Si Jean-Paul Enthoven devait avoir un seul trait commun avec Max Mills, le héros de son dernier roman, ce serait sans doute celui d’en vouloir personnellement aux femmes qui ont éconduit Stendhal, qui ont traité avec mépris ce mage de l’amour. Et c’est en manière de réparation de cette injustice, dont la portée dépasse la littérature, qu’il livre, dans L’hypothèse des sentiments, le portrait et la vie d’un homme dont la lucidité théorique sur les choses amoureuses n’aurait pas été payée en retour, comme ce fut le cas pour Stendhal, de solitude pratique. Max Mills est un stendhalien heureux. Il a les privilèges d’un esprit fort, indépendant et narcissique : une joyeuse sagesse, un magnétisme, des désirs amples et des tristesses brèves. Il est scénariste, c’est-à-dire qu’il « invente des histoires vraies » (p.183) sur le papier comme sur la trame de son destin. Sa religion est celle des « athées de l’amour » (p.284) : beaucoup de plaisir, point d’éternité; de nombreux attachements, point d’unicité; les idées les plus hautes et fantasques, aucune croyance.

Or le voila contraint de se transformer. Elle s’appelle Marion. Elle aurait pu être Audrey Hepbrun. Mélancolique, elle vit dans un palace monégasque avec un personnage bien imaginé : un banquier suisse, baron, devenu fou d’une folie drôle, égyptomaniaque et numérologique, qui pleure comme un enfant après ses excentricités démentes dans des restaurants huppés. Une scène souriante du livre est celle ou il reçoit le rapport d’un détective narrant la liaison entre sa femme et le scénariste. Au lieu de le lire, il en compte les mots.

Car Marion et Max Mills, bien entendu, s’aiment. Le roman n’est la que pour les voir s’aimer. Le rôle de la littérature est de rendre le meilleur du réel. Marion hésite, s’ouvre, se déploie, étonne et fascine son amant.

Celui-ci, d’abord stratège et joueur, sent en lui naitre des pensées étranges. Disons des sentiments. Jean-Paul Enthoven a doublé son roman d’une méditation. A la réalité des « excitants », pour reprendre un mot de Valery, il oppose ce qu’annonce le titre magnifique : l’hypothèse des sentiments. Pour un athée de l’amour, il s’agit d’une conversion. Pour un stratège, c’est soudain aimer son ennemi. Mills s’étonne d’avoir encore des choses à apprendre de la vie. Il se croyait tranquille et libre, le voilà attaché.

On suit cette nouvelle éducation sentimentale avec empathie et bonheur. La narration, qui ne masque ni ses choix ni ses caprices, évolue avec la souplesse d’un serpent qui danse autour de ces êtres vulnérables. Le style, cela va sans dire, est superbe, succulent et élégant, subtil et efficace. Il n’y a que l’extrême fin que l’on pourrait « déplorer », pour cette seule raison qu’il y a un pleur dans le mot. On reste longtemps sous le charme de ces deux-la qui s’aimaient.