Enfin !

Depuis combien de mois n’avait-on pas vu le pavé parisien occupé par des citoyens rassemblés sous les auspices fraternelles de la République et la volonté commune de vivre ensemble? Ils étaient effectivement des dizaines de milliers à s’être donné rendez-vous à travers tout le pays, ce 30 novembre pour « Marcher contre le racisme » à l’appel des grandes organisations antiracistes comme SOS RACISME, la LICRA, la Ligue des droits de l’Homme ou l’UEJF.

Ces cortèges pourraient être banals ; ils ne le sont plus. Leurs slogans sembleraient éculés à force d’avoir été rabâchés, s’ils n’étaient d’une actualité brûlante après des semaines d’anathèmes qui ont visé plus particulièrement la ministre de la justice, Christiane Taubira, qui a été insultée, traitée plus bas que terre, comparée à un primate, accueillie sous des cris de guenons par des militants de la triste Manif pour tous.

Cette mobilisation rassure un peu sur un pays dont on pouvait croire et craindre qu’il soit subitement devenu atone face à la haine.

Elle rassure sans effacer le terrible silence des premiers jours. L’interminable latence pendant laquelle la société s’est tue, l’opinion était muette et les consciences dispersées quand elles n’étaient pas franchement égarées. Il a fallu que le journal Minute, organe décrépit et failli, recèle l’immondice pour en faire sa une et en tirer quelques bénéfices, pour qu’enfin la République se rappelle à la France.

La confusion qui a régné pendant de longues semaines en dit beaucoup sur une société qui vacille entre ses peurs et ses valeurs, son histoire et ses cauchemars.

Les explications sont légions. Comme toujours. Il ne fallait pas donner d’importance à des dérapages. Ne pas faire de publicité, qui à une élue d’extrême droite, qui à des gamins d’Angers manipulés par leurs parents. Et puis « Christiane a l’air si forte » et « Elle n’en a pas besoin » ; de toutes façons « les insultes glissent sur elle » ‒ a-t-on pu entendre ici et là.

Manifestation contre le racisme à Paris, le 30 novembre. Photo: Alexis Duclos
Manifestation contre le racisme à Paris, le 30 novembre. Photo: Alexis Duclos

La vérité c’est que pendant un temps donné Christiane Taubira était seule et que nous étions lâches. La vérité c’est qu’au lieu d’une protestation on a entendu des rires gras et impunis sur des caricatures infamantes. La vérité, c’est que cela durait insidieusement depuis des mois et des mois : les pancartes « retourne sur ton arbre » dans des manifestations, des commentaires par dizaines, pas tous censurés, sous les articles commentant l’avancée du mariage pour tous. La vérité c’est que collectivement nous nous sommes bouchés le nez lorsque déjà la puanteur se répandait dans les rues et sur les réseaux.

La vérité c’est que la garde des sceaux n’avait pas eu le temps de gagner la place Vendôme que déjà le feu était ouvert : sa nomination – elle seule – était pour certains une provocation ! Parlementaire depuis vingt ans, première femme candidate à l’élection présidentielle, auteur de la loi portant commémoration de l’esclavage, il s’est tout de même trouvé un homme politique –  non des moindre pour lancer : « les français ont voté Marine Le Pen et on a Christiane Taubira à la justice ».

Pour affaiblir le gouvernement, on a visé la ministre. Pour disqualifier la ministre on a ciblé la femme. Pour offenser la femme, on a attaqué sa couleur et pour salir sa couleur, on l’a rendue animale. Cette imperturbable régression est le crime odieux qui s’est déroulé sous nos yeux interdits.

Les calomniateurs ne sont pas légion, c’est vrai ; ils sont loin d’être une majorité, c’est certain. Mais ils ont eu libre cours. La question n’est pas tant leur force que notre faiblesse.

© PHILIPPE TRIAY/FRANCE TÉLÉVISIONS Dans le cortège de la Marche contre le racisme à Paris, le 30 novembre 2013
© PHILIPPE TRIAY/FRANCE TÉLÉVISIONS Dans le cortège de la Marche contre le racisme à Paris, le 30 novembre 2013

On ne débat plus, on crache. On ne s’oppose pas, on lynche. Le Président de la République ne peut plus commémorer la grande guerre sans se faire insulter. L’offense est un mode d’expression comme un autre et il se trouve même des journalistes, non des moindres, des intellectuels parmi les plus respectés, des revues parmi les plus branchées pour expliquer doctement que le racisme ne serait plus immonde, qu’il faut l’écouter car il est l’expression d’une « frustration populaire » et que le dénoncer serait ni plus ni moins que dénoncer le peuple.

