Dans une passionnante biographie, qui se lit comme un roman, roman de l’existence, roman de la pensée, le philosophe François Noudelmann fait découvrir les multiples vies du grand poète et penseur qu’était Édouard Glissant. Le lecteur apprend ainsi comment l’enfant pauvre de Martinique est devenu l’immense écrivain, également dramaturge, sensible à de multiples formes d’expression artistique, et tout près, plusieurs fois, de recevoir le Nobel de Littérature.

Qu’est-ce qu’une vie ? C’est une somme d’intensités vécues et partagées, nous explique le philosophe François Noudelmann, qui, à travers tant de scènes étonnantes, puissantes, touchantes, rencontre l’homme qui se fait écrivain, l’existence qui tisse la pensée. Car Edouard Glissant, mort à Paris en février 2011, aurait eu quatre-vingt-dix ans cette année. Si ses idées, radicalement novatrices, sont aujourd’hui au centre de nos débats, comme l’opposition entre identité-racine, fixée sur la souche originelle, et identité-relation, ouverte sur la mondialité en transformation, pariant sur l’imprévisible et l’inconnu, L’identité généreuse de Noudelmann revient sur le vif de la vie tumultueuse et palpitante du poète-philosophe des océans et des archipels. A l’image de sa pensée, lumineuse, solaire, Glissant fut, toute sa vie, un homme souriant, généreux, invitant au voyage et à la découverte.

Le destin de l’enfant pauvre, né en Martinique en 1928 se joue lorsqu’il croise la route d’André Breton en exil, fuyant le nazisme et faisant escale à Fort-de-France. Glissant, lui aussi, sera poète. Après des études à la Sorbonne, grâce à une bourse, où il suit avec enchantement les cours de Gaston Bachelard, l’histoire le rattrape : aux côtés notamment d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon, dans la délégation martiniquaise, Edouard Glissant participe au Congrès international des écrivains et artistes noirs de 1956 : débat historique et politique sur la négritude, le marxisme, l’africanisme et l’anticolonialisme. Deux ans plus tard, à l’âge de trente ans, il connaît une première consécration littéraire en recevant le prix Renaudot pour son premier roman, La Lézarde. Mêlant poésies élégiaque et tragique, essais politique et poétique, théâtre et narrations multiples, l’œuvre refuse les cloisonnements, encourage la circulation et les échanges, favorise les dynamiques du récit et de la spéculation.

Sans prédire le futur, Glissant anticipe le devenir du monde, en saisit les potentialités autant que les dangers : le monde tel qu’il est ne peut plus se penser dans la fixité des identités, mais au contraire dans une relation généreuse, c’est-à-dire toujours relancée, avec les différences. «Agis dans ton lieu, pense avec le monde», aime à dire le poète, qui invite chacun à «se créoliser» dans cette ouverture à autrui.

Au plus près de nous, non seulement la France, mais l’Europe elle-même ne prennent pas la mesure du don, de la générosité, dont elles sont le garant au regard du monde. Tant de tensions mènent aux replis sur soi, aux défenses d’identités, régionales ou nationales, dont Glissant nous aide à comprendre le danger, à travers les concepts qu’il a forgés.

Esprit nomade, Africain de cœur, amoureux des arts, Édouard Glissant fut aussi directeur du Courrier de l’Unesco, cofondateur du Parlement des écrivains, à Strasbourg, aux côtés de Salman Rushdie, Jacques Derrida ou Toni Morrison. Il enseigna longtemps aux Etats-Unis, d’abord en Louisiane, puis à New York. Jacques Chirac, alors président de la République, lui confia la conception du projet du Centre national sur la mémoire des esclavages et leur abolition. Eternel explorateur de langues et de cultures, Glissant traverse le monde, de La Havane à Tokyo, transporte avec lui ses paysages, histoires et personnages. «Ses idées inclassables contenaient une intensité de vie», écrit Noudelmann, qui publie aussi L’entretien du monde, les dialogues philosophiques et littéraires qu’il a menés avec Glissant.

Générosité du biographe, qui accompagna Glissant pendant les douze dernières années de sa vie ; il y a les faits qu’il rapporte, et l’enquête menée sur les traces du poète en Martinique, en Louisiane ou à Cuba ; il y a la singularité de son geste : celui qui conduit, ici, François Noudelmann, au terme de l’intense et captivant parcours d’une existence, à écrire qu’«une vie se lit dans les déambulations». Mission réussie pour cette traversée, qui fait découvrir le destin exceptionnel de Glissant en ouvrant aux déambulations, respirations, cris et murmures du poète-philosophe. Quelle est la leçon à retenir de cette vie palpitante ? Malgré les doutes et les obstacles – comme ses petits camarades de classe, Glissant recevait des coups de règle, à l’école, s’il parlait le créole au lieu de la langue de Jules Ferry – la vie offre la possibilité de tracer son propre chemin. «Ne te sers pas du réel pour justifier tes manques», nous dit Glissant, mas «réalise plutôt tes rêves pour mériter ta réalité».