Je garde toujours intact, vivant en moi, le souvenir de ma première rencontre avec Édouard Glissant. C’est au début de l’année 2005, un soir de janvier, à la galerie Léo Scheer, rue de Verneuil, à Paris. Vêtu d’un chapeau noir, avec une veste noire sur une chemise rouge, Glissant est l’invité d’un débat philosophique. Sa voix est douce, presque chantante, ses mots profonds, puissants, mais immédiatement accessibles, communicatifs. Sans détour, sa pensée pointe au vif et donne le sentiment du mouvement, dans une sorte d’élégance qui suit son chemin. J’échange quelques réflexions avec lui, si chaleureux dans le regard qui appelle le partage, la complicité et l’amitié naissante. Pétillement de la rencontre. Merveille du poète qui offre son sourire.
Suivront des moments d’exception aux côtés de l’écrivain, disparu il y a trois ans, le 3 février 2011, à l’âge de 82 ans. Six années de compagnonnage, de fréquentation, depuis les rencontres joyeuses à l’Institut du Tout-monde, qu’il crée et fonde à Paris, jusqu’aux chaos-opéras chez la styliste Agnès B., poésie et musique mêlées, jusqu’aux soirées chez Arturo’s, le café de Soho à New York où Glissant me fait partager sa passion du jazz.
Lire Glissant, s’ouvrir à son oeuvre, romans, poésies, pièces de théâtre, essais littéraires, politiques ou philosophiques, c’est voir le dessin de la terre changer sous nos yeux : les continents dansent en archipels, les pensées se créolisent, le chatoiement du divers surgit dans le renouveau des imaginaires. Oeuvre profonde, subtile, elle nous entraîne dans sa ronde, dans cette explosion d’imaginaire qui s’accorde au tourbillon de la mondialité, lui qui analyse avec justesse les métamorphoses en cours, les rythmes et les énergies nouveaux. Par la puissance de ses idées, à travers les notions d’archipel, de créolisation, de tout-monde, en interrogeant le tremblement, la trace, l’imprévisible, Glissant inspire aujourd’hui aussi bien les créations littéraires et artistiques que les imaginaires politiques et sociaux.
Sa pensée archipélique, c’est le contraire de la vision continentale, de la synthèse despotique. À l’inverse, les écrits de Glissant mesurent l’inexprimable du rapport des cultures entre elles. Penser l’autre suppose la fragilité de sa situation. L’esclave, le métis, la femme insoumise, l’homme révolté, l’écrivain tisseur de langues constituent l’humanité de Glissant. Chaque vie, chaque geste, langues et souffrances, incarnés dans ses personnages : le père Labat, jacobin et corsaire ; Hortense, la bergère avec ses cabris ; Papa Longoué, dans la grande forêt, face à la rivière qui déborde ; Toussaint Louverture, libérateur d’Haïti, que célèbre le poème Les Indes. Tant d’écrits, dans leur vertige, dans leur mêlée de rêves et d’épopées, qui nous font entrer dans la mémoire des humanités. De Soleil de la conscience à Philosophie de la relation, chacun des livres de Glissant introduit au Tout-monde dans la chatoyance du divers, sans réduire l’autre à l’un, en préservant l’incertitude et le tremblement d’un monde en relation.