentes. Mais un jugement sur les vingt ans de l’expérience fasciste, elle ne l’a jamais formulé. Pendant plusieurs mois, elle a mis en avant sa jeunesse, en insistant sur le fait qu’elle était née à une telle distance de cette époque qu’il ne pouvait y avoir de lien avec son engagement politique. Elle avait l’âge de raison lorsqu’elle a adhéré au mouvement néo-fasciste ou post-fasciste du MSI. Nous attendons d’elle qu’elle affirme que le fascisme est la négation de la démocratie et qu’elle le refuse dans sa totalité. La phrase de Gianfranco Fini, « le fascisme est le mal absolu », elle ne l’a jamais prononcée. 

Est-ce que la victoire spectaculaire de Fratelli d’Italia est l’expression d’une démocratie en crise ? Est-ce que la population italienne en est venue à douter des valeurs de la démocratie libérale ? 

La démocratie libérale n’est pas attaquée aujourd’hui comme elle le fut dans les années 20 du siècle dernier. Il n’y pas de danger en Italie d’un assaut contre la démocratie comme Mussolini l’avait imaginé, théorisé et réalisé. Aujourd’hui, le concept universel de démocratie est affaibli et apparaissent ceux de démocratie illibérale, de démocratie néo-autoritaire, de démocratie autocratique ou encore de « démocrature » comme l’a défini l’historien Timothy Garton Ash. 
Au centre de chacun de ces nouveaux concepts, nous retrouvons un élément capital, un élément qui répond parfaitement à une attente contemporaine, celui, je l’ai évoqué, d’une identification entre le chef et le peuple, cette identification couronnée et célébrée avec l’élection. L’élection n’est plus un transfert de souveraineté du peuple au politicien élu, mais elle est une forme d’onction sacrée. Par là, le chef devient intouchable. Ni la magistrature, ni la cour constitutionnelle n’y peuvent rien. La règle démocratique de l’équilibre des pouvoirs, la conscience démocratique des limites de l’exercice du pouvoir sont alors considérées des obstacles ou des muselières inutiles. Il est élu alors qu’il dirige, ne cherchons pas à le brider. Le pouvoir a eu l’onction du peuple, laissons-le gouverner, laissons-le exercer sa puissance et son autorité. Vous pourrez le juger lors des prochaines élections. On ne tolère plus la règle, le cadre démocratique, les limites, en un mot Bruxelles qui est considérée par excellence comme la fabrique bureaucratique des règles et des limites. Le pouvoir illibéral dit au citoyen : tu m’as élu, par conséquent, toi et moi ensemble, nous pouvons nous passer des règles. Nous ne faisons qu’un. Cette manière de penser l’exercice du pouvoir rencontre l’esprit du temps. Mais il y a quelque chose de plus subtil encore qu’ajoutent certains opposants à la démocratie libérale : celle-ci est un système qui ne conviendrait qu’aux périodes de bien-être économique et social, de redistribution. La démocratie libérale n’est pas adaptée pour gérer les crises. Ces crises demandent un pouvoir fort. Ces pouvoirs autocratiques qui réapparaissent en Europe, et pas uniquement en Russie, mais bien à l’intérieur de l’Union européenne, ne se contentent pas alors des instruments que la démocratie met à leur disposition. Ils doivent les dépasser. Ils ne se contentent pas du pouvoir qu’ils ont légitimement conquis, ils en veulent plus. Ils finissent par contraindre la magistrature, le parlement et l’exercice démocratique. En un mot, nous vivons un moment crucial dans l’histoire de la démocratie. Comment se comportera Giorgia Meloni ? Nous verrons. Ce que nous savons est qu’Orban s’est réjoui de son élection.

Quelles raisons donnez-vous au succès de cette forme dénaturée de la démocratie libérale ?

Les trois crises conjointes que nous avons vécues : la crise économico-financière, la plus longue depuis un siècle, la crise de la pandémie et la crise de la représentation avec des taux d’abstentions records, élection après élection, laissent à découvert une partie de la population. Le sentiment d’injustice sociale est vif. Lorsque les inégalités sont synonymes d’exclusion s’impose alors un autre récit, celui qui est porté par les partis qui défendent l’autoritarisme : « soit la démocratie vaut pour tous soit quelque chose ne va pas dans son essence ». Le prêche de la démocratie autoritaire fait alors mouche. Elle célèbre le pouvoir dans son expression la plus libre, sans conditionnements. Elle ne valorise pas la compétence ou la connaissance. L’ignorance est même vue comme forme suprême d’innocence. « Je suis ignorant, cela veut dire que je ne fais pas partie de la “caste”, que je viens de la marge. Vous pouvez vous fier à moi car je suis ignorant, je suis intact, je suis innocent ». Mais attention, si dans le même temps, la connaissance, nous ne l’échangeons qu’entre nous, entre nous les privilégiés, entre nous les membres de l’establishment, si nous n’y prenons garde, cette connaissance peut devenir une sorte de bitcoin, une monnaie de réserve, qui ne finit pas dans les poches de tous. Nous risquons de privatiser le savoir, nous le rendons égoïste. Nous ne le distribuons plus. 

Comment définissez-vous le type de populisme que promeut Giorgia Meloni ? 

Tout d’abord sa victoire s’explique en partie par son choix de rester dans l’opposition au cours de la dernière législature. Elle a même osé briser la droite en refusant de soutenir le gouvernement d’unité nationale de Mario Draghi. En étant restée à l’extérieur du gouvernement, Meloni est sortie du lot, du système politique. Elle est même parvenue à apparaître comme une candidate antisystème, ce qu’elle n’est pas. Elle a un pied à l’intérieur du système et un pied à l’extérieur. Ajoutons que son refus de « se bémoliser », d’atténuer l’intensité de son identité d’extrême droite la caractérise plus encore, elle en fait une force. Rester à l’écart lui a été très utile. 