Nul n’a pris gare à ces signes qui sont autant de marches que nous descendons à revers. Et à y bien regarder, tout se tient.

Le racisme primaire qui vise Christiane Taubira est le prolongement sur sa personne du déferlement haineux qui s’exprime depuis le vote de la loi sur le mariage pour tous. Pour la première fois depuis les années 30, des groupes d’extrême droite ont manifesté devant le parlement. Pour la première fois, les mêmes ont manifesté contre une loi votée, après son entrée en vigueur. Il s’ancre l’idée que le gouvernement serait légal sans être légitime, que les textes qu’il promulgue ne vaudraient pas plus que le papier sur lequel ils sont imprimées car ces lois seraient, particulièrement celle qui a ouvert le mariage à tous les couples, « contre-nature ».

En d’autres termes et même si nul n’affecte de vouloir abolir le régime républicain, c’est  bien la république dans ses fondements, ses principes et jusque dans ses représentants qui est attaquée. L’histoire, certes, est ancienne mais elle ne s’était pas reproduite avec une telle virulence depuis la seconde guerre mondiale. Si les démonstrations auxquelles nous  avons assisté sont primaires, elles tendent vers une construction politique sur laquelle on ne peut pas se tromper et qui est clairement antirépublicaine.

Le plus amusant si ce n’était le plus tragique, c’est que la première visée à savoir la classe politique – Christiane Taubira exceptée – a été la dernière à réagir.

Si ce week-end les associations ont sauvé l’honneur ; si dans la semaine le parti socialiste a fini par tenir meeting à la maison de la Mutualité ; si avant cela le premier ministre s’était finalement résolu à protester contre les attaques subies par sa ministre, n’oublions pas que l’alerte est venue d’un tout petit nombre de personnes dont ce n’est ni le métier, ni l’habitude et même pas le devoir. Rappelons-nous que ce sont des écrivains comme Yann Moix ou Christine Angot, des intellectuels emmenés par Bernard-Henri Lévy qui les premiers se sont élevés et ont fait rempart.

Caroline Fourest, Cindy Léoni, Daniel Lindenberg, Christine Angot, Alexis Lacroix, Christiane Taubira, Bernard-Henri Levy, Maurice Szafran, Patrick Klugman, Karine Tuil et Tahar Ben Jelloun lors du séminaire de mobilisation pour Christiane Taubira organisé par La Règle du jeu le 17 novembre 2013
Caroline Fourest, Cindy Léoni, Daniel Lindenberg, Christine Angot, Alexis Lacroix, Christiane Taubira, Bernard-Henri Levy, Maurice Szafran, Patrick Klugman, Karine Tuil et Tahar Ben Jelloun lors du séminaire de mobilisation pour Christiane Taubira organisé par La Règle du jeu le 17 novembre 2013

Le premier rassemblement, le meeting qui a ouvert la voie aux mobilisations de ces derniers jours, le premier lieu où en public Christiane Taubira s’est vue entourée, adulée et protégée ne s’est pas tenu à l’instigation des collègues de Madame Taubira, ni de ses camarades, ni d’un syndicat. C’était ce regroupement éclectique et baroque, ferme et résolu organisé par La Règle du jeu au Saint-Germain des Près le 17 novembre dernier – avec les potes de SOS RACISME – , qui rassemblait une poignée de personnalités énervées devant à une salle bondée et surchauffée.

Maintenant que l’antiracisme relève la tête, qu’il défile en rangs fournis, que Christiane Taubira se trouve heureusement être la personnalité politique la plus soutenue après avoir été la plus injustement vilipendée, que cette immonde séquence se clôt enfin,  je ne peux chasser de mon esprit l’affreuse question de savoir ce qui se serait passé si à l’instar des partis politiques, des journaux, des organisations syndicales ces quelques intellectuels et leur revue fétiche étaient eux aussi restés silencieux ? A vrai dire, la question est stupide, car à trop s’étonner de l’inaction de tous ceux qui auraient dû agir ou réagir, il ne faudrait pas pour autant se gargariser, s’agissant de La Règle du jeu, de n’avoir rien fait d’autre que de répondre à sa vocation. C’est ma fierté d’en être et ma tristesse, de nous y être sentis, pour un temps au moins, si seuls.

3 Commentaires

  1. Il faut être vigilant, à chaque instant, ne rien laisser passer et hurler notre désapprobation s’il le faut.
    Merci de l’avoir fait.