Quelque part en Afrique subsaharienne, le clan Mulongo. On entre dans le roman de Léonora Miano alors que la catastrophe a déjà eu lieu. La catastrophe, c’est le grand incendie, qui trois semaines auparavant a ravagé les cases. Et lorsqu’il s’est agi de se recompter entre soi, on s’est aperçu que douze hommes manquaient : deux anciens et dix jeunes initiés. Dix premiers nés. Les mères des jeunes hommes disparus sont depuis tenues à l’écart, regroupées dans une case commune. Elles ont le droit d’aller puiser l’eau, mais uniquement lorsque les autres femmes du village ne peuvent les croiser. Elles ne doivent pas manger de viande, mais seulement les végétaux qu’elles auront cultivés dans le petit carré qu’on leur a octroyé. Cette mise à l’écart, c’est Ebeise qui l’a suggérée, et le conseil a suivi sa suggestion. Ebeise n’est plus considérée comme une femme, elle est la matrone ménopausée, sa voix compte. Lorsqu’une ombre continue de planer sur la case commune alors que le jour s’est levé, elle y voit le signe que les rêves ont visité « celles dont les fils n’ont pas été retrouvés ». Et elle s’interroge sur le bien-fondé de cette mise à l’écart. De ce repli.
Entrer dans le roman de Léonora Miano, c’est revenir aux temps de la mémoire. Dans les remerciements, en fin d’ouvrage, l’auteur s’explique sur la genèse du roman : un rapport de mission remis à l’UNESCO, intitulé La Mémoire de la capture, démontrait la persistance de la mémoire de la traite négrière dans les récits oraux. Léonora Miano s’est emparée du thème, et a bâti sa fiction. L’Afrique où nous entrons est celle des rites et des mythes, traditionnelle. Le clan Mulongo ne connaît du monde que la brousse qui entoure le village, et le clan voisin des Bwele. Son récit fondateur magnifie la reine Emene, qui a conduit son peuple « de pongo jusqu’à mikondo », c’est-à-dire du nord au sud, après une scission. Ebeise s’en remet souvent à Emene, elle est pour elle un phare de sagesse et de force.
C’est que dans le clan, on a attribué aux femmes un rôle ambivalent : elles n’ont droit à la parole que lorsqu’elles ne peuvent plus êtres mères, mais le pouvoir se transmet par la lignée maternelle ; la polygamie est de rigueur, mais l’époux de basse extraction peut sacrifier sa fortune pour une jeune fille de haute lignée et s’en tenir à une seule épouse. Les femmes, centrales et redoutées, car donnant la vie. Protégées et ostracisées. Lorsque dix fils disparaissent, leurs dix mères ne forment plus « qu’une seule et même personne ». Dans une scène magnifique, au début du roman, on les voit sortir toutes ensemble de leur case commune, enlacées : « Les trois étages de leur coiffure en cascade, multipliés par dix, forment une large corolle, chaque palier évoquant un pétale recourbé ». Elles sont unies par la disparition de leurs fils, mais elles n’envisagent pas forcément la perte sous le même angle : certains étaient des fils aimés, d’autres des enfants nés dans la violence. Les individualités se font jour, tout d’abord, dans l’anonymat. Chaque femme est toutes les femmes du groupe. Puis elles se différencient, et le lecteur apprend leur nom.
Le clan, c’est le groupe. Le rempart premier et ultime. La douleur des dix mères ne doit pas déteindre : « On sait qu’elles ont mal. C’est pour cela que cette maison commune leur a été affectée ». D’ailleurs, dans les usages, le sort des veuves est fixé : elles doivent s’éloigner pour pleurer leur chagrin, et ne revenir au village qu’après un temps donné. Mais « celles dont les fils n’ont pas été retrouvés », comment les qualifier ? Leurs fils sont-ils morts ? Où sont les corps ? Et si les garçons étaient vivants ? La douleur des mères, cette plaie ouverte, ne doit pas peser. Seule la cohérence du clan, dont la devise est « Je suis parce que nous sommes », est à sauver. « Il ne faut pas gémir sur le sort d’un enfant quand on a la chance d’en avoir d’autres, quand on peut encore en mettre au monde ». C’est pour cela, sans doute, que l’on n’est pas parti à la recherche des disparus. Le roman de Léonora Miano est aussi celui de l’apparition de l’individualité. On ne se résigne plus, soudain. On veut savoir, quitte à transgresser les règles immémoriales.
Avec La Saison de l’ombre, on assiste au basculement de l’Histoire africaine. Les temps ne sont pas datés, les régions ne sont pas spécifiées, les mots esclavage et traite ne sont jamais prononcés. Le mystère de la disparition de dix premiers nés, et de l’incendie originel, trouve son explication dans la nouvelle marche du monde, l’appât du gain et la rivalité. Le chef du village, son frère jaloux, le clan Bwele, les Blancs « aux pieds de poules » : le monde s’élargit, et les femmes Mulongo s’étonnent et s’épouvantent de cette découverte/confirmation. « Eyabe n’est pas certaine d’avoir tout saisi. On vient de lui confirmer que, comme elle l’a toujours cru, le monde ne se limite pas aux Mulongo et aux Bwele, même si elle sait que ces derniers sont très nombreux ». Le dessillement des femmes éprouvées passe par le périple. Le monde est vaste et contraire. Le voisin est l’ennemi. On embarque sur un bateau et l’on chante, enchaîné, rasé, tandis que l’on entend le plouf des corps dans l’océan. On était un initié, jeune homme fier et tranquille, on connaissait la force de son esprit. Et voilà que les corps sont forcés, malmenés, entravés. Niés. On n’est plus qu’une force monnayée. L’esprit n’a plus de valeur. Le corps ne compte que s’il résiste.
L’écriture de Léonora Miano, ample, oscille entre conte et épopée. La phrase, poétique, est scandée par un vocabulaire tiré du douala du Cameroun – un glossaire est proposé en fin d’ouvrage – sans que la lecture en soit entravée. La Saison de l’ombre n’est pas un roman qui se lit distraitement. Son rythme, sa lenteur parfois, et la douleur qu’il tisse, requièrent une attention de chaque ligne. Que le prix Femina lui ait été attribué semble une évidence : c’est bien la voix des femmes, leur soumission et leur sursaut, qui courent, là. Femmes intemporelles, ancrées dans leur réalité autochtone mais nées d’une romancière francophone contemporaine ; mères subsahariennes surgies de leur village, mais mues par ce qui nous meut, sous toutes latitudes et en tous siècles : recherche de la vérité sous la fatalité, sursaut devant l’inacceptable accepté, peine et courage. Les douleurs de l’Afrique nous sont données ici littérairement, et dépassent le continent.