L’« anormalité » de Trump, sa manière de parler des femmes, ses attitudes, sa coiffure, tout cela en faisait un « irrégulier », un outsider. Né dans l’establishment bien sûr, un milliardaire, mais cela passait au second plan. Les couches les plus populaires de la société ont eu confiance en lui. Lors de son premier discours après la victoire, il n’a remercié son parti à aucun moment, il n’a pas remercié Wall Street, il n’a pas remercié l’establishment, non, il a remercié l’électeur inconnu, l’homme oublié. D’une certaine manière, il lui a dit : toi, demain, tu viens avec moi à la Maison Blanche. Personne ne s’était exprimé ainsi avant lui. Il a donné à cet homme inconnu ou oublié un signe de reconnaissance. Il a reconnu ce « forgotten man » et celui-ci l’a suivi. 

Dans le cas de Meloni, il y a une force politique, une force culturelle au « je suis comme vous », « je suis une femme du peuple, ma biographie en témoigne », « je ne fais pas partie de leur jeu ». À ce stade, même ce lien incertain avec le fascisme lui donne un caractère non conforme qui rassure et encourage ceux qui veulent donner un coup de pied dans l’establishment et au système. 

Ce fut l’ultime combat de Silvio Berlusconi. Et il a lieu au moment où arrive Meloni au pouvoir. Il est celui qui a détruit, saccagé, le système. C’est la fin d’un cycle de près de trente ans qui accouche en 2022 du néofascisme à la tête de l’Italie. 

Berlusconi et Meloni sont l’alpha et l’oméga de la transformation de l’Italie. C’est Berlusconi qui a ouvert la boîte de Pandore. Ce n’est pas un hasard s’il n’a jamais demandé la moindre explication sur la relation au fascisme d’Alleanza nazionale, il ne voulait que le vote de ses électeurs. Il les a pris comme ils étaient sans se soucier de défaire le nœud avec ce passé, sans leur demander de rompre, ni même de faire un pas de côté, le lien de ce parti avec le fascisme. Aujourd’hui, il voit Meloni, avec laquelle il est théoriquement allié, comme celle qui l’a détrôné, renversé. Cette droite en a fini avec Berlusconi. Elle n’a plus besoin de lui. 

Est-ce que Giorgia Meloni défend avant tout une forme de repli identitaire ou y a-t-il chez elle une volonté de croisade, une aspiration à changer en profondeur le système des valeurs et l’organisation de la société ?

C’est un mixte de trois éléments. Elle exploite le sentiment de certains d’être assiégé par le monde extérieur. La globalisation fait peur. Il y a l’angoisse de la perte de l’identité, le désarroi face à la disparition d’une communauté dans laquelle les besoins individuels correspondaient à ceux des autres membres de celle-ci, le sentiment d’un isolement progressif. Cela vaut en particulier pour la partie de la population la plus exposée, la moins protégée. Des personnes âgées qui vivent seules, qui ne dialoguent qu’avec la télévision dans leur solitude, et qui voient peut-être, dans les parcs publics où jouent leurs petits-enfants, des migrants qui génèrent un sentiment d’insécurité qu’insuffle et nourrit les marchands de la peur de la classe politique. À ces personnes on ne dit pas les chiffres réels de l’immigration, le fait notamment que le marché du travail demande des personnes disposées à faire certains travaux dont les Italiens ne veulent pas, le fait que ces personnes peuvent être intégrées, apprennent l’italien, le fait que notre humanité se doit d’accueillir ceux qui souffrent et viennent d’ailleurs et qu’il en va de notre morale face à la tragédie de ceux qui quittent leur pays pour l’Europe, en prenant des risques énormes pour donner à leurs enfants une rive où se trouve la liberté, une rive pour leur avenir. Telle a été la civilisation italienne de nos pères et de nos mères. Et tout cela se défait aujourd’hui, tout cela s’épuise. Il y a donc dans le vote pour Fratelli d’Italia cette peur de la mondialisation. Et le nationalisme l’utilise. Le nationalisme est à la fois l’agent de cette peur et l’horizon de cette peur. Et il se présente comme une solution. « Pensons à nous », « protégeons les Italiens », « les Italiens d’abord »… Une attitude de fermeture au monde et une crainte face à l’Europe. 

Ensuite, il y a la défense de valeurs qui seraient menacées aujourd’hui, comme la famille traditionnelle, par des changements sociaux et culturels. La gauche n’a pas su faire le travail nécessaire pour expliquer à tous que les droits octroyés à certains, aux minorités, ne bénéficient pas qu’à celles-ci mais profitent à toute la communauté. Ainsi c’est la communauté dans sa globalité qui s’enrichit. Ces droits créent une société plus libre, plus ouverte, plus démocratique. Ils valent pour celui qui est gay, pour celui qui a quitté l’Afrique pour l’Italie, pour celui qui bénéfice d’une éducation gratuite qu’il n’aurait pas reçue dans son pays. Et c’est toute la communauté, j’insiste, qui ainsi s’enrichit. Tout ce travail d’explication a été mal fait et n’a pas été entendu. Face à cela il y a une poussée forte, et même agressive, de la défense des valeurs traditionnelles. La droite de Fratelli d’Italia est alors considérée comme une forteresse dans laquelle il est possible de s’abriter. 
Pour ce qui est du droit à l’avortement dont certains redoutent la suspension, Meloni ne l’attaquera sans doute pas en soi, mais en rendant le chemin plus douloureux. Nous avons en tête l’écoute du battement de cœur du fœtus qu’impose Orban depuis quelques jours aux femmes qui décident d’avorter, à des femmes qui, par le choix qu’elles font, traversent un moment extrêmement difficile. Orban considère qu’une femme avorte avec légèreté et qu’il faut donc lui imposer cette torture dans le processus qui l’amène à prendre sa décision. 

Le troisième élément est plus agressif encore. Le modèle démocratique que défend Meloni a besoin de transformer ses adversaires politiques en ennemis. C’est une caractéristique du populisme. Pour Meloni, la question sera donc non seulement de réussir à gouverner avec des alliés en crise, La Lega et Forza Italia, mais de choisir ses ennemis. Pour le moment, il y a un ennemi fantasmatique qui s’impose, comme à tous les partis d’extrême droite du continent, c’est l’Union européenne. L’Union européenne qui signifie pour Meloni, comme pour tous les souverainistes, perte de souveraineté, construction d’un ordre international, etc. Je ne sais si Meloni se rend compte qu’il est extrêmement difficile de se prétendre atlantiste – il n’y a pas de raison de douter à ce stade de son engagement en faveur de l’OTAN ainsi que de son soutien à l’Ukraine, malgré des partenaires dans sa coalition qui sont sur une ligne opposée – et d’être en même temps anti-UE et nationaliste. Tout cela manque de cohérence et engendrera certainement des difficultés. 

Marine Le Pen prétend que si elle arrive au pouvoir en France, elle fera son possible pour transformer le projet européen avec des alliés, sur le continent, qui partagent les mêmes théories nationalistes et souverainistes. Est-ce que Giorgia Meloni a la même ambition ?

Absolument. N’oublions pas qu’elle possède déjà un levier puisqu’elle existe politiquement au Parlement européen en tant que présidente du Parti des conservateurs et réformistes européens depuis septembre 2020. Elle aura plus de poids encore après son succès aux élections du 25 septembre. 
Elle est à la croisée des chemins. Au pouvoir, sera-t-elle conservatrice ou réactionnaire ? Ce sont deux voies différentes. Elles ont certes des éléments communs, et certains élus conservateurs sont des réactionnaires. Mais l’identité d’un homme ou d’une femme politique, surtout d’un point de vue culturel, détermine les choix principaux qui seront faits par la suite. Le choix d’une politique conservatrice implique aussi des obligations. En France, les grands chefs conservateurs se sont toujours refusés à toute alliance avec Le Pen malgré des défaites électorales annoncées. Être conservateur implique un engagement républicain. Sa décision sera donc riche d’enseignements. 

Meloni n’a jamais évoqué une éventuelle sortie de l’Italie de l’Union européenne ?

Depuis qu’elle est la responsable d’un parti, elle s’est gardée de parler de cette éventualité. 
Je crois que le risque est ailleurs. L’Italie pourrait prochainement être, parmi les pays méditerranéens, celui d’un nouveau foyer de la contradiction à l’UE. Jusqu’à présent, il est à l’Est, c’est le groupe de Visegrad. Nous pourrions devenir, au cœur des pays fondateurs, l’opposant principal au projet européen actuel. Nous pourrions démultiplier les attaques qu’Orban et PiS en Pologne portent aujourd’hui contre Bruxelles. Ce serait un changement de perspective considérable. 
Les Américains se contenteront certainement d’une confirmation de l’engagement de l’Italie au sein de l’OTAN et de l’assurance que les marchés ne seront pas mis sous pression grâce à une forme de continuité avec ce qu’a apporté Mario Draghi. Ils resteront largement insensibles aux questions politiques et culturelles. Alors que pour les Européens, ce sera très différent. Si l’attaque verbale de l’UE se poursuit et s’il y a des inquiétudes sur des questions telles que la liberté, les droits et la presse, une véritable opposition de Bruxelles et Strasbourg aura lieu.

Qu’est-ce qui définit l’Europe occidentale ? Elle est la terre de la démocratie des droits et de la démocratie des institutions. Si ces principes sont remis en question alors nous ne sommes plus rien, nous ne sommes qu’un détail géographique, nous ne sommes rien d’autre. Je veux que mes enfants et petits-enfants grandissent dans la culture occidentale, dans un pays qui sait qu’il appartient à un système de valeurs démocratiques et qui le défend. En ce sens, Meloni est « a-occidentale ». 

Il nous faut parler de la gauche dans ce contexte. De Walter Veltroni en 2007 à Enrico Letta qui vient d’annoncer qu’il ne briguera pas un nouveau mandat de secrétaire à la tête du Parti démocrate. Cette formation de gauche, centrale dans la vie politique italienne, aura connu huit dirigeants en quinze ans d’existence. Qu’est-ce qui ne vas pas dans ce parti qui risque aujourd’hui, après les résultats du 25 septembre, une scission qui le ferait sans doute disparaître ?

Paradoxalement, nous pourrions dire que les deux partis de gauche les plus importants depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ont vécu pour l’un trop longtemps et pour l’autre trop peu. Tout d’abord, rappelons que le Parti communiste italien a mis en question son nom et son identité une minute après la Chute du mur de Berlin. Il aurait abordé ces questions essentielles une minute avant la Chute, nous aurions pu dire qu’il était plus que temps mais que moralement le parti était à peu près sauf. Malheureusement, il l’a fait une minute après. Les débris et la poussière du mur sont restés sur les vestes des membres de la direction du parti. Le nom a été modifié, mais une analyse en profondeur du communisme et de ses travers n’a jamais été engagée. Il le fallait car seul ce travail aurait permis d’entrer dans les profondeurs de cette histoire pour faire la part entre les erreurs et les horreurs du communisme soviétique. Cette démarche introspective aurait permis aussi de souligner les mérites du Parti communiste italien, fautif certes pour être resté sous l’influence du Parti communiste soviétique trop longtemps, mais qui a eu le mérite de la Résistance et le mérite énorme de s’être déclaré défenseur des institutions républicaines pendant la période du terrorisme d’extrême-gauche. 

À la suite de l’assassinat d’Aldo Moro, au printemps 1978, la personnalité la plus douée de la Démocratie chrétienne, après 55 jours d’un enlèvement qui a traumatisé l’Italie, les couleurs de la Démocratie chrétienne et celles du Parti communiste étaient réunies dans l’espace public. Et sans doute que Moro a été tué en partie aussi pour qu’échoue le projet qu’il portait et qui consistait à mener à son terme la démocratie italienne, malgré la guerre froide, malgré le Mur de Berlin. Ses idées étaient sans doute trop novatrices. Moro a voulu accélérer l’histoire. Dans le contexte historique de la guerre froide, il a cherché à emmener le Parti communiste italien au gouvernement en imaginant qu’avec la médiation et la garantie de la Démocratie chrétienne, ce parti de centre droit, en associant donc au plus haut niveau de l’État les forces politiques populaires des deux camps, le Parti communiste aurait levé les dernières ambiguïtés de son rapport avec Moscou afin de permettre à la démocratie italienne de définitivement s’accomplir. Moro a porté ce projet. Il en était aussi le garant auprès des plus réservés, nombreux, les conservateurs, dans son parti. Son ambition lui a valu des ennemis, à droite comme à gauche. Avec l’assassinat de Moro par les Brigades rouges, tout ce processus s’est arrêté. Et il faudra attendre 1989 pour que le PCI commence à régler ses comptes. 

Le Parti socialiste, le PSI, lui, a disparu beaucoup trop tôt avec le scandale de « mani pulite » et Tangentopoli, en 1994, avec la fin politique de Bettino Craxi. Dès lors, au moment où prenait fin le communisme, il a manqué à la gauche italienne le poisson-pilote socialiste, le petit bateau remorqueur qui aurait pu guider le communisme vers la terre du réformisme, sur le territoire de la démocratie sociale. Les deux partis se sont manqués l’un à l’autre. 
Une fusion des socialistes avait été alors engagée avec les « cattolici democratici » qui ont une histoire importante dans ce pays, et dont Romano Prodi est issu, mais qui s’éteint désormais d’un point de vue culturel. Avant de quitter la Démocratie chrétienne, ceux-ci représentaient le courant le plus à gauche de ce parti de droite qui a dominé le pays durant des décennies. Ils ont eu le courage de franchir la ligne de partage qui sépare la droite de la gauche au moment où est née l’alliance des partis réformistes, L’Olivier, avec Romano Prodi, en 1995, puis sont restés de ce côté de l’échiquier politique en participant activement à la création du Parti démocrate, en 2007. Mais cette fusion n’a pas porté de fruits, elle n’a pas offert de passion au pays, elle n’a pas produit une nouvelle classe de dirigeants, elle n’a pas su parler à la jeunesse, elle n’a pas conçu un projet social de référence. 

Quel est aujourd’hui le destin du Parti démocratique ? Il est évident selon moi. Il ne peut pas être le parti de l’establishment. Il doit être celui de cette partie de la population qui a besoin de protection et d’émancipation, tout en défendant l’innovation et le changement. Le changement doit être l’horizon permanent du socialisme. C’est une condamnation merveilleuse, proposer sans cesse le changement au sein de la démocratie. Une aventure culturelle autant que politique consistant à conserver ce qu’il y a de meilleur dans la tradition tout en inventant un avenir, un avenir toujours en mouvement. Tout cela en n’oubliant pas les plus faibles, les plus en demande de protection, de reconnaissance, ceux qui souhaitent qu’on s’adresse à eux. 
Mais avant de leur parler, il faut tout d’abord prendre le temps de les écouter. Cette capacité d’écoute a disparu. Le PD s’est renfermé sur lui-même.
À son crédit, il faut souligner tout de même qu’il a soutenu plusieurs gouvernements. Le PD en a été l’épine dorsale. Mais cette responsabilité dans la conduite du pays ne lui est plus reconnue dans l’électorat. Désormais, faire partie d’un gouvernement signifie appartenir à la « caste ». Le PD n’en a donc tiré aucune reconnaissance, il a même payé pour son attitude responsable. La différence avec Meloni est de ce point de vue éclatante. Mais le problème principal du PD est identitaire. Une phrase du philosophe Norberto Bobbio convient au PD aujourd’hui comme elle convenait au PCI naguère : il doit tout d’abord comprendre sa nature pour résoudre ensuite le problème de son destin. 

L’électorat ne comprend pas ce qu’est le PD. Ce parti risque de projeter l’image d’une indistinction démocratique. Et l’indistinction démocratique ne mobilise pas. Beaucoup d’électeurs qui ont voté PD lors des dernières élections ont voté pour eux-mêmes. Ils votent pour confirmer ce dans quoi ils ont toujours cru. Mais ils considèrent l’instrument, le parti et sa vision, inadéquats, non encore formés, à l’état de chrysalide, dans l’attente d’une éclosion. La question qui se pose désormais est celle-ci : réussira-t-il à fleurir enfin ou va-t-il se faner ? Un des risques est que le parti se divise, une partie rejoignant le Mouvement 5 étoiles dirigé désormais par Giuseppe Conte, l’autre vers les centristes de Matteo Renzi et Carlo Calenda. Ce serait un désastre qui laisserait un champ de ruines. Ce serait la fin d’une aventure qui a recueilli deux traditions importantes, comme nous l’avons dit, pour en donner une expression nouvelle dans le monde actuel. Et il faudrait alors tout recommencer depuis le début. 

En tant qu’homme de gauche, je ne peux pas m’empêcher de me poser la question de savoir si nous vivons actuellement la fin de l’aventure sociale démocrate. Est-ce que notre société n’a vraiment plus besoin de socialisme ? Je n’en suis pas certain. Une pensée socialiste, libre intellectuellement de l’idéologie du passé, européenne, avocate des valeurs occidentales a du sens aujourd’hui encore.

Il me semble que, plus encore que dans d’autres pays européens, il y a en Italie, au sein de la gauche, et pas uniquement parmi les mouvements minoritaires extrémistes, un fort anti-américanisme, ainsi qu’une opposition de principe à l’OTAN. Dans toutes les générations. Chez ceux qui ont milité dans les années 1970 et 1980 au PCI mais aussi parmi les plus jeunes. Est-ce que cette attitude conflictuelle à l’égard des Etats-Unis et l’OTAN a généré, à gauche, une opposition au soutien à l’Ukraine depuis le 24 février ?

Cet anti-américanisme existe. Sans l’ombre d’un doute. Au sein de la gauche, il est très marqué, et une petite partie de la droite partage ce rejet. À gauche, il est souvent surprenant, voire incompréhensible. Si nous croyons dans les valeurs de la démocratie, dans l’égalité entre les hommes et les femmes, dans les droits des minorités, alors il me semble normal que, tout en conservant un regard critique, voire très critique parfois devant des choix impérialistes des États-Unis, nous considérions que nous, européens, partageons avec les Américains une même idée, avec de nombreuses nuances bien sûr, de l’Occident, de la civilisation occidentale. Nous partageons une même communauté de destin. Sans parler du rôle capital des Américains dans la lutte contre le nazisme. 

Cet anti-américanisme de gauche existe et la guerre en Ukraine l’a remis en lumière. C’est incompréhensible que plusieurs figures de la gauche italienne aient tenté de trouver des excuses à l’attitude de la Russie. Qui a été communiste, qui a cru dans certains idéaux, devrait voir combien Poutine porte atteinte à cet idéal. Il devrait être clair pour tous que ce qui obsède Poutine, de la Rus’ de Kiev aux princes de Moscou, des trois siècles des Romanov au Politburo, c’est le pouvoir. Ne pas le voir, alors qu’on se prétend de gauche est révoltant. Et cet anti-américanisme se nourrit aussi de pacifisme. Il y a dans le pacifisme des énergies intellectuellement et culturellement positives. Ce n’est pas rien de croire dans la paix. Il ne s’agit pas d’insulter les pacifistes et de leur dire qu’ils se trompent sur tout. Pensons à Gino Strada, le fondateur de l’ONG Emergency, qui est décédé l’année dernière. Son livre posthume Una persona alla volta a un succès extraordinaire. C’est un livre remarquable qui évoque, à travers récits et réflexions sur son action de chirurgien dans des pays en guerre, une vision du monde pacifiste, une espérance d’un monde gagné par la paix. Cette énergie, je la salue. 
Beaucoup de grands-parents et de parents ne veulent pas entendre parler d’un retour de la guerre en Europe qui pourrait toucher leurs enfants ou petits-enfants. Les jeunes qui ont grandi avec l’idée d’Erasmus, qui n’ont pas connu les frontières entre les pays européens, qu’est-ce que signifie la guerre dans leur vie ? Ils n’ont connu que la paix, pas même la guerre froide. D’ailleurs, nous avons donné un nom à cette époque – la guerre froide – mais pas aux trente années qui ont suivi et dans lesquelles cette jeunesse a grandi. C’est troublant. Comme si une si longue période de paix allait de soi. Donc beaucoup de jeunes gens ne veulent simplement pas de cette guerre. Mais lorsque cette aspiration à la paix empêche de discerner entre l’agresseur et l’agressé, l’alarme doit se faire entendre. Cela veut dire que l’idéologie l’emporte, que l’aspiration à la paix s’est transformée en idéologie, que celle-ci est plus forte que la réalité des faits. 

Personnes de bon sens, et plus encore si nous sommes de gauche, nous devons être du côté des agressés, des faibles, et nous devons restaurer les principes de la liberté des peuples, du droit des nations, de l’autodétermination des nations, car ce sont des principes sur lesquels nous vivons et pour lesquels précisément meurent les Ukrainiens. C’est tellement évident que c’est révoltant qu’il y ait, parfois, à gauche un tel décalage qui peut même aboutir à des formulations abominables comme celle qui sous-entend que les Ukrainiens prolongent la guerre en se défendant. Alors je leur demande : « que ferais-tu dans ta maison si tu étais agressé ? ».

Le socialiste Filippo Turati l’a dit dans un tout autre contexte. En 1922, il déclara que lorsqu’une personne dans la rue exige ton portefeuille, ton premier objectif doit être de la désarmer et donc de te libérer de la menace pour retrouver ta liberté. 

L’intérêt des Italiens aujourd’hui pour ce qui se passe en Ukraine est principalement motivé par leur angoisse, moins par solidarité. Ils ont peur des conséquences que cette guerre génère en Italie, avant tout au niveau économique. Je pense que le jugement est encore majoritairement négatif à l’endroit de Poutine et l’armée russe, mais il est progressivement en train de s’effiler, comme si l’indignation avait une date limite. Comme pour les yaourts. Ils font ce raisonnement : il y a l’invasion, ils y sont fermement opposés. Il y a la guerre, elle oppose deux pays. S’instaure alors le sentiment qu’ils sont plus ou moins équivalents. L’indignation s’épuise.

Diriez-vous qu’en Italie le berlusconisme a eu, entre autres effets désastreux, une dévaluation de la vérité et qu’il a par conséquent favorisé le développement de vérités alternatives ? 

En tant que constructeur ou producteur de l’imaginaire, il a agi à la frontière de la réalité et de la représentation fallacieuse. Berlusconi a été le patron de la construction, non exclusivement symbolique, du monde imaginaire de très nombreux Italiens. Comme propriétaire de trois télévisions privées dont il n’a jamais voulu s’éloigner malgré ses fonctions politiques et gouvernementales, une anomalie que les libéraux italiens ont jugé sans importance, et comme patron de fait de la télévision publique, à l’instar des autres gouvernements, de droite comme de gauche, qui le furent avant lui. C’est en cela que Berlusconi avait en main l’imaginaire, à savoir l’interprétation et la représentation de la réalité des Italiens. 

N’oublions pas que le pouvoir est par définition la seule instance autorisée à interpréter la réalité. Pensons à ce qui s’est passé avec le Covid-19. Nous regardions dans les yeux le pouvoir et lui demandions « que doit-on faire ? », « dis-nous comment je dois me comporter », « donne-moi une idée de l’importance du danger ? ». Le pouvoir a eu une autorité au cours de ces deux années qui lui est accordée depuis des siècles : l’interprétation des phénomènes. Le pouvoir en ce sens est presque spirituel, il est métapolitique. Nous évoquons ici des événements survenus en période de crise et d’urgence bien sûr. Mais Berlusconi a exploité ce pouvoir en des temps qui n’avaient aucun caractère d’urgence. Son but a été d’exploiter son usine à imaginaire en produisant des « vérités ». 

Est-ce que la vie politique italienne serait différente aujourd’hui si les médias sociaux n’existaient pas ?

Je me pose cette question depuis longtemps. D’un côté, nous, journalistes, qui vivons en permanence avec les informations, nous observons l’omnipotence de cet instrument qui garantit la contemporanéité, l’universalité et l’ubiquité du flux des informations. C’est le rêve de tout journaliste d’avoir cette extraordinaire facilité d’accès aux informations, faculté qui a d’ailleurs ébranlé en profondeur ce métier. Mais au moment où les réseaux sociaux détruisent la chaire du haut de laquelle les journalistes s’exprimaient – et je n’ai aucun problème avec le fait que cette position de domination soit contestée, que s’impose l’horizontalité qui permet à une personne inconnue de pointer des erreurs commises par d’autres qui ont accès aux débats publics, bien au contraire –, le risque est que s’impose l’opinion non-structurée en lieu et place de la pensée, que disparaissent les conditions minimales à la construction de l’opinion publique. Nous assistons à l’explosion du nombre d’opinions privées et à la disparition de l’opinion publique. C’est une tragédie. Nous avons remplacé l’opinion publique par le sens commun. Mais alors que l’opinion publique est détachée du pouvoir, le regarde, le juge, le critique, parfois y adhère, le sens commun est la production privilégiée du pouvoir. Il le définit et le détermine. Et il en est l’interprète principal. Nous sommes donc passés d’un instrument fondamental de la démocratie, l’opinion publique, au sens commun qui est influencé ou manipulé par le pouvoir. 

Ajoutons que la droite et les mouvements souverainistes et identitaires les plus engagés sont très efficaces sur les réseaux sociaux, bien plus que la gauche. Je prends un exemple. Si je poste un éditorial de La Repubblica, il y avait par le passé environ 70% de commentaires au contenu de gauche, pour le dire rapidement, 20% de droite et 10% à la couleur politique indistincte. Aujourd’hui, ce sont pour 80% des messages de droite. Le flux s’est complètement renversé. Les réactions sur les réseaux sociaux sont désormais beaucoup plus réactives, beaucoup plus agressives, beaucoup plus soudées ou homogènes, et plus ou moins disent les mêmes choses. Il y a un sentiment commun. À gauche, il n’y a rien de tout cela, en tous cas pas dans ces proportions. Je m’en suis aperçu il y a plus d’une année. Une inversion dans le flux des médias sociaux en Italie. C’est une expérience personnelle. Je n’ai pas d’analyses scientifiques qui étaient cette observation. 

Plutôt que d’entreprendre le travail d’introspection et de réflexion nécessaire à un sursaut, voire à sa survie, est-ce que la gauche ne risque pas de faire le pari de la défaite de Meloni, d’une catastrophe, pour rebondir électoralement ? Ce serait le cas, cela me semblerait dangereux. Il y a des partis qui, une fois au pouvoir, s’y maintiennent pour plusieurs mandats, pensons à PiS en Pologne ou Fidesz en Hongrie.

Un des points faibles de Meloni est qu’elle ne possède pas auprès d’elle de classe dirigeante de haut calibre. Son parti a présenté des candidats lors d’élections municipales à Rome et à Milan qui se sont avérés improbables. C’est objectif, ce n’est pas un jugement politique. Comme sa victoire aux élections parlementaires est une victoire annoncée depuis longtemps par les sondages, Meloni a sans doute eu le temps de préparer un projet de gouvernement. Nous allons voir si, au-delà de la répartition entre les partis – et sa victoire extrêmement nette sur les deux autres chefs de la coalition, Berlusconi et Salvini sont désormais réduits à être des valets, lui permettra une marge de manœuvre beaucoup plus importante –, une nouvelle classe dirigeante va voir le jour. Aura-t-elle la volonté, l’ambition et la capacité d’aller chercher des ministres et des collaborateurs en dehors de son monde, d’aller chercher l’énergie intellectuelle ou les compétences reconnues au-delà de son parti ? 

Par ailleurs, passer de l’opposition au gouvernement est très difficile. De plus, Meloni s’apprête à mener le pays dans un des pires moments de crise de son histoire. C’est une aventure qui inquiéterait quelque nouveau président du Conseil que ce soit. Beaucoup dépendra du type d’accord qu’elle trouvera avec l’Europe. Gardons en tête que le sentiment des Italiens à l’égard de l’Europe a quelque peu changé. Ils ont été très favorables à l’Europe jusqu’au début du XXIème siècle. Puis un sentiment négatif s’est développé, un rejet marqué dans certains milieux. Mais récemment, il faut le souligner, avec le Recovery Fund, les Italiens ont compris que l’Europe n’était pas une marâtre, mais une mère protectrice, que l’Europe offre des solutions aux problèmes et ne crée pas des problèmes. 

Pour ce qui est de la gauche, elle retrouve une situation qu’elle a connue avec Berlusconi. Si tu critiques, tu es considéré comme un ennemi de la patrie, un ennemi de l’Italie, tu es attaqué car tu espères le pire. Moi je n’espère pas le pire. Je veux croire que le pire n’arrivera pas. À Meloni est confiée une démocratie qui a mille difficultés, mais qui nous a garanti la liberté. Je veux qu’elle nous la rende dans l’état dans lequel elle l’a reçue. C’est une démocratie qui a connu de grandes crises. Mais nous sommes une démocratie dans laquelle nous sommes libres de faire nos choix. Meloni est tout à fait légitime dans ses fonctions après avoir gagné ces élections, mais elle a le devoir de protéger cette qualité propre à la vie démocratique.

Pour conclure, comment jugez-vous l’attitude des Italiens dans leur globalité à l’égard des extrêmes qui ont façonné la vie politique nationale au cours du siècle dernier ? 

La culture libérale italienne n’a pas exigé de la droite ce qu’elle a exigé de la gauche. Un quotidien comme Il Corriere della Sera et d’autres journaux de la bourgeoisie ont exigé du PCI des clarifications sur les relations entre le communisme et l’État soviétique. Cela a permis une action pédagogique utile en profondeur. À droite, il n’y a rien eu de comparable par rapport au fascisme. Rien. Au contraire, disons qu’au cours des trente dernières années, la culture bourgeoise italienne, la culture hégémonique, a eu une intonation révisionniste par rapport au fascisme. Elle a attaqué constamment l’antifascisme en affirmant qu’il s’agissait d’une construction idéologique artificielle au service du PCI. Elle a ainsi dévalué l’antifascisme et dans le même temps banalisé le fascisme. Dans ces conditions, l’arrivée au pouvoir de Meloni n’est pas une surprise.

3 Commentaires

  1. Bizarre , ce retard a faire paraitre le commentaire érudit et critique du 12 octobre de Philippe ( un ami cela va sans dire ) alors que le commentaire copié-collé du 16 octobre de l’antifasciste DOP ( dénomination d’origine protégée comme pour les petits vins ) qui fait du Ezio Mauro tout craché lui est paru sans tarder .
    Censure où te caches tu ?

  2. Je me permets dans le contexte de l’entretien de Ezio Mauro, de son analyse si lucide et profonde des jours tristes « pour nous, pour l’Italie » de reproduire part du discours de son président pro tempore Liliana Segre au Sénat de la République.
    C’est un témoignage fort, mémorable en tant qu’appel à la mémoire historique et collective, à quelque jour du centenaire de la Marche sur Rome, au même moment, ironie de l’histoire, de l’entrée et de la prise du pouvoir su Sénat de Ignazio La Russe, cofondateur avec la Meloni du partit post-fasciste Fratelli d’Italia.
    Le haut discours de la sénatrice Segre n’est pas un passage de consignes, mais l’affirmation précieuse de la valeur de la Constitution comme défense de la liberté et des droits collectifs et individuels, celle-là même pour laquelle les Ukrainiens se battent et meurent. Le message de la sénatrice rappelle à tous le sacrifice de Giacomo Matteotti pour la liberté, les déportés et les morts de la Shoah, les 100 000 morts tombés pour la libération du totalitarisme nazi-fasciste.
    Il l’a fait au moment même où un post-fasciste accédait à la seconde position de l’Etat, il l’a fait une énième fois en affirmant la rupture totale et définitive avec les puissances subversives qui ont signé et saigné l’histoire italienne.
    Je reprends ce texte du journal de Ezio Mauro, La Répubblica :

    « Aujourd’hui, je suis particulièrement excitée devant le rôle que le destin me réserve ce jour-ci.
    En ce mois d’octobre, lorsque tombe le centenaire de la Marche sur Rome, qui a commencé la dictature fasciste, c’est à quelqu’un comme moi d’assumer momentanément la présidence de ce temple de la démocratie qu’est le Sénat de la République.
    Et la valeur symbolique de cette circonstance aléatoire est amplifiée dans mon esprit parce que, voyez-vous, à mon époque, l’école a commencé en octobre; et il m’est impossible de ne pas ressentir une sorte de vertige en me rappelant que la même petite fille qui, un jour comme celui-ci en 1938, déconsolée et perdue, a été forcée par des lois racistes de laisser son bureau d’école primaire vide, aujourd’hui est pour un sort étrange même sur le banc le plus prestigieux du Sénat!
    Le nouveau Sénat
    Le Sénat de la dix-neuvième législature est une institution profondément renouvelée, non seulement dans l’équilibre politique et dans le peuple des élus, non seulement parce que pour la première fois des jeunes de 18 à 25 ans ont pu voter pour cette Assemblée, mais surtout parce que pour la première fois les élus sont réduits à 200.
    Appartenir à une assemblée aussi raréfiée ne peut qu’accroître en chacun de nous la conscience que le pays nous regarde, que nos responsabilités sont grandes mais en même temps de grandes opportunités de donner l’exemple.

    [La sénatrice souligne ici cette raréfaction des élus comme le plus grand danger de la représentation politique au profit d’un pouvoir directe avec le peuple. C’est d’ailleurs le sens profond d’un changement de système qui a été aussi souligné par Ezio Mauro]

    La Constitution républicaine
    En Italie, le principal point d’ancrage autour duquel l’unité de notre peuple doit se manifester est la Constitution républicaine, qui, comme l’a dit Piero Calamandrei, n’est pas un morceau de papier, mais le témoignage de 100 000 morts tombés dans la longue lutte pour la liberté; une lutte qui n’a pas commencé en septembre 1943 mais qui, idéalement, a vu Giacomo Matteotti comme leader.
    Le peuple italien a toujours montré un grand attachement à sa Constitution, il l’a toujours ressenti comme un ami.
    À chaque fois qu’on leur a demandé, les citoyens ont toujours choisi de le défendre, parce qu’ils se sont sentis défendus par elle.
    Et même lorsque le Parlement n’a pas été en mesure de répondre à la demande d’intervention sur des règlements qui ne sont pas conformes aux principes constitutionnels – et malheureusement cela s’est souvent produit – notre Charte fondamentale a tout de même permis à la Cour constitutionnelle et au pouvoir judiciaire d’effectuer un travail précieux d’application jurisprudentielle, en faisant toujours évoluer le droit. »

  3. Vaste fumisterie d’un intellectuel qui ne veut pas comprendre le ras-le-bol des Italiens . Ce débat fascisme-gauche est obsolète , désuet Il y a eu un glissement vers le bi-polarisme dès 1983 quand la Democratie Chretienne a perdu 6% , puis 9 ans de flottements couronnés par la chute de la Lire en 1992. Dès que l’ Italie a voulu rentrer dans le Systeme Monétaire Européen elle a été punie et ses citoyens-épargnants en tete . L’Etat est fort couteux mais ne produit que gaspillage, inefficacité , bureaucratie étriquée , faiblesse culturelle . Ce n’est ni de gauche ni de droite que de constater que l’Etat en Italie est obèse , inefficace et cela se traduit par la fuite des Italiens face à tout ce qui se pare de la pompe gauchisante . La  » spocchia  » , le dédain, de la gauche officielle dont Messieurs Mauro, Scalfari , Gino Strada , Madame Gruber etc…sont les hérauts est devenue ridicule. Cessez d’hurler au fascisme , quant votre propre réseau télévisuel -la RAI – ne fait que singer la débilité des programmes de Berlusconi-Mediaset . La gauche en 60 ans n’a rien fait pour rendre l’ Etat efficace . Ni la droite d’ailleurs , mais quand on a la prétention d’etre presque aussi intelligents que des Français, il faudrait le démontrer avec des faits . Quand à Alleanza Nazionale , son precedent dirigeant Gianfranco Fini etait plus-que-parfait comme européen BCBG . Le fascisme n’est pas chez Giorgia Meloni , pour laquelle vous préparez un procès d’intention si elle faisait passer la Constitution du systéme parlementaire actuel vers le modèle présidentiel . C’est pourtant ce qu’a réussit a faire De Gaulle qui n’était pas fasciste bien au contraire . Analyser l’ italie par le seul prisme anti-fasciste / fasciste c’est du simplisme pour adolescents attardés. Nous avons une bipolarité nette ( 5 Stelle-PD / Berlusconi-Lega-Meloni ) ou chaque pole a son centre et aussi son mouvement de protestation-populiste .
    En fait ce que Mr Mauro et la gauche désire très discrètement c’est que l’Italie reste faible , avec 67 gouvernement depuis 1946 . Pourquoi l’Italie devrait rester faible, désorganisée , soumise à l’ Allemagne et a la France ? Toutes les grandes  » réformes  » économiques et sociales depuis 1992 sont du pur libéralisme et n’ont produit que des désastres
    Legge Bancaria 1993 TUB selon le modèle USA : les banquiers sans scrupules ont pu tromper leurs épargnants – Plus personne ne veut placer son capital en Italie . Sacré réussite non ? Les NPL ( non performing loans) valent 200 milliards, et comment ont ils été accordés ?
    Legge Treu 1997 ; le droit social a été massacré ; pas mal la gauche ….
    Legge Moratti 2003 ; l’enseignement fait de la peine , les Italiens diplomés émigrent .
    Jobs act 2015 ; encore moins de droits pour les employés , votée sous un gouvernement dit de  » gauche  » ….
    Vous pourriez donc vous soucier du problème de la base qui est de moins en moins payée , un ingénieur en Italie reçoit 2200 € nets un ouvrier 1300 € et ils vont forcément quitter le Partito Democratico qui a toujours voté ces  » réformes  » contre les classes populaires . La base a voté Meloni parce qu’elle n’a pas encore trahi ses électeurs . Mais si vous Mr Mauro vous réussissez à la faire tomber pour un soi-disant danger fasciste sachez que la réaction populaire- populiste vous l’aurez provoqué